Trop vrai  n° 3

 

Préambule

« Le peuple fut transporté de fureur, quand il vit, portée en tête du cortège funèbre, la toge prétexte de César, toute sanglante. On savait que César était mort de mort violente ; son cadavre même était là sur le lit funèbre ; c’est ce vêtement tout imbibé de sang cependant, qui présenta du crime une image si vive que César semblait, non pas avoir été assassiné, mais l’être dans l’instant même ».

Quintilien, dans ce passage, compare une description si vivante qu’elle semble rendre l’auditeur, ou le lecteur, témoin oculaire de la chose (en rhétorique, cela s’appelle evidentia ou hypotypose) à l’exhibition, par Antoine, de la toge de César, exhibition destinée à mobiliser le peuple contre Brutus et ses compagnons. Quintilien donne ainsi sa pleine valeur à notre « trop » de « trop vrai » : il y a, dans le « trop vrai », un parfum de sang et de masse compacte.

Interrogé sur le statut de ce que Mathilde Faugère et Brice Tabeling appellent la « matière pathétique » de son roman La Première Défaite, Santiago Amigorena, dans cette seconde partie de l’entretien qu'il nous a accordé, repousse la comparaison. La vérité de l’auto-présentation, par le narrateur-auteur, de sa douleur ne débouche pas sur un partage sinistre, mais au contraire, explique-t-il, sur l’horizon d’une utopie, quand l’écriture fait surgir un autre réel, à la fois imaginaire et littéraire, celui de la « nuit théogonique » : « C’est une nuit dans l’Ile Saint-Louis au cours de laquelle naît une relation au réel par laquelle plus rien n’a d’importance à part l’émerveillement sur les choses. C’est un moment que j’aime bien. En six ou sept pages, il doit y avoir une soixantaine de citations. C’est un moment où beaucoup de choses, qui venaient de plein d’endroits différents, se rencontraient ».

H. M.-K. 

Santiago H. Amigorena est écrivain, scénariste et réalisateur. Il a publié aux éditions P.O.L. Une Enfance laconique (1998), Une Jeunesse aphone (2000), Une Adolescence taciturne (2002), Le Premier amour (2004) et 1978 (2009). Son dernier livre, publié en septembre 2012, toujours chez P.O.L, s'intitule La Première défaite. Il a notamment réalisé Quelques jours en septembre (2006) et Another Silence (2011).

 

 



Entretien avec Transitions (2) :

Littérature et communauté

 

Santiago H. Amigorena
                                              
14/09/2013
                                        

Brice Tabeling : Revenons plutôt à la question de la place du lecteur, de son rôle ; quelle adhésion, quelle forme de non-adhésion, imagines-tu ?

Santiago H. Amigorena : Je pense qu’il est très clair que les adresses au lecteur, pour moi, font partie du rapport que j’ai avec la littérature, rapport qui est très loin de l’académie. J’ai toujours lu par amitié, je n’ai jamais lu par devoir. Je n’ai jamais réussi à comprendre comment on pouvait avoir un rapport d’obligation à la lecture. A l’âge de La Première défaite, je m’en souviens très bien, c’était une source d’engueulades terribles avec des amis pour qui lire sérieusement c’était commencer Nietzsche avec La Naissance de la Tragédie et avancer très simplement, chronologiquement, jusqu’au bout. Et pour moi, ça n’a vraiment jamais été ça. J’ai toujours été un pur amateur. Je n’ai jamais voulu devenir professionnel. Donc, ça va dans le sens de l’effacement de la frontière entre lire et écrire. Cela devient la même activité. Lire et écrire, je ne vois aucune différence. Je pourrais très bien écrire un livre qui ne soit fait que de citations ; je ne me sentirais pas moins auteur, ça a déjà été fait, par Marcel Cohen je crois. Je pense que c’est cela que je demande et ça rejoint pour moi cette idée d’amitié ou de communauté.

