Trop vrai n° 04
Préambule
Qu’est-ce qui, dans dans notre rapport à la littérature, est trop vrai ? Où se situe le seuil, ce seuil au-delà duquel, par hypothèse, se trouve inhibée toute transitionnalité ? Quand la littérature devient-elle persécutrice en nous imposant, avec ses signes, des référents qui capturent notre sensibilité, notre imagination, notre liberté associative ? Quand la présence devient-elle invasion, intrusion, forçage ? Et quels sont les concepts qui nous permettent, prudemment, de poser ces questions ?
Avec Edward Wilson-Lee, nous avons vu que la lecture à clefs témoigne d’un fonctionnement allégorique qui paradoxalement peut très bien se détacher de ces mêmes clefs et se mettre à agir dans de tout autres contextes que ceux qui l’avaient fait naître. Avec l’oeuvre de Santiago Amigorena (cf. deux entretiens : 1 et 2), nous nous trouvions face au phénomène inverse puisqu’ici, les noms propres, référentiellement exacts, ne dissimulent rien. Mais chaque existence fait l’objet, dans le texte, d’une aimance qu’on pourrait finalement rapprocher de l’ancienne fonction de l’éloge – « ô j’ai lieu de louer... », à l’inverse de la dégradation que j’avais cru pouvoir dégager de l’exemple d’Hervé Guibert dans ma propre réflexion, il y a quelques années de cela.
Il était inévitable que nous rencontrions la photographie – celle dont Barthes décrit le « ça-a-été » dans La Chambre claire, livre auquel François Kerlouégan a choisi d’emprunter, en manière d’exergue, ses premières lignes.
Que fait la photo de l’écrivain au XIXe siècle ? Son éloge ? Pas seulement : à des détails imprévus, marginaux voire parasites par rapport à ce que leur oeuvre apporte à leur lecteur, des détails qui ne sont pas forcément punctum, elle dit aussi qu’ils sont mortels : eux, précisément. Barthes le disait déjà : mais la singularité de la réflexion de François Kerlouégan est de contribuer à l’histoire du regard que Barthes appelait de ses voeux (« Je voudrais une histoire des regards ») en partant de ses propres émotions devant les photos d’écrivains, et en l’inscrivant dans le sillage d’un choc scopique : celui qui épingle pour nous toute photographie sur les photos des camps, et, de là, sur l’immense question de la trace et du témoignage.
Réalisme, irreprésentable ? La rêverie sur la photo déplace l’alternative et nous fait dériver. Les écrivains ont donc un corps, même ceux « qui professent l’idéalisme le plus absolu », et le livrent à l’objectif : et ceci, pour comprendre leur oeuvre, n’est en rien accidentel...
H. M.-K.
François Kerlouégan est maître de conférences à l’université Lyon 2 et membre de l’Unité mixte de recherche LIRE (CNRS-Lyon 2). Sa thèse, portant sur la représentation du corps dans la fiction romantique, a été publiée sous le titre Ce fatal excès du désir. Poétique du corps romantique (Honoré Champion, 2006). Il est l’auteur d’articles sur Balzac, Stendhal et Hugo essentiellement, et travaille en ce moment à l’édition critique de Mauprat de Sand et de Fragoletta de Latouche. Il fait partie de la rédaction du Magasin du XIXe siècle, revue annuelle de la SERD (Société des Études romantiques et dix-neuviémistes).
Quand le corps dit vrai.
De quelques portraits photographiques d'écrivains au XIXe siècle.
Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire : “Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur”. Je parlais parfois de cet étonnement, mais comme personne ne semblait le partager, ni même le comprendre (la vie est ainsi faite à coups de petites solitudes), je l’oubliai. [1]
Les ongles roses de Balzac
Paris, 1835. Théophile Gautier est reçu à déjeuner chez Balzac, rue Cassini. Le néophyte est pétrifié. L’intimident – c’est Gautier qui raconte – la robe de bure, le large front, les yeux perçants (« des yeux à faire baisser la prunelle aux aigles » [2]). Le déjeuner commence. On parle de style. Et soudain, sous la plume de Gautier, cette remarque incidente, à l’incongruité presque comique : « Tout en causant, Balzac jouait avec son couteau ou sa fourchette, et nous remarquâmes ses mains qui étaient d’une beauté rare, de vraies mains de prélat, blanches, aux doigts menus et potelés, aux ongles roses et brillants » [3]. Décrits avec une minutie identique à celle dont l’auteur de La Comédie humaine fait preuve lorsqu’il dépeint ses personnages, ces mains, ces doigts, ces ongles étonnent et détonnent.
