Juste un texte n° 3
La femme en rouge (I)
L'enterrement d'Isaac
J’ai mis longtemps à oser retranscrire ces notes, à les travailler. Je n’ai aucun souvenir du moment où je les ai écrites. Je me souviens de ce que j’avais l’intention d’y consigner. Je suis seulement étonné de lire que, ce jour-là, il faisait très beau. J’ai tenté deux fois de lire à des amis ce texte à haute voix. Il ne m’a jamais été possible d’aller jusqu’au bout. J’ai voulu être tout à la fois précis et désordonné, allusif et rigoureux, narratif et spéculatif. C’est une part d’une histoire réfractée par un fort désir de roman. Ce que j’écris ici, en première personne, est le récit d’une expérience partagée. Ma rêverie s’ouvre à l’horizon d’une petite communauté, les retrouvailles d’un ancêtre offertes à la lecture future d’un enfant. La plus grande violence est sans image. L’absence d’image rassurerait presque. Qu’il y ait une violence de la perception pure n’empêche pas le travail de l’imaginaire qui vient l’excéder, l’outrer. Peut-être serait-il préférable de laisser la pensée travailler seule à défaire ses épouvantes et s’en tenir à la solitude prudente de son frayage. Mais c’est l’idée que nous cheminions ensemble dans l’épreuve de telles pensées qui me donne le courage et la force de vouloir en écrire l’expérience et la rendre simplement partageable.
* * *
Le 29 avril 1987, Isaac, mon grand-père, mort un jour de janvier 1938, plus de dix ans avant ma naissance, fut exhumé au cimetière de Pantin et ses os transférés dans un caveau familial, celui de lointains cousins que nous ne connaissions pas. Si son fils Micha, venu d’Australie, de passage à Paris, ne s’était pas soucié de retrouver sa tombe, ses os auraient été jetés à la fosse commune. Isaac avait quitté l’Egypte en 1937 pour se faire soigner à Paris. Il y mourut seul, il y fut enterré. Près de cinquante ans plus tard, trois générations assistèrent à son ré-ensevelissement.
Au cimetière, dès la veille, les fossoyeurs avaient fait leur travail. Sa tombe avait été creusée. On pouvait en voir le fond, vide. A l’extrémité, un amoncellement de feuilles et d’herbes, comme si l’endroit était resté en jachère des années durant, livré aux saisons. Le printemps avait fait fleurir déjà des plantes communes, de mauvaises herbes auxquelles on ne pouvait donner aucun nom. Nous étions cinq femmes et onze hommes. Je tenais la main de mon fils, un enfant de dix ans. Nous nous connaissions, nous nous retrouvions. Des années d’amitié et d’oubli, de dispersion et de fidélités, comme toujours aux enterrements, composaient l’émotion de nous reconnaître, vieillis. Dos voûtés, démarches vacillantes, éraillement des voix, perte des cheveux, signes inégaux des atteintes du temps distribuées avec une injuste désinvolture. Le ciel était très clair. Il faisait presque chaud. Les arbres avaient cette tendre fragilité de feuilles qui faisait la nouveauté de l’année.
L’administration est lente. Soumis au rythme hésitant des procédures, nous nous sentions les témoins d’un temps qui finissait. La femme à la robe rouge, dont on racontait qu’elle avait jadis assisté de loin aux obsèques d’Isaac, avait rejoint pour jamais le monde des légendes. L’attente de la cérémonie, incertaine, nous lie. Les conversations ont la prudence et la légèreté des deuils accomplis. Leur enjouement protégeait l’humeur de l’enfant.
Les fossoyeurs arrivent. Leurs gestes s’accélèrent. Leur technique est précise, simple et sans détour, muette. Nous n’avions pas soupçonné, sous l’amoncellement des herbes et des fleurs sauvages, les os cachés. Les fossoyeurs les dégagent. Les femmes écartent l’enfant, qui s’en amuse presque. On apporte alors un petit cercueil, de bois clair, un cercueil miniature. Une image de cercueil, dirait-on. Les os mis au jour sont efficacement maniés, d’un geste rapide, maîtrisé, respectueux. Les fossoyeurs rangent le crâne à sa place, réorganisent confusément la structure du corps. Vertèbres et côtes sont placées en tas, désordonnées, juste au-dessous du crâne qui, d’où je suis, ne m’apparaît pas de face. Je résiste au désir de me déplacer. De mon point de vue, j’apprends à nouveau que, toujours, quelque chose se dérobe. Ce que j’aperçois, c’est la petitesse du crâne, la finesse des os. Isaac, on me l’avait dit, n’était pas grand. Je pourrais nommer fémur, radius, mais je pense plutôt : jambes, cuisses, bras. J’invente leur chair, venant se confondre avec la terre épaisse, humide, qui colle, çà et là aux os.