L’étymologie de communauté renvoie à l’offrande, une sorte de don gratuit. Dans la communauté, il n’y a pas de demande, pas de règles à accepter, il n’y a pas d’organisation selon moi. Tiqqun fait une distinction à ce propos entre la politique pratiquée à partir d’un programme et la politique pratiquée à partir de l’amitié, distinction qui vient de Bakounine et de Marx. Tout ce que moi, j’essaie de transmettre dans un domaine qui n’a rien à voir avec la théorie de la philosophie politique, c’est l’idée qu’il y a un don qui forme une communauté mais ce n’est pas un don qui crée une dette ou qui crée quelque chose d’autre qu’un partage possible. Dans ce partage, le lecteur a exactement la même place que l’écrivain : il n’y a pas de rapport hiérarchique. C’est compliqué bien sûr. J’imagine bien Hélène [Merlin-Kajman] sautant au plafond en découvrant mes propos sur votre site, le site qu’elle a créé. Engueulades de 30 ans...

En même temps je serais incapable de dire où ça passe exactement dans ce que j’écris, c’est quelque chose que je pense depuis toujours, que je sens comme une proximité absolue envers certains auteurs. Borges, d’une manière très explicite, fait la même chose à travers son rapport à la culture. Mais je pense que Proust aussi, c’est ce qu’il théorise aussi à travers la figure de Swann, qui est un amateur absolu, qui refuse de devenir un professionnel, ce qui a un rapport assez naturel avec son projet propre. Il n’est pas tellement important que le projet aboutisse, qu’il y ait l’œuvre derrière ; ce qui importe c’est la sorte de sympathie culturelle que crée une vie consacrée à un tel projet. Je ne me souviens plus de ce qu’est le projet de Swann d’ailleurs mais il a un projet assez clair, à part son côté amateur général par rapport à l’art.

Mathilde Faugère : Il me semble qu’Odette rentre dans le projet de Swann. Donc il y aurait communauté sans savoir ce qui crée de la communauté ?

SA : Presque tout geste humain pour moi est créateur de communauté. Quand on pense que la politique part de l’amitié, c’est aussi simple que cela, c’est-à-dire qu’il n’y a rien d’autre qu’une proposition de communauté. C’est en cela que c’est complètement opposé à l’idée de programme.

BT : Est ce qu’il y a des types de communauté que tu rejettes ?

SA : Si on pense qu’il y a des communautés qu’on peut rejeter, c’est qu’on est en train d’établir une limite à notre communauté. Je sais ce que te répondrait un ami à moi : il te dirait : « Je refuse d’appartenir à une communauté qui m’accepterait comme un de ses membres ! ». Phrase de Groucho Marx, mais il parlait de club. Non, penser qu’il y a une communauté qu’on pourrait rejeter c’est mettre une limite à ce qu’on peut proposer comme communauté. Pour moi, il n’y a pas de limite. Une communauté est ouverte, l’adhérence même à la communauté crée l’évidence d’une coappartenance à une utopie qu’on partage.

BT : Mais une communauté de nazis par exemple ?

SA : Premièrement, je n’en ai jamais vu... Oui, je rejette. Je n’accepte pas d’aller serrer la main à un sarkozyste, par exemple. J’aurais du mal, bien sûr. Est-ce que c’est un rejet de la communauté ? Je ne crois pas. Est-ce que je peux imaginer un skinhead dans ma communauté ? Je ne suis pas sûr non plus. Humainement, je peux avoir un rapport avec un skinhead, un rapport conflictuel disons. Je ne dirais pas qu’il y a une limite à ma possibilité de m’ouvrir en tant que membre d’une communauté à un skinhead. Il y a un texte qui est assez simple : un des derniers textes de Deleuze. Il met en scène l’homme le plus ignoble sur le point de mourir. La question est : ne montrerait-il pas, à ce moment-là, une forme d’humanité à laquelle on ne pourrait pas ne pas être bienveillant ? Donc non, a priori, je ne voudrais pas nier l’humanité du skinhead.