Réflexion faite, rien de singulier à ce que surgisse ici cette caractéristique physique. Le texte de Gautier relève en effet à la fois du portrait et de la chronique, genres pour partie fondés sur le dévoilement du secret, de l’inédit, de l’intime, et auxquels contribuent les « révélations » sur le corps de l’écrivain. Accorder de l’importance au corps est d’autant moins inattendu que le vivant s’affirme, au cours du premier XIXe siècle, comme un modèle interprétatif quasi systématique : comme le montre, dans un récent ouvrage, Ann Jefferson [4], la vision organique de l’Histoire promue par le romantisme accorde soudain une efficacité herméneutique à l’individu, en particulier à cette spécificité entre toutes qu’est son corps.
La notation de Gautier nous frappe d’autant moins que notre époque tend, hélas, à n’aborder la littérature que sous l’angle biographique, souvent dans ce qu’elle a de plus anecdotique ou de « scandaleux ». L’institution scolaire, l’édition « grand public » et la culture « standard » ne retiennent, de l’histoire littéraire, que les secrets d’alcôve et les tragédies intimes : Sand et Musset à Venise, la noyade de Léopoldine, Verlaine tirant sur Rimbaud – pour ne citer que la littérature du XIXe siècle. Le monde académique n’est pas en reste : pas une université anglo-saxonne – où la tradition de la biographie est certes plus ancrée dans les mœurs qu’en France [5] – qui ne travaille désormais sur « Life Writing » [6].
Toutefois, Gautier n’inaugure pas ici la critique psychologique qu’après lui pratiqueront (et avec brio) Sainte-Beuve et Lanson, mais se livre à ce que l’on pourrait appeler une critique physiologique ou organique. Ce n’est pas sur l’existence de Balzac, ses drames et ses amours, qu’il se penche, mais sur cette possession inaliénable – et rarement objet d’intérêt [7] – qu’est le corps. Ce qui le fascine, c’est la manière dont le corps dit quelque chose de l’œuvre et, inversement, dont l’œuvre se révèle dans le corps [8]. Quoi de plus « vrai » que le corps ? Voilà au moins quelque chose qui, au regard de l’opinion, n’est pas aussi imprécis que la « littérature » !
Les implications de la phrase de Gautier – cerner la création par l’enveloppe du créateur –, j’aimerais les « vérifier » en m’intéressant à un objet particulier : le portrait photographique d’écrivain au XIXe siècle. Gautier accomplit en effet par les mots ce que la photographie commence, à la même époque, à réaliser par l’image : montrer l’« image vraie » du littérateur. À partir des années 1840, la relation de l’auteur à la postérité – l’image de l’écrivain a-t-elle une autre ambition que d’immortaliser ? – est modifiée par l’apparition du cliché photographique. Désormais véhiculée (ou empêchée) par la photographie, la littérature s’inscrit dans le corps – visage, mains, geste, posture – qui lui a donné naissance.
Mon propos n’est pas ici de déterminer, d’assigner une œuvre à un corps – proposition théorique aussi grotesque que dangereuse – mais de m’interroger sur l’étrange coïncidence, l’insensible lien qui, quoi qu’il arrive, finit par se nouer entre un créateur et ce qui l’ancre le plus dans la réalité matérielle : son corps. Ces épousailles tacites entre le corps et l’œuvre témoignent – c’est mon hypothèse – de l’intense matérialité de l’œuvre littéraire, même chez des écrivains qui professent l’idéalisme le plus absolu.
Sidération
Que se passe-t-il quand je regarde – quand je découvre – la photographie d’un écrivain du XIXe siècle ? De quel ordre est cette surprise, cette fascination – cet effroi, parfois ?
Susan Sontag raconte comment la découverte, par hasard, chez un libraire, à l’âge de douze ans, de photographies des atrocités de Bergen-Belsen et de Dachau, l’a bouleversée. Elle va jusqu’à parler d’« épiphanie négative » : « Rien de ce que j’ai vu depuis, en photo ou en vrai, ne m’a atteinte de façon aussi aiguë, profonde, instantanée » [9]. Puissance d’effraction de l’image. Et avec elle, sidération d’une vérité montrée, exposée, tangible. Toutes proportions gardées, et sans comparer l’incomparable, ma découverte de certains portraits photographiques d’écrivains du XIXe siècle est de cet ordre [10].
