Juste une fable n° 73

 



 

 

Trope n° 35

 

 



Le laboureur et ses enfants

 

 

Helio Milner

06/05/2017

 



 

 

Un jour de grand vent sur la lande qui la fait paraître encore plus nue qu’elle n’est vraiment,

Un jour qu’on n’aperçoit plus ni les genêts couchés à terre ni les moutons mis à l’abri ni âme qui vive ni qui vole ni qui chante,

Un jour qu’on n’entend que le vent et le ruminement furieux des vagues inlassables

(Se rassemblant, se relâchant, se retirant, se rassemblant encore, se déchaînant et reversant dans un invisible débordement d’écume),

L’enfant arrive en sifflotant sur le chemin comme s’il ignorait le vent.

— Entre vite, lui dis-je en ouvrant la porte sur le vent. Et je lui servis un grand bol de chocolat chaud.

Il s’assied dans la bergère en riant.

Et l’orage vint : du tonnerre, des éclairs ; sursauts et sensations de foudre ; entrechoquements furieux de tous les éléments.

Nous devisons à voix basse, lui dans sa bergère, moi assis en face et mon bureau pas loin et la table où j’ai posé nos tasses et la cheminée où le feu lutte bravement contre le vent.

Et le temps passe.

Il a pris le livre des fables, il le feuillète, et moi je rêve sans mot dire d’un paysage qui serait plus clément : prairies, sous-bois traversés de lumière, champs d’orge et de blé, coteaux des vignes, vallons et buissons, haies remplies d’oiseaux ; animaux bondissant à la lisière de forêts : biches, chevreuils, lièvres ; détalant comme renards et loups ; et mares à têtards car ce sera bientôt le printemps, grenouilles et bœufs lents et lourds, vaches paissant… Et quelque part la fumée de l’humble chaumière – et mon cœur frémit devant ce dessin de l’enfant que je fus, qui n’est pas nous, qui n’est pas lui.

Alors, je chasse la légende, et j’écoute, j’écoute…

Le vent prit possession des combles et les secoua, léchant le parquet du grenier ; et les plafonds en tremblent.

L’enfant relève la tête. Il écoute lui aussi comme s’il entendait le vent pour la première fois…

Son visage est devenu un peu grave mais il est encore souriant.

— C’est ton tourment, prononça-t-il.

— N’exagère pas, lui répondis-je un peu sèchement. Le vent est là, tu l’entends : c’est sa présence qui me tourmente. L’humanité aurait très bien pu se passer de lui. Mais rien du tout, c’est tout le contraire : il devient de plus en plus violent et tourmentant.

— Je me méfie de ton tourment, répète l’enfant en s’obstinant.

Il me défie. Je connais cette obstination qu’il a, et j’y consens.

Il s’arrête à une page et lit à mi-voix : « Le Laboureur et ses enfants ».

Et mon cœur sursaute devant ce nouveau dessin d’enfant.

— Oui, dirai-je joyeusement. C’est lui qui me manquait.

— Une fable sans animaux ? Je me méfie de toi, dit-il encore en me défiant.

— Tu as tort. C’est une fable sans piège…

— Je t’écoute, me répond-il. Et s’il te plaît, parle plus fort que le vent…

 

— Un laboureur…

— Un laboureur ?

— Oui, un laboureur : un homme qui travaille la terre, un agriculteur, un paysan, si tu préfères.

— Je préfère…

— Un vieux paysan avait trois enfants.

— Peut-être même des petits-enfants ?

Je traverse son ironie comme à la nage, et nous nous regardons en silence. Et dans ce silence, le vent infernal, le vent qui enfle et continue…

— Parfois, dirai-je, parfois (et entends bien mon futur !), il faudrait que tu saches écouter simplement.

— Vas-y, me dira-t-il en s’apaisant.

 

Un pauvre laboureur allait mourir. Il cherchait comment faire de dernières recommandations à ses enfants, lesquels s’étaient beaucoup opposés à lui, beaucoup reposés sur lui aussi.

« Le monde se transforme, disaient-ils à leur père. Il ne change toujours pas en bien, et c’est même pire. Nous ne voulons plus y contribuer. Nous ne voulons plus que le révolter, pour le changer en mieux. Sinon, rien. »

Le vieil homme n’accusait ni leur révolte ni leur impatience, mais se creusait la cervelle pour leur transmettre l’expérience du temps – donner du temps au temps  : ne pas détruire ce que des générations ont fertilisé, ne pas perdre les semences déjà prêtes à être resemées.

Il trouva un détour. « Vous chercherez », précisa-t-il.

« Après ma mort, ne vendez pas nos champs et ne les séparez pas de ceux de nos voisins, car nous n’en avons pas d’autres. Faites moi confiance et retournez la terre, la nôtre, et la leur au besoin : un trésor est caché dedans.

Puis il mourut.

Or les enfants n’avaient jamais eu la tentation de vendre les champs.

Mais ils voulaient les libérer de la main de l’homme – et que leur exemple fasse tache d’huile.

Le père était pauvre. Jamais il n’avait évoqué de trésor. Jamais de désir de s’enrichir.

Alors, dans le doute, les enfants continuèrent ce qu’ils l’avaient toujours vu faire.

Ils bêchèrent, ils mélangèrent à la terre du fumier, ils semèrent.

Et à mesure qu’ils ne trouvaient aucun trésor, grâce au temps que leur prenait la quête, ils inventaient aussi ce qu’ils ne lui avaient jamais vu faire.

 

Je m’arrête.

Le vent méchant obsède mes oreilles.

C’est lui que je défie à présent.

L’enfant m’écoute, écoute le vent.

Dans ce silence du vent, je l’entends qui me demande la morale.

Et je m’entends lui répondre que je n’en ai pas. Ou pas d’autre que la prudence du vieil homme. Ajuster l’impatience. Garder ses voisins. Ne pas détruire ce qui ne doit pas l’être.

« Le reste nous appartient », lui dirai-je. « Ce qu’il convient d’inventer ».

Nous écouterons le vent, le tonnerre, la foudre.

« Et ce n’est pas le moment de sortir », ajouterai-je.

 

Nous sommes tous les deux graves cette fois.

— Le vent n’est pas si violent, murmure-t-il enfin.

— Si, ai-je dit. Si, très violent, même s’il y a encore pire. Ne le vérifie pas en sortant, je t’en conjure…

— Nous serons plus forts que le vent, dit-il encore en murmurant.

Oh, l’espoir tenace de l’enfant ! Et je m’y rends, et je consens.

— Oui, répondrai-je, un jour nous le serons. Mais il faut d’abord qu’il tombe un peu...

— Pas seulement, me dit l’enfant en me jetant un regard puissant. Il faut aussi que les genêts se redressent, et les herbes, et les moutons revenus paître, et des bergers aussi, il faut qu’il se divise à l’intérieur de lui-même, qu’il devienne conflit de vents et non ouragan brisant tout sur son passage. Il faut construire des brise-vents qui nous y aident...