BT : Au moment où il va mourir : mais on n’est pas constamment à ce moment-là. Pour revenir à ton livre, ne refuses-tu pas justement de flirter trop longtemps et trop radicalement avec la mort, le néant, l’absence ?

SA : La question c’est de savoir si j’y arrive ou pas.

BT : En général, – disons plutôt : au quotidien –, la vie sociale est à distance de ce type d’épreuve-là, et même l’espace politique, heureusement,– même si Agamben dirait autre chose – est à distance de cette épreuve de la nudité absolue de l’humain à travers la mort. La question de la communauté politique, elle se pose d’un peu plus loin, il me semble, dégagée de la question de la mort. Si on doit penser la communauté à partir de la menace radicale de notre disparition, oui, d’accord, il y aura de l’humain partout. A ce point d’exténuation de ce que l’humain a réussi à construire, il y a toujours de l’humain. On pourrait faire une communauté de bébés et, finalement oui, le bébé nazi, c’est un bébé. Mais la politique est affaire d’hommes et de femmes et non pas de mourants, ni de nouveaux nés.

Notre question autour du rapport au lecteur s’intéressait au type de collectif. C’est pour cela que nous souhaitions savoir s’il y avait des communautés que tu rejetais. Elle s’intéressait à la matière littéraire comme objet de ce collectif. Si on jette une toge ensanglantée au milieu d’une foule en disant « Ceci est la toge de César », on créera une communauté mais ce sera un type bien particulier de communauté. Dans une interprétation un peu grossière et rapide de ton livre, ne pourrait-on pas dire qu’à travers l’évocation de ton désespoir amoureux, tu nous jettes une forme de toge ensanglantée, ta propre toge ensanglantée ? C’est ce que nous avons appelé  « matière pathétique », en précisant que nous n’avions pas le sentiment que le livre fonctionnait à partir de cela mais sans être tout à fait capables de dire pourquoi.

SA : Toge ensanglantée, non. Je pense que ce qui, dans La Première défaite, propose de créer de la communauté, c’est plutôt la résurrection ; c’est l’idée que de ce malheur-là naît quelque chose.

A propos de ce que tu dis sur la communauté, chez Agamben c’est très clair qu’il y a un moment où il n’y a plus rien, la politique ne peut plus parler de politique. C’est son point presque mystique et il revient alors au langage. La seule chose qui pourrait unir des hommes et des femmes, sans nier la possibilité des dérives sociales et idéologiques, c’est la poésie. Il n’y a rien d’autre. La poésie comme rapport fondamental au langage qui propose quelque chose qui est plus asocial, plus en dehors du réel, de la temporalité. Je fais exactement le même trajet. On peut trouver, dans mes textes, la limite au-delà de laquelle ça ne propose plus du tout de communauté.

J’ai davantage d’excuses, en amont, que de propositions au-delà de ce basculement poétique. Je pense que personne n’en a ; peut-être que c’est l’époque qui nous empêche de formuler ces choses-là. Pourtant, il y a des choses qui sont effleurées dans le livre auxquelles je crois absolument. Ainsi cette idée que l’homme n’est pas un animal politique mais un animal utopique. Ce n’est pas Agamben mais on pourrait faire la même chose que ce qu’il fait avec le terme « économie ». Tout le monde est convaincu, depuis Aristote, que l’homme est politique, parce qu’il est social pratiquement, parce qu’il se réunit pour faire une cité. Mais Aristote dit plus précisément « une bonne cité ». Il n’y a pour moi aucun autre rapport humain possible à imaginer sinon que des hommes se parlent, ou tout autre rapport humain, en vue du bien et non en vue du mal. Je pense que c’est une sorte de partage fondamental qui explique qu’on soit de gauche ou de droite. Penser à gauche que les hommes ont des rapports pour être mieux ensemble ou penser à droite qu’ils ne coexistent que pour se faire la guerre. Ce choix est présent dans l’expérience du narrateur qui aspire, à cause du malheur, à un bonheur qui passe par la littérature ou par l’oubli et qui doit aboutir à la poésie (plutôt qu’à une fiction d’ailleurs – souvent, il vaut mieux employer le terme de poésie, ou de langage, que celui de fiction).