Je suis bien en peine d’expliquer précisément ce qui me frappe dans ces portraits. Mon étonnement n’est pas celui que provoque la brutale concrétisation de l’innommable, mais la confrontation à quelque chose d’incompréhensible. Comment ces écrivains, dont je connais l’œuvre, dont je fréquente les textes, dont les tournures et les tics de langage me sont parfois familiers, peuvent-ils avoir eu, à côté de leur production textuelle, une vie, une existence concrète ? Ce trouble phénoménologique, je le dois sans doute à un excès de sacralisation des auteurs. Leur portrait les fait tomber du piédestal où je les ai mis et les révèle comme des individus communs, presque banals, guère différents des bourgeois qui posèrent pour Disdéri, inventeur en 1854 de la photo-carte de visite, petit objet qui contribua à faire de la photographie le principal outil de construction de l’image sociale. Je prends conscience que l’auteur que je connaissais seulement (ou essentiellement) par ses écrits a été, est un personne réelle. Je découvre, non tant la vie « cachée » de l’écrivain, son œuvre se doublant d’une épaisseur biographique jusqu’alors de moi ignorée, mais une personnalité, un individu, un corps. Ce dont je fais l’expérience, c’est le partage d’un espace commun. En découvrant les mains de Nerval – j’y reviendrai plus loin –, je me rends compte, avec émotion, de sa proximité chronologique et physiologique avec moi, son observateur. S’il me demeure étranger par la sereine évidence de l’impossibilité de me mesurer à lui, au moins puis-je comprendre ce corps, au moins puis-je partager avec lui une même expérience du réel.
J’ai été surpris, à maintes reprises, de découvrir des clichés remontant aux premières années de la photographie. Le célèbre daguerréotype de Balzac la main sur le torse, par Bisson, date de 1842. Ce XIXe siècle, que l’on imagine souvent comme un objet lointain, protégé, embaumé parfois même par les textes, vous atteint alors en pleine figure : par ces photographies d’auteurs, il devient palpable, vrai. La vérité – le trop vrai – de ces portraits fait leur force, les rend dangereux. Leur magnétisme est largement dû au fait que nous ne possédons, de ces écrivains que ces rares images (je pense à Balzac). Il perdra en intensité après la diffusion de la photographie et, plus encore, avec l’invention, au tournant du siècle, de l’enregistrement du son et de l’image animée. Pour les écrivains qui ont été enregistrés ou filmés, l’énigme de « l’individu réel » n’existe presque plus.
À cette fascination se mêle souvent de la déception, partie intégrante de toute révélation. Il y a d’abord le « je ne l’imaginais pas comme ça », la découverte du difficile recouvrement (comme on parle de plaques qui se recouvrent) de l’œuvre et du visage. Laideur de Desbordes-Valmore (vers si tendres de Marceline). Masque usé de Lamartine, photographié par Alexandre Martin à l’âge de soixante-seize ans (érotisme si souple de sa poésie, certes composée à un âge moins avancé). Visage petit-bourgeois de Zola (roman si libre et puissant), etc. Mais ma déception est plus profonde. Je suis désappointé par ce soudain ancrage dans la réalité. Scandalisé, même, qu’« on » ait pu figer ainsi une œuvre sur laquelle j’ai projeté un infini, tissé une rêverie. La magie de l’œuvre est entamée. Un comble : je vis l’existence de ces photographies comme un sacrilège.
On sait que l’« une des applications utilitaires du document photographique est l’incrimination » [11]. En regardant le visage et le corps de l’écrivain, je le juge, l’assigne à un statut (social), une place – ce qui semble antinomique avec la définition même du texte littéraire, de l’œuvre que j’ai pu lire avant de découvrir le cliché, de sa mobilité, sa versatilité. C’est que le visage et le corps que je découvre, couchés sur le papier, sont bien peu de chose. Soudain, le « grand écrivain », le « génie », la « femme de lettres » se trouvent réduits aux limites de leur corps, à leur fragilité ontologique. Dans toute photographie, déplore Roland Barthes, « l’événement ne se dépasse jamais vers autre chose » car elle « ramène toujours le corpus dont j’ai besoin au corps que je vois » [12].
L’image serait donc muette. À la différence du texte littéraire, la photographie n’apporterait qu’une connaissance incomplète, renforçant ainsi paradoxalement l’œuvre. Parasité par les contingences ou voué au mutisme, l’écrivain photographié ne nous dit rien, renvoyant ainsi à la seule vérité qui vaille : ses textes. « Rien dans l’image photographique [écrit Jérôme Thélot à propos d’un portrait de Baudelaire] ne demeure ni ne peut demeurer de la jouissance du vivant, rien de sa souffrance, rien de sa joie ni de son angoisse » [13]. Et de conclure : « Ce portrait n’est pas même celui d’une apparence laissée jadis par un homme qui fut au monde, elle l’est bien plutôt de l’impossibilité pour la photographie elle-même – pour n’importe quelle photographie, et pour le photographique comme tel – de jamais montrer ce