Juste un poème n° 10

 

 



 

                  La question à Warhol

 


Martin Rueff

01/03/2014 

                     

 

 

en 1968, à Stockholm, Warhol, hasch avant l’eau
déclare glaçant comme du papier factorié
dans le futur,
chacun aura droit à
quinze minutes de célébrité mondiale
chacun chacun
ni cinq ni dix ni vingt : quinze
le quinze – chiffre apporté au
théorème proverbe moderne du buzz
nom moderne du proverbe du théorème
nom ignoble de l’agit-prop sans propre
nom du bourdon des gens
ah le bourdon sans buzz des gens Andy
ah le bon vieux bourdon
avec larmes collées dedans et angoisses le soir

une heure, Andy, c’est quatre quarts d’heure
le quatre-quart lourd
celui qui ne passe pas
avec ses longues heures d’enfance
enroulées dans la gorge
un quart de chagrin un quart d’espoir
un quart d’ennui un quart de désespoir

une vie moyenne d’homme, Andy, c’est quatre-vingt ans
de femme quatre-vingt-cinq
une journée d’homme et de femme,
c’est quatre-vingt-seize quarts d’heure Andy,
une année trente-cinq-mille-quarante

Tu me suis Andy ? Tu y es ?

Une vie d’homme deux millions et trois mille-deux-cents
quarts d’heure
une vie de femme deux millions et neuf-cent-soixante-dix-huit
quatre-cents quatre d’heures
ce qui fait beaucoup en quarts d’heure Andy,
beaucoup
beaucoup de bons et de mauvais et de passés du bon au mauvais
mal seul ou mal accompagné.

Andy, Andy te seras-tu jamais mandé
au moins une fois la balle dans le ventre
avant qu’elle prenne l’ascenseur
au moins une fois quand la vie remontait redescendait
comme sur des plaques d’aluminium
ce qu’un homme ce que tout homme
était censé faire des
deux- millions-huit-cent-trois mille-cent-quatre-vingt-dix-neuf
quarts d’heure restants ?
ce qu’une femme ce que toute femme
était censée faire des
deux-millions-neuf-cent soixante-dix-huit-trois-cent-
quatre-vingt-dix-neuf
quarts d’heure restants ?

La vie Andy, tu vois, cette partie de l’existence Andy ?

souffrir peiner attendre aimer attendre perdre du temps
se trouver là être la mauvaise personne au mauvais moment
rire en grelots dans la cloche amicale pleurer sous cape
regarder la vie jolie passer passer la vie à regarder la vie passer
tuer le temps qui tue
craindre les mauvais coups
s’attacher souffrir se détacher souffrir
se rattacher resouffrir se redétacher resouffrir encore
ah les bons petits diables détacheurs Andy
toujours à souffrir de vouloir s’aimer mieux
rester couché devoir se lever partir au boulot Andy au boulot
s’allumer une cigarette les yeux dans le vide
être trahi par ceux qu’on n’a
jamais trahis
trahir
ceux qui ne nous ont jamais trahis
dans le Monumental Valley de larmes ravalées
gâcher la terre
tâcher la guerre
enterrer la hache
de toute guerre lassée
gagner du temps
voir les gens partir
perdre du temps
voir les gens
partir
voir les gens partir Andy

Andy, dis-moi oui
sois gentil.

 

 

 


Martin Rueff est Professeur de l'Université de Genève, en Suisse. Il est corédacteur en chef de la revue Po&sie. Il a publié lui-même, parallèlement à son oeuvre critique et ses nombreuses traductions, plusieurs textes poétiques, dont Comme si quelque (Chambéry, Comp'act, 2006) et Icare crie dans un ciel de craie (Paris, Belin, 2008), et prépare actuellement un nouveau livre de poèmes.