Mais je suis tout à fait conscient qu’on peut très bien me coincer sur tout cela. J’ai lu récemment un article où un philosophe, quelqu’un de Vacarme ou d’une autre revue, racontait un repas avec Julien Coupat, Mehdi Belhaj Kacem, Agamben et d’autres personnes. Il y avait un truc bizarre, ils avaient essayé de regrouper des gens qui étaient là au moment où ils se sont connus, qui ont habité un peu avec le groupe de Tiqqun. Le philosophe s’amuse en racontant que la seule chose que faisait Agamben, c’était de manger ses spaghettis alors que les autres s’engueulaient en se revendiquant tous de lui. Bref, ça ne fonctionnait pas. C’était rigolo : celui qui racontait se mettait dans une position finalement assez pathétique, totalement extérieure alors qu’il y avait tout de même quelque chose qui se passait. Mais l’attitude d’Agamben est intéressante.

Souvent, je prends la défense d’Agamben, face aux attaques de Didi-Huberman par exemple. Je me demande pourquoi, bien qu’il se soit engagé dans une voie politique qui, c’est vrai, pour le moment, ne mène à rien sinon à des impasses, une voie politique pour cette raison très facile à critiquer, pourquoi ne lui fait-on pas crédit de ce qu’il y a à côté de ça ? Car, à côté de ça, il y a toujours Stanze, ou son livre sur Bartleby, ou encore Idée de la Prose, textes dans lesquels il y a quelque chose qui semble n’avoir aucun rapport avec ses réflexions politiques, textes qu’il nous demande d’isoler de son propos politique, mais qu’il nous est possible, à nous, de relier et ne pas séparer comme lui le demande. Ce sont des textes dont l’horizon est plus positif, plus praticable. Car il ne demande pas cela, cette séparation, sur ses textes sur le langage. Je pense que c’est l’un des rares espoirs que l’on peut avoir aujourd’hui, dans cette époque où la politique est quand même inexistante.

MF : Je reviens sur cette question de la « matière pathétique » qui serait un des cœurs de ton livre. Une autre manière, à peine oblique, de poser la même question serait : « que veut transmettre La Première défaite » ? Une expérience passée ? Mais ce passé est aussi, dans ton livre, ce à quoi on ne sait pas comment survivre. L’écriture, de ce point de vue, n’aide pas : tantôt reconduction d’une douleur révolue, tantôt rappel d’une perte qui vaut alors pour amputation. Bien sûr, le récit et la résolution qu’il paraît apporter à ce problème (oubli et fiction) importent. Mais il subsiste, nous semble-t-il, qu’au cœur de ton livre, gît une matière globalement affligeante qu’il est difficile, par ailleurs, de situer par rapport au texte – du réel sous le signe ? noué à lui ? ou pure textualité du réel même ? Est-ce autour de cette matière que La Première défaite se partage ou, à l’inverse, autour des solutions (narratives, romanesques, littéraires) que tu tentes d’y apporter ?

SA : Je pense à un truc très stupide, peut-être que je radote. Jean Paul Hirsch, qui travaille avec moi chez P.O.L et qui accompagne beaucoup les auteurs, est toujours désespéré dès qu’il m’amène à la radio ou ailleurs. Il en ressort convaincu qu’on a encore perdu des lecteurs car, effectivement je dis plutôt du mal de ce que je fais. Je n’aime pas qu’on en parle. Je n’arrive pas à raconter mes livres, alors que, lui, il me demande simplement de raconter l’histoire. Donc, il est toujours affligé. Une seule fois, il a été content. C’était à la suite d’une émission de radio où j’avais dit que Le Premier amour, c’est 400 pages de bonheur qui finissent mal et que La Première défaite, c’est 600 pages de malheur qui finissent bien. Finalement, quoique je n’aie pas réussi à le redire ailleurs, je pense que c’est vrai. La matière que ce livre transmet, pour moi, n’est jamais affligeante. Le livre est parsemé d’anecdotes et de péripéties qui ne vont que dans le sens de la résurrection, du bonheur. Il y a un moment, qui était pour moi très important quand je pensais au texte, mais il y a très peu de gens qui m’en parlent parce qu’il est un peu lourd, un moment que j’appelle la  « nuit théogonique ». C’est une nuit dans l’Ile Saint-Louis au cours de laquelle naît une relation au réel par laquelle plus rien n’a d’importance à part l’émerveillement sur les choses. C’est un moment que j’aime bien. En six ou sept pages, il doit y avoir une soixantaine de citations. C’est un moment où beaucoup de choses, qui venaient de plein d’endroits différents, se rencontraient.