Le corps réduit à son squelette retourne à l’enfance. Voici l’espace restreint juste à ce qu’il faut pour que tout puisse tenir dans le nouveau cercueil qu’on ferme. On y cloue une plaque, très simple, où figure l’essentiel, nom et dates désormais lisibles. Nous rejoignons le nouveau caveau qui lui est destiné.
J’éprouve une grande difficulté à penser quoi que ce soit. Je m’imagine remué, désarticulé, chose sans chair. Dans la solitude de la pensée, le sens se dérobe et il faut faire un effort pour en trouver un. C’est par soustraction de croyances et de valeurs que vient à moi la pensée. L’humidité, la terre, les os, leur couleur pâle et sombre à la fois, la matérialité du corps qui demeure, pourquoi faut-il que je me sente si pauvre de ne faire que les voir ?
Les fossoyeurs ont semblé toucher les os « le moins possible ». Leurs mains avaient l’habileté des jardiniers, leur saleté aussi, qu’on oublie à la beauté des parterres fleuris. Les côtes ont été regroupées à la hâte, en tas, juste sous le crâne, et je me répète leurs gestes délicats d’avant la fermeture du cercueil. Je n’ai fait qu’apercevoir, de haut, de loin, la courbe frontale, à peine l’arête nasale. Ils ont regroupé les vertèbres, grossièrement, sans le souci de leur alignement. Dans la terre, auparavant, la décomposition des chairs n’empêchait pas la tenue de l’architecture générale du squelette. La pourriture stable du bois laissait intact l’ordre anatomique. Dans le nouveau cercueil, les os gagnent en liberté. Quand les fossoyeurs, pressés d’en finir, soulèvent avec un rien de cérémonie, la boite claire, de la taille d’un enfant, la boite clouée, vissée, le bruit sec des os remués donne à imaginer encore le désordre. On a dérangé le repos du père.
Tout s’accélère alors : Micha, le fils pieux, prononce les mots du rite. Les amis répondent, ponctuent, d’une connivence qui trace une limite au-delà de laquelle je n’irai jamais et qui me condamne à l’étrangeté. Les langues se mêlent autour du cercueil : l’hébreu, l’arabe, l’italien, le français, l’anglais du petit-fils, Menahem Mendel, attentif et distant, toutes ces langues qu’articulaient jadis les mâchoires désormais disjointes d’Isaac. Je reste à la frontière du rite et des langues, prisonnier, ici, d’une douloureuse singularité, multipliant l’épreuve du manque. Me battre sans répit, repousser les pièges d’une appartenance forcée. Creuser en moi l’abîme d’être seul, résister à l’effroi, transfigurer les menaces en affirmations triomphantes, poursuivre l’effort des arrachements, comme Isaac s’arracha aux injonctions de l’apprentissage religieux, rejoindre sa rébellion, m’adonner aux joies libératrices des ruptures, apprendre à jouir de perdre, inventer les formes joyeuses et impérieuses de la distance. Condamnés à feindre : la même feinte d’être unis, dans la proximité du rite et dans la proclamation silencieuse de notre solitude, la même indépendance de chaque os, ou, pareillement, du corps entier, mêlé de terre et séparé, distingué et confondu par le sourd travail de la mort. Feinte de penser.
Inconvenance des phrases au chemin de la pensée qui contredit la vérité du corps promis à la dislocation. Mise en forme des molécules, hasard et forces confondues, sans fin. A l’entrée du cimetière, H. et moi, à distance de l’événement, dialoguions sur les conflits de la science et de la foi, convaincus de nos bonnes raisons, complices. La finalité était un rêve pourfendu par Spinoza et Darwin, et la foi, agrippée à sa téléologie, nous paraissait une énigme. Ensemble, H. et moi nous liguions en secret contre le fils d’Isaac, le saint fils revenu aux certitudes de la Loi ancestrale, ordonnateur du rite, guidant de son savoir l’hommage des vivants au mort. Et, dans la bouche des incrédules, du plus loin de la mémoire, reviennent les répliques de la célébration : Kaddish. Isaac, l’insurgé, le mécréant, l’irrespectueux rebelle, reçoit les sacrements au nom d’Adonaï. Lui, le despote d’humeur mauvaise, le fautif d’amours illégitimes reçoit l’ultime hommage de ceux qu’il engendra, entouré comme jamais il ne le fut, tous reproches tus au seuil du gouffre, associé aux cercueils du clan, autres morts ignorés que ses os rejoignent. Et voici le moment de l’émotion, des ultimes frayeurs, comme lorsqu’à la tombée du jour la bêtise vous prend sans que vous n’y puissiez rien.
