Juste une fable n° 54



 


Trope n° 29

 

 


Les membres et l'estomac

 Helio Milner

21/05/2016

Un jour qu’il entre sans frapper, jappant comme un jeune chiot et hululant comme une chouette dans la nuit,

Un jour qu’il entre amené par le grand vent soufflant sur la mer,

Un jour d’océan déchaîné qu’il traverse insouciant et joueur,

Un jour que la falaise plie sous l’ordre de l’orage

Et qu’elle se noie dans la trouble noirceur des nuages,

Un jour que je ne l’attendais pas et restais extrêmement pensif seul avec moi-même, irrité par tant de rumeurs mauvaises,

Ce jour-là, sans lever les yeux, après avoir répondu à son salut de jeune chiot, je commencerai –sans rien entendre ni attendre.

On raconte qu’il y a très longtemps, les membres voulurent chômer.

Ils se lassaient de faire seuls le travail.

Semer, bêcher, porter, cuisiner, acheminer à la bouche : et tout cela pour nourrir l’estomac, qui ne faisait rien, mais alors, rien du tout. Il se contentait d’aspirer la nourriture qui lui tombait du ciel, et puis de malaxer et de tout dévorer sans s’être fatigué davantage.

Pendant que tous peinaient, lui seul se prélassait.

Alors, les membres se réunirent, firent des motions, des discussions, et pour finir, votèrent la grève – la grève de la faim, avec blocage.

Ils bloquèrent la bouche, la langue, les dents.

Les dents n’étaient pas toutes d’accord, mais de mémoire d’homme, jamais on n’a vu bouger une dent sans la mâchoire entière, sauf pour tomber.

Quelques doigts des deux mains n’étaient pas d’accord non plus, mais aucun ne parvint à former un syndicat ni un parti suffisamment puissant pour traverser les blocages.

Et l’on se garda bien d’en parler aux yeux, qu’au reste cela n’intéressait guère.

Quant aux oreilles, elles déclarèrent que l’affaire ne les concernait pas ; mais alors, pas du tout.

Elles préféraient, disaient-elles distraitement, écouter le gazouillis des oiseaux.

Alors, le blocage commença, les membres en colère s’arrêtèrent, le corps s’assit, se rassembla ; et tous discutèrent passionnément du corps futur, du corps qu’il faudrait instaurer une fois l’estomac épuisé.

Au début, rien ne se passa sinon des borborygmes qui déplurent beaucoup aux oreilles.

Puis l’estomac connut des contractions étranges et plaintives. Les membres se réjouirent. Tout à l’entrain de leurs débats, de leurs motions, de leurs programmes, ils ne sentaient rien encore, mais alors, rien de rien. L’exaltation les soutenait très bien. Et même, à eux tous, ils connaissaient des états vertigineux, des états d’extase qu’ils n’avaient jamais connus...

Plus l’estomac s’affaiblissait, plus ils devenaient enfiévrés, aériens. Et plus le futur corps qu’ils imaginaient était beau, parfait, juste, harmonieux, une fois dégagé de la tyrannie de l'estomac...

Mais bientôt...

Ma voix hésite, faiblit. C’est un mensonge, je le sais bien. Mais la fable vient de si loin.

L’enfant s’est immobilisé dans la bergère, je le vois grandir à vue d’œil.

Son regard est vif et moqueur. Il accroche au passage le monde entier du haut de ses jeunes années. Ce qui défile au fond de ses yeux, je ne sais pas. Mais j’en reçois une sorte de choc en retour. Cela bouge à toute vitesse, et s’emballe, et s’indigne. Le vent harcèle la mer, court sur la lande, brusque la falaise et me mord la cervelle. Alors je me souvins en tremblant de nos espoirs quand il n’était encore qu’un enfant enfant. Je me souvins du jugement que nous portions sur cette fable.

Il me connaît bien. Il me voit hésiter et pâlir. Il me toise de son regard cinglant.