Il y a des endroits plus simples dont on m’a plus parlé, comme la rencontre à Rome avec Marie-Lali. Il y a là une évidence narrative plus facile à formuler sur ce que pourraient être des échelles qui mèneraient vers la fin du malheur. Mais, pour moi, l’idée n’a jamais été de raconter comment, étape par étape, on cesse peu à peu d’être malheureux et on surmonte tout ça. Je n’ai jamais pensé à ces années-là comme ça. Même ce que j’ai vécu après, dans l’annexe qui portera le titre de 2003. La deuxième défaite, là non plus, si je pense à ce temps malheureux, je ne vois que des puissances de vie énormes.

Il n’y a rien que je regrette, c’est constamment mélangé. Même dans la première année de La Première Défaite, il y a déjà des moments de vie pure, de force, où malheur et bonheur ne sont pas séparés. Je crois donc que ce qui arrive à la fin est inscrit dans tout le livre ; c’est pour cela à mon avis que la proposition, l’invitation de ce livre, n’est pas de s’apitoyer avec le narrateur. Encore une fois, c’est du pastiche de Proust. Il faudrait chercher où il raconte de l’ennui dans La Recherche. Ce n’est pas du tout évident. Le temps perdu est perdu à ne pas écrire, à aimer des femmes qui ne sont pas notre genre, perdu à ne pas s’occuper suffisamment d’art. Attendre le baiser de la mère quand on est enfant ce n’est pas du tout un moment perdu.

Nous n’irons pas au bout de cette histoire mais je pense qu’il y a quelque chose dans la communauté qui est vraiment de l’ordre du don sans économie. Il y a des choses que j’arrive vaguement à penser en parlant mais en général il faut que j’arrive à écrire pour réfléchir. L’étymologie de « communauté », je l’ai dit, vient d’offrande, mais tout le travail d’Agamben dans Le Règne et la gloire est de se pencher sur l’économie, qui est la façon de gérer une maison en Grèce, avec les esclaves, les gens moins puissants qui se réfugient dans la maison de quelqu’un de plus puissant. Agamben y fait un travail foucaldien sur le terme « démocratie » ; il montre comment ce qu’on appelle « démocratie » aujourd’hui n’a rien à voir avec ce qu’on appelle « démocratie » en Grèce mais vient directement d’une transformation de ce qu’on appelait « économie » à travers l’Eglise. Lorsque L’Eglise décide de s’intéresser aux affaires terrestres, de gérer un peu les affaires politiques, elle reprend cette idée d’économie grecque. Il passe par des textes obscurs du Moyen Age, à sa manière, avec du latin, sans donner de références. Je pense cependant que, dans la communauté, à l’opposé absolu de l’économique, il y a un don. Il n’y a rien qui est demandé en échange. J’ai repris cette idée sous une forme de blague dans un scénario : je parle de la théorie de l’offrande qui serait une anti-théorie de l’offre et la demande. Mais, ne nous embarquons pas plus loin...