Ma mère se souvient qu’apprenant la mort de son père elle avait jubilé en cachette, orpheline, enfin, l’enfant chérie mal aimée d’un père terrible et redouté. Son « bijou », avait-il écrit, malade, avant de mourir seul, un jour froid de janvier 1938. Ma mère, aujourd’hui, résiste mal aux larmes qui viennent malgré elle. Nous savons notre faiblesse, aux moments des séparations. Chacun répand un peu de sable qui résonne sur le bois creux et profond, sous le regard inquiet et dessillé de mon fils. Il hésite et résiste aux gestes communs, refuse de jeter le sable au fond. Le voici, de son refus même, engagé en la fatalité d’imaginer, condamné à partager avec ceux qui perdent, accédant au savoir qu’une perte est, ainsi, l’irréparable que nos gestes feignent si souvent d’ignorer. Micha, le fils pieux, dira les mots du Kaddish, rejoignant l’oubli du corps défunt. Amen. Les allées du cimetière, chaotiques, ralentissent le mouvement des voitures.
Je me souviens d’un temps lointain où nous fouillions la terre d’une vieille église provençale. Nous y avions trouvé par hasard un ossuaire. Nous creusions à tâtons, aveugles aux aspérités du sol, nous déchirant les doigts aux caillasses tranchantes. Parfois, notre sang, se mêlant à la terre, allait nourrir les cadavres et nous nous en amusions. Nous avions découvert des plaques de chaux qui portaient l’empreinte de vêtements décomposés. La peste avait ici décimé les populations. Autour d’une phalange, un anneau vert de gris. D’autres fois, nos pioches maladroites faisaient éclater les restes d’un crâne. Nous étions sans métier, légers, désinvoltes. Nous nous contentions de débris insignifiants que nous collectionnions. Jamais le moindre récit ne venait combler nos impatiences.
Plus tard, nos oublis avaient ouvert de grandes aires désertiques. Nomades, nous faisions trafic de souvenirs et nos échanges étaient ruineux. Que cherchions-nous ? Les récits familiaux nous persuadaient de devoir renoncer à la moindre vérité. Et puis, soudain, les secrets nous furent livrés. Une parole léguée nous rendait riches. Intimidés. Nos rêves de lumière prenaient forme. J’avais longtemps interrogé les témoins qui se taisaient obstinément. Il me restait la puissance des charmes nocturnes qui me poussaient vers les zones chaotiques de la fiction. J’inventais Isaac, sans image. Un jour, on crut le reconnaître sur la photographie d’un livre de souvenirs, ce devait être, disait-on, ce petit homme, au centre de l’image, le seul qui ne souriait pas. Mais déjà, la fatigue à l’époque devait tirer ses traits, et la pâleur les affadir. Non, la maladie devait l’avoir affaibli. Il ponctuait ses lettres adressées à sa maîtresse, ma grand-mère, d’un « ton maigre Isaac ». L’homme photographié n’était pas maigre. L’enquête forçait à relancer nos imaginations sans images. Je n’aurais donc vu d’Isaac que la charpente défaite, j’aurais approché, scruté, touché presque ses os sans avoir jamais vu son visage.
Nous sortons du cimetière. Mon fils est calme. Quelle émotion silencieuse l’aurait atteint ? Je cherche les mots qui l’en libèreraient. Il m’oppose qu’il ne connaissait rien de cet homme. Pas même une photo. Où l’image fait défaut, nous nous livrons à la dépendance des récits, des surgissements accidentels de leur mémoire, à laquelle je ne cesse d’ajouter les défaillances de la mienne. L’image seule embaume les corps et ravive les deuils. Privés d’images, substituant à l’épouvante des chairs meurtries la simple idée de la mort abstraite, nos liens renforcent en nous les lignes de nos résistances. Les émotions transitent, cherchent en nous le bon chemin, troquant le deuil contre l’étrange joie d’un partage.
Cinquante ans nous séparaient de l’instant où, intact encore et reconnaissable, le corps d’Isaac, cadavre esseulé, accompagné de connaissances lointaines, était laissé au repos de la terre. Sa tombe était d’une simplicité parfaite. Jamais elle ne fut visitée. A moins que, peut-être, une femme habillée de rouge…
Gilbert Cabasso est professeur agrégé de philosophie. Il a enseigné durant 22 ans au lycée Victor Duruy à Paris. Retraité depuis 2011, il continue d'animer le ciné-club qu'il y a créé. Il est membre du comité de rédaction de Transitions.