- Je t’écoute, me dira-t-il froidement. Je voudrais bien savoir où tout ça va nous mener. A l’idée qu’il ne faut rien changer, mais alors, rien du tout, je présume...

- Que ferais-tu, si tu étais à ma place ? dirai-je.

- Je pourrais lancer une bombe et arracher un bras, suggère l’enfant intensément.

Il me guette des yeux... Je vois toutes sortes de lueurs dans son regard, les unes espiègles et moqueuses, les autres sombres et inquiètes.

- Mauvaise pioche, dirai-je tranquillement, c’est pire encore : l’estomac sort renforcé de l’épreuve. Car tous les membres restants s’aperçoivent soudain qu’ils ont faim, qu’ils ont peur, qu’ils veulent vivre... Et remarque bien : quand ces choses-là arrivent, on ne sait pas quoi faire, on n’a pas de morale, on n’a pas de dénouement...

        

L’enfant me brave du regard. Je sais qu’il pleure en pensant à la bombe si elle est vraie. Je sais qu’il voudrait l’écarter. Le vent mauvais redouble sur la falaise et déchaîne l’océan. Je sais qu’il voudrait que je n’écoute jamais ce vent...

- Non, murmuré-je, non, même pour toi, non, je ne le pourrai jamais... Je ne peux rien faire pour empêcher les bombes...

De nouvelles lueurs passent dans ses yeux, qui chassent la joie.

- Nous le savons, répond-il tragiquement. Mais toi et moi, nous cherchons seulement des manières de faire – non ?

- Oui, dirai-je à l’ardent enfant.

Ensemble nous prêtons l’oreille.

Faudra-t-il attendre que le vent, que les vagues se détendent ?

- Non, dit l’enfant. Continuons... Trouve une manière de raconter la fable autrement, me demandera-t-il en écoutant le vent ardemment. Autrement, tu comprends ? Même dans ce vent. Pour donner de l’espoir, pas pour me parler du désespoir de mes arrière-grands-parents.

- Le désespoir ! Ne sais-tu pas que ça revient tout le temps ! Mais c'est d’accord, je vais essayer.

Il a raison, pensè-je en moi-même. Et je calme le vent, et je l’attrape et je l’enchaîne à la fable.

        

Les membres n’en peuvent plus de ce corps devenu obèse à cause de son estomac avide et fainéant ! Un corps obèse qui les encombre : les doigts deviennent gras, les bras deviennent gras, le ventre devient énorme comme les fesses. Et les jambes et les cuisses et les os, et tout le monde au bout du compte, s’esquintent à porter cette graisse inutile. Alors, les membres se réunirent, firent des motions, des discussions, et pour finir, votèrent la grève – la grève de la faim. Une grève subtile ! Ils forcent l’estomac à faire une cure d’amaigrissement.

Ils continuent à le nourrir, mais très très peu. Et ça leur dégage du temps ! Et tout ce temps jusque-là passé à le nourrir, il leur fallut bien l’occuper. Les paupières étant moins lourdes, les yeux se mirent à regarder et à imaginer. Les mains étant moins grasses, elles commencèrent à s’activer. Les jambes se mirent à marcher, à courir, le dos à se redresser ; et le corps entier se découvrit une infinité de possibilités.

Pendant ce temps, l’estomac retrouvait une taille normale et ne pouvait plus commander. La tête vit alors qu’il y avait d’autres corps très mal en point, toutes sortes de corps, pour des raisons très semblables aux leurs. Ils regardèrent la mer. Ils regardèrent la terre. Les forêts. Les rivières. Les prairies. La lande et la falaise. Et ils se réunirent encore, et discutèrent...

Je me suis arrêté.

Il me regarde.

- Et après ? demandera-t-il, impatient, au bout d’un instant.

Je songe. J’ai le regard tourné en arrière, et le regard tourné en avant.

- Après ? dirai-je rêveusement. Après je ne sais pas ! La suite, vois-tu, la suite n’est pas écrite...