BT : Non, non, embarquons-nous ! C’est très intéressant. Et si l’on est tous les deux ici, c’est que nous n’arrêtons pas nous-mêmes, à Transitions, de faire des passages entre littérature, langage et politique. La raison de notre présence est là. Nous sommes impliqués dans ce type de problèmes. Offrir donc.  Mais qu’offres-tu ? La chose offerte importe-t-elle ?

SA : Je pense qu’elle importe peu, parce que c’est une proposition de rapport général. Tout ce qu’on fait, la plupart de nos actes quotidiens, sont régis par une partie de notre cerveau qui est complètement bouffée par l’économie. Il est très difficile de ne pas voir les choses en terme d’échange. Je donne, je reçois, que ce soit à travers l’argent ou sans argent. On avait beaucoup parlé à l’époque, avec Hélène, à Vendred!t [1], des trois textes sur la communauté : Blanchot [2], Nancy [3], Agamben [4]. Je ne l’avais jamais pensé en ces termes mais je crois que, oui, il y a quelque chose qui est dans cette simplicité-là. Essayons de faire que nos gestes soient toujours des dons et non pas des propositions d’échange, même équitables. A propos d’équitable, il y a plein de gestes qu’on fait qui ne sont pas équitables, on fait un travail on s’attend à être rémunéré, là ce n’est pas équitable car c’est dans de l’économie pure. Equitable ça peut être qu’il y a des gestes d’amitié qui sont encore régis par de l’économie. C’est une sorte de combat contre ce qui nous fait être toujours à l’intérieur de cette forme de société que j’aurais eu plus tendance à appeler démocratique mais qui pourrait s’appeler économique et qui nous pousse à concevoir d’abord le rapport humain comme un va-et-vient. Le propre du don et de l’offrande c’est que ça va dans un sens. N’est-ce pas cela qui a le pouvoir de fonder de la communauté ?

MF : Dans la lecture et dans le livre, est-ce qu’il y a un don qui vient de toi ? du texte ? Et doit-il y avoir un don de la part du lecteur aussi ?

SA : Non, ça c’est économique !

MF : Il y a un don de fait et non de devoir. Le lecteur donne du temps.

SA : Même l’idée que moi je donne quelque chose me pose problème. C’est là où je pense que la lecture et l’écriture, c’est absolument pareil. Le texte n’existe pas sans la lecture. Il n’y a rien de donné avant la lecture. La seule qualité que peut avoir le texte, c’est que la lecture soit absolument propre, absolument sienne. Ecrire, ce n’est ni donner, ni attendre de l’autre. Cela va avec le fait, que – et plus j’écris, plus je le sens – la seule chose que je sais c’est que je fais ça pour moi-même, ou même pas. C’est peut-être seulement une habitude.

MF : Mais alors pourquoi publier ?

SA : C’est très clair : c’est pour me débarrasser. C’est la seule manière. Je corrige parfois mes livres publiés mais j’essaye de ne pas trop le faire. Sinon oui, c’est vraiment le dernier geste. Ce n’est pas si loin de l’écrit, du geste manuel de l’écriture : mettre sur le papier aboutit naturellement à la publication. C’est un acte qui est également matériel. En tout cas, je ne pense pas du tout en terme d’échange. J’essaie en tout cas car c’est une bataille qu’il est presque impossible de gagner.

MF : D’une certaine manière à partir du moment où le lecteur ouvre ton livre, il sort de l’économique, il fait un don de temps, un don d’esprit sans avoir d’attentes forcément.

SA : Oui mais si le lecteur pense que je lui ai donné quelque chose, déjà il me semble que ça pose problème. Je préfère essayer de penser que ce que j’écris n’existe absolument pas avant que quelqu’un lise.

MF : Dans ce cas-là, il n’y a pas vraiment de don ni dans un sens ni dans l’autre.

SA : Ou alors est-ce que c’est ça le don ? Le don est-ce que ce n’est pas ce que chacun fait tout seul, le lecteur en lisant, moi en écrivant ? C’est difficile de penser l’idée de rapport quand il y a un don.

