Juste un poème n° 24
Anne
Aliette Sallée
30/06/2017
Anne
ma sœur Anne, mon égale
libre et fraternelle
Penchée
à la fenêtre de notre tour
Ne vois-tu rien venir
sur l’horizon
poudroyant de poussière
Non, je ne regarde pas,
Je ne veux pas savoir
Anne,
des hommes et des femmes viennent à notre rencontre
Ils ont quitté leurs villes, leurs villages ou leurs terres
décimés par les famines ou par les guerres
Ils ont marché avec obstination
mais leurs enfants sont allongés
sages et bien coiffés
sous un linceul de cendres et de vagues
Non
Ne le soulève pas
Je ne veux pas les voir
Je ne veux pas y croire
Anne, ma sœur et mon égale
Chassés, ils fuient, et s’ils se battent
c’est pour vivre et aimer
sauver leur peau,
sortir de la nuit et déployer leurs forces
Enfants encore mais si vieux d’avoir tant enduré
Leur parole bafouée, ils doivent supporter
un accueil suspicieux et des tests perfides
Non, non
ne me les montre pas
Je ne veux pas que la honte
jette sur moi son voile
Anne,
leurs griots les racontent,
leurs poètes chantent leur sagas
Entends-tu leurs récits ?
Il était une fois un père et une mère
que l’infortune poursuivait
Ils firent venir leurs enfants
et leur parlèrent ainsi
Toi mon fils, mon âme, mon enfant
nos mers sont vides de poissons
nos terres ne donnent plus, asséchées ou muettes
ou sont vandalisées
Tu partiras de par le vaste monde
offrir ta vie à d’autres que les tiens
élever les murs de villes étrangères
ramasser d’autres fruits, sarcler d’autres terres
Toi, ma fille, la perle de ma vie
ne te retourne pas
ton enfant dort contre mon sein
Va-t’en veiller au-delà de la mer
sur d’autres vieilles que moi
sur des enfants qui ne sont pas le tien
Pour nous, pour nos petits, pour ta désolation
Fuis, mon enfant !
Tu es notre avenir, fuis !
Ailleurs est le nom de ton nouveau pays
Fuis, tant qu’il est encore temps !
Un jour nous serons réunis
si dieu le veut, ici ou là
s’il retrouve nos âmes
au milieu des gravats
Une barque vous attend sur la rive
les tempêtes aussi et la main du passeur
qui réclame son dû
et les gardes des côtes que vous allez atteindre
Quand nous reverrons-nous ?
Nos yeux ne savent pas le lire,
ces pays trop lointains
emplissent nos visions de nuages épais
Anne,
ils sont tous différents, nulle histoire identique
ils franchirent les collines, les déserts et les mers
Rien, douleurs, épreuves, injustes châtiments,
ne leur fut épargné, mort et brutalité
Aucun talisman ne put les protéger.
Notre verre est plein d’un vin amer
C’est pourtant nous qui l’avons fait mûrir
Non
Non, ne me raconte pas
Je ne veux pas comprendre
Sous le fard asséché qui craquèle,
le temps ralentit et se fige
nos gestes s’amenuisent
même respirer est oppressant
Notre tour se fissure et s’ébranle.
Sur nos frontières hérissées
ils butent, et pourtant
ils ont l’espoir et nous sommes l’oubli
Or la mémoire est une sève vive
qui pousse vers le ciel
la volonté farouche d’arbustes de combat
Ils réclament de penser, d’agir et de rêver
sans vivre dans la peur
Sous les murs et sous les barbelés
ils lancent des rhizomes, des treillis de racines
les forêts de demain, forêts de liberté
Mais les forêts
sont lentes à pousser
l’eau manque, et la pensée
et les bras pour construire
Tu te dis libre et fraternelle
Ces mots gisent à nos pieds
Ramasse-les, insuffle-leur la vie
Retrouve ton chemin !