Juste une fable n° 52

 


Trope n° 28

 

 


Le savetier et le financier

 Helio Milner

09/04/2016



- Un savetier et un financier ? dira l’enfant. Et les animaux alors ?

- Pas toujours, pas toujours, répondrai-je. Parfois des histoires d’hommes, c’est plus sûr.

- Plus sûr pour quoi ?

- Pour le sens.

- Le sens ? Vas-y ! Je ne sais même pas ce que c’est, un savetier.

- Un métier pauvre, dirai-je. Un homme qui fait des sabots. Des sabots en bois. On peut changer si tu veux. 

- Vas-y ! répétera-t-il. Je veux bien changer, mais changer en quoi ? 

- Un métier pauvre.

Il se cale dans la bergère, écoute le vent, écoute l’océan.

- Pêcheur, dit-il. Pêcheur. On risque sa vie, et il n’y a plus de poisson. On risque deux fois sa vie. 

- A cause des financiers...

- Ah ? dit-il.

- ... Qui ont des pétroliers...

- Vas-y, répond-il.

Un pêcheur passait son temps à chanter.

Un trader, à stresser.

Jamais ils ne se rencontraient.

C’était bien là que le problème était.

Jamais, jamais ils ne se rencontreraient !

Des myriades d’étoiles et des myriades de cauchemar les séparaient.

Jamais le trader ne songeait au pêcheur même quand il goûtait les mets les plus fins de la mer.

Le pêcheur songeait souvent aux fous par qui la mer devenait vaste dépotoir.

Il la voyait tous les jours porter aux quatre coins du monde d’étranges déchets venus des quatre coins du monde.

Il songeait, mais sans savoir aucun des noms de ceux par qui ces choses-là se passaient.

Et le pêcheur chantait.

Et le trader jouait, jouissait, stressait.

Le ciel est bleu par la fenêtre.

L’enfant fronce ses sourcils. 

Moi, je me suis arrêté.

J’écoute le vent sur la falaise. Je vois un nuage se tordre au-dessus de la mer : il hésite entre la forme d’un baiser et celle d’un entonnoir. 

Je le montre du doigt à l’enfant. 

L’enfant refuse de voir, c’est moi qu’il regarde, moi.

- C’est ça, ta fable ? me dira-t-il enfin. 

Je reconnais sa voix : c’est la colère qui la colore, c’est la colère qui lui commence.

J’ai le cœur serré. 

Jamais je ne pourrai faire se rencontrer le trader et le pêcheur, 

Jamais le trésor de l’un ne deviendra le chagrin de l’autre, 

Jamais la pauvreté de l’un ne deviendra l’objet du désir de l’autre. 

« Et comme ce monde était simple », penserai-je en moi-même.

- N’écoute pas le vent, murmure l’enfant qui connaît ma détresse lorsqu’elle est prise par le vent. Je veux que tu bouges, et que la fable bouge avec toi, bouge comme moi !

Mais j’écoute le vent. Il hurle sur la falaise méchamment.

- Il arrive que le pêcheur, dirai-je le cœur serré, trouve des corps morts dans la mer. Beaucoup, beaucoup de corps morts. Pendant ce temps, le trader regarde le cours des actions monter, baisser, il en est au pétrole...

- C’est ça, ta fable ? me dira l’enfant, rageur.

- C’est ça, ma fable, répondrai-je, le cœur serré...

- Je refuse, criera l’enfant. Ça ne marche pas comme ça ! Il y a plein de gens autour du pêcheur. Toi, moi, beaucoup d’autres. Ça fait une chaîne de gens ! Ça fait une chaîne de possibilités possibles !

- Tu ne peux pas faire taire le vent comme ça, murmurerai-je doucement.

- Non, je ne peux pas. Mais je peux essayer. Et toi aussi, avec moi, on peut essayer, vas-y !

Avec tes fables d’hommes, on ne sait plus par où commencer. C’est un pêcheur, c’est un trader, un magistrat, un professeur, un médecin, un député, toujours un homme spécial. 

On a le nez dessus, on devient fou de douleur ! 

La prochaine fois, je veux des animaux, voilà !