BT : A propos du Règne et la gloire, l’économique a longtemps été compris comme le contraire du politique : l’économique, le particulier, d’un côté et le public, le politique, de l’autre. Cette rupture-là, pourquoi la rattacher à l’Eglise ou à la chrétienté, ou à tel moment médiéval ?

SA : Tout le livre montre cela, comment cette forme de gérance des affaires terrestres ne vient pas de la polis, organisation de la cité, mais de l’economia qui est l’organisation du foyer. L’Eglise reprend une organisation qui était privée et la répand.

BT : On pourrait objecter que cette fracture-là entre l’économique et le politique est encore très nette dans tous les propos jusqu’aux XVIIe et XVIIIe  siècles. N’est-ce pas, de ce point de vue, le discours critique du XXe siècle qui va écraser le politique sur l’économique et qui achève de faire de l’économique la question du politique ? Ce n’est pas sans rapport avec ton livre car ta compréhension du don est entièrement du côté du geste et pas du tout du côté de l’objet. Or, la politique a toujours été, jusqu’au XXe siècle au moins, le domaine privilégié des gestes. En choisissant une histoire au cours de laquelle le geste politique aurait été corrompu par l’économique, on s’abstient de penser que l’un et l’autre ont toujours été côte à côte, que la question de leur entremêlement a toujours été posée et notamment à travers le problème de la publication du particulier. Si transmettre, c’est toujours ne rien transmettre, il est possible d’éviter la question des menaces représentées par l’objet transmis. Ton livre transmet une matière particulière, intime, mais ne refuses-tu pas – cela relève certainement de ta compréhension de l’écriture et de la littérature mais donc aussi de ta conception du don et de l’économique – de suspecter, au-delà du pur geste, ce qu’implique ce que tu es en train de donner ?

SA : Cela rejoint l’idée de l’homme comme animal utopique, c’est-à-dire comme fondamentalement bon quelque part. Ce qu’il peut donner n’est que bon, qu’humain. Sinon il faudrait que je juge la matière, il faudrait que moi-même je me prononce sur ce qui est positif et négatif pour d’autres que moi-même dans ma vie intime. Je refuse absolument de faire cela. Souvent ce que je formule, c’est que la seule chose qui peut me justifier c’est de trouver des mots qui me semblent justes pour quelque chose qui est de l’ordre du souvenir, de l’imaginaire ou parfois du théorique. Quand les mots sont justes, il y a quelque chose d’humain qui se passe qui ne peut être que bon pour tout le monde.

Je vais agambeniser. Dans Le Langage et la mort, Agamben prend comme paradigme l’énonciation poétique comme d’autres ont pris la métaphore par rapport à la métonymie. C’est autour d’un poème de Leopardi, je crois. La possibilité pour un poète de ne pas dire le mais de dire ce est à l’origine du poème. Leopardi a un recours massif aux shifters, des solutions à l’intérieur même du langage [5]. Agamben montre combien de shifters il utilise, « ces doigts, ces os » et comment la simple position d’un homme qui dit ce résout complètement une équation de langage qu’on pourrait penser insoluble. Tout ce qu’on accepte quand un poète dit ce mot, c’est énorme. On accepte un être humain dans son ensemble. On sait que ce mot pour lui a quelque chose qu’il n’a pas besoin de nous dire. Je pense que je demande cette confiance-là, je demande qu’on me fasse crédit de tout ce que j’énonce même si j’abuse moins des ce que Leopardi.

