Juste une fable n° 62
Trope n° 32
Le pot de terre et le pot de fer
Helio Milner
12/11/2016
Certains jours le vent souffle sur la lande à en perdre la raison, il souffle méchamment et dévaste l’air au point de tout prendre, même le ciel, même la mer, même la ligne de l’horizon. Et la saison devient égale, et presque la nuit et le jour, le jour et la nuit, fondus en un seul temps nerveux et sombre.
La maison tremble de la cave aux combles.
Lui ne s’en laisse pas compter. Il arrive en sautillant et chantonnant sur le chemin de la falaise, plus vif et plus joyeux que le vent. Il entre et jette un journal sur ma table.
— Des nouvelles ! me dit-il.
Je suis maussade, je suis morose. La lande n’est pas un filtre, et je les connais toutes. Elle ne font pas sourire.
— Je te devine, me dit l’enfant en s’installant posément dans la bergère. Et moi aussi je les connais, elles ne me donnent pas envie de rire non plus. L’enfance s’arrête, figure-toi, à leur abord !
Sa phrase me réveille.
— Pas la tienne, dis-je en accueillant l’enfant.
— Même la mienne ! Mais toi et moi, nous savons bien la rattraper !
— Oui, dis-je en hésitant à lui sourire.
Mais bien sûr, lui n’hésite pas.
Nous nous réconfortons en silence.
— Une fable ? murmure-t-il avec amitié. Avec elles, rien n’est trahi.
Il écarte le journal, prend mon livre sur la table, l’ouvre au hasard et me le tend.
Je me penche sur la page.
— « Le pot de terre et le pot de fer », dis-je en lisant.
— Vraiment ? répond l’enfant dans un éclat de rire. C’est formidable ! Et je sais d’avance ce que j’attends de toi !
— Ça ne marche pas toujours, murmurerai-je sourdement.
— Ça ne marchera pas toujours, me corrige-t-il. Mais ça vaut quand même toujours la peine d’essayer.
Le pot de fer voulait partir en voyage, et le pot de terre, pas.
« Venez avec moi, disait le premier au second, voyons le monde ensemble : je vous le montrerai. Sinon vous croirez toute votre vie qu’il n’y a dans l’univers que deux sortes de pots, les pots de terre et les pots de fer. Mais j’ai vu des pots en or et des pots en argent, des pots en cuivre ou en étain ; des pots en marbre, en grès, en céramique ; des pots lisses ou rugueux, sombres ou clairs, sans ornements ou couverts de peintures époustouflantes (dragons, guerriers avec des boucliers, des javelots, fleurs ou fruits, chevaux hennissants même, attelages lancés, cochers frémissants !) ; des pots enfin aussi simples que vous et moi et d’autres étrangement ciselés et tarabiscotés ! Et je sais même que je n’ai pas encore tout vu… »
À ce discours pressant, le pot de terre faisait toujours la même objection : lui n’était qu’en terre, précisément : « Si je partais, le moindre choc aurait raison de moi ! », protestait-il obstinément.
— Je vous protégerai, répondait le pot de fer.
Il dit tant et tant qu’il convainquit le pot de terre…
— C’est de la bonne terre, dit l’enfant en fronçant le sourcil. Un pot bien conçu, bien cuit, dans les règles de l’art… Un potier honnête, si tu vois ce que je veux dire…
Je suis maussade, je suis chagrin.
— Qu’est-ce que ça change, que le potier soit honnête ? Parfois c’est pire ! Parfois ce sont les pots en terre frelatée, en argent ou en or mêlés de cuivre, en faïence mêlée de paille, qui sont les meilleurs pots, ceux qui résistent le mieux aux intempéries, aux convoitises, ceux qui passent le mieux, se vendent en trichant, se faufilent…
— Il n’est pas bête, il part avec un ami, ils vont s’épauler…
— Dans deux secondes, tu vas aussi prétendre qu’il a pris une assurance-vie ! dirai-je. Le pot de terre n’aurait pas dû partir, voilà tout. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, les autres pots ? Le vaste monde ? Dis-moi, qu’est-ce que ça pouvait lui faire ?
— Il n’était plus en confiance, murmure sourdement l’enfant. Autour de lui, certains matins, on retrouvait des pots de terre brisés en mille morceaux…
— Plus en confiance, et il part avec le pot de fer ? Laisse-moi rire ! répondrai-je en grinçant des dents.
L’enfant se tait, il se concentre. Ses mains se crispent, il fait craquer ses doigts, ça n’arrive jamais, je le sais bien. Il murmure sourdement :
— Il part avec le pot de fer parce que, certains matins, les pots de fer aussi, on en retrouve découpés, écrasés…
Je me suis tu.
Nous nous tairons longtemps, l’enfant et moi.
Nous nous fuyons du regard.
— Je sais ce qui va se passer, murmurera l’enfant. Je sais. Le pot de fer va arriver à leur destination, mais seul. Lui aussi brisé – mais c’est à l’intérieur qu’il sera brisé…
J’ai pris le journal, les nouvelles. J’ai mal à l’âme, et l’enfant aussi. J’ai mal à l’enfant.
Nous nous tairons longtemps, l’enfant et moi, nous fuyant du regard.
C’est lui qui parle le premier, encore.
— Qu’est-ce qu’elle a dit, notre fable ? Qu’est-ce qu’elle fait ? Qu’est-ce qu’elle ajoute au monde, dis-moi ?
Je suis chagrin, je suis morose !
Mais ce n’est pas la bonne direction.
— Elle certifie que certains pots de fer arrivent à destination.
— Ah oui ! Ça cache les autres !
— Non.
— D’ailleurs, ceux qui arrivent à destination sont mal accueillis.
— Pas partout, pas toujours ! Et puis, il y a aussi parfois des pots de terre qui arrivent à destination.
— Mais ils sont tous brisés à l’intérieur.
L’enfant me regarde de tout son désespoir d’enfant, et moi, de tout mon désespoir d’adulte.
Je prendrai une grande inspiration, dirai, dans un murmure (car ça vaut toujours absolument la peine d’essayer) : « Les pots survivants se souviennent des pots de terre brisés. Ils racontent. Ils racontent sans s’arrêter. Ils racontent pour qu’on entende, ils racontent pour qu’on écoute. Ils racontent pour que ça cesse, et pour faire naître une confiance suffisante, et que les solitudes se brisent... »
— Oui, dira l’enfant.