Je reviens à ta question sur la « matière affligeante ». Une des premières formulations de l’ensemble du projet, c’était d’écrire l’histoire de quelqu’un qui avait écrit toute sa vie et qui tout d’un coup décide de tout écrire pour cesser d’écrire parce que l’écriture lui semble une autre forme de silence et donc une autre forme d’exclusion du monde, de distance douloureuse par rapport à la réalité. L’écriture n’est pas la solution et en même temps il n’y a pas d’autre solution que l’écriture. C’est ce que Blanchot appelle « le suicide perpétuel » [6]. A cet égard, les remarques de Georges Didi-Huberman [7] à propos de l’homme comme « l'indestructible qui peut être infiniment détruit » [8] m’énervent. C’est terrible cette envie de résoudre ces paradoxes. « Le suicide perpétuel », c’est pourtant clair ce que ça propose : il n'y a pas d'autre solution pour quelqu'un qui écrit que de constamment se tuer, mais ça ne veut pas dire que la mort n’existe pas ou que la mort n’est pas définitive. Ce qui est « suicide perpétuel », c’est clairement dit ; l’homme indestructible qui peut être infiniment détruit, c’est pareil. Je le dis dans La Première défaite : ce n’est pas une phrase d’espoir du type « on ne pourra jamais détruire quelque chose dans l’homme ». C’est terrible de penser ça, je n’arrive même pas à comprendre comment Didi-Huberman, qui n’est pas stupide, peut le lire comme ça. Je ne vois pas de formulation plus claire de cette idée. Si Blanchot passe son temps à formuler des choses comme ça, ce n’est pas pour le plaisir du paradoxe.

BT : C’est ce que tu relèves d’ailleurs, tu remets la citation dans le bon sens.

SA : Blanchot clarifie cette idée que, vraiment, il ne va rien sauver. Il le redit après. Ce n’est pas par hasard qu’il y a eu communauté, un souci de communauté si fort chez Blanchot, chez Bataille, toute l’expérience d’Acéphale. Il ne faut pas y chercher des solutions ; il y a des périodes où il faut poser des questions. La façon de fonctionner de Didi-Huberman par rapport à la politique – dans ses écrits sur la peinture, il n’est pas comme ça –, c’est la panique devant des questions qui restent ouvertes.

(A suivre...)

  



[1] Hélène Merlin-Kajman a dédié au groupe Vendred!t son livre L'Excentricité académique (Paris, Les Belles Lettres, « Histoire », 2001).

[2] Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Editions de Minuit, 1984.

[3] Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986.

[4] Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène Raiola, Paris, Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1990.

[5] Il s'agit du poème l'Infinito, cité par G. Agamben, Le Langage et la mort, Paris, Christian Bourgeois, 1997, p. 133-13 :

                Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
                E questa siepe, che da tanta parte
                Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
                Ma sedendo e mirando, interminati
                Spazi di là da quella, e sovrumani
                Silenzi, e profondissima quiete
                Io nel pensier mi fingo; ove per poco
                Il cor non si spaura. E come il vento
                Odo stormir tra queste piante, io quello
                Infinito silenzio a questa voce
                Vo comparando: e mi sovvien l’eterno,
                E le morte stagioni, e la presente
                E viva, e il suon di lei. Così tra questa
                Immensità s’annega il pensier mio;
                E il naufragar m’è dolce in questo mare.

                Toujours tendre me fut ce solitaire mont,
                et cette haie qui, de tout bord ou presque,
                ferme aux yeux le lointain horizon.
                Mais couché là et regardant, des espaces
                sans limites au-delà d'elle, de surhumains
                silences, un calme on ne peut plus profond
                je forme en mon esprit, où peu s'en faut 
                que le coeur ne défaille. Et comme j'ouïs le vent 
                bruire parmi les feuilles, cet 
                infini silence-là et cette voix, 
                je les compare : et l'éternel, il me souvient,
                et les mortes saisons et la présente 
                et vive, et son chant. Ainsi par cette 
                immensité ma pensée s'engloutit : 
                et dans ces eaux il m'est doux de sombrer.
                et les mortes saisons et la présente 
                et vive, et son chant. Ainsi par cette 
                immensité ma pensée s'engloutit : 
                et dans ces eaux il m'est doux de sombrer.

[6] Maurice Blanchot, L'Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, NRF, 1980, p.105.

[7] Georges Didi-Huberman, La Survivance des lucioles, Paris, Editions de minuit, « Paradoxe », 2009.

[8] Maurice Blanchot, L'Entretien infini, Paris, Gallimard, » NRF », 1969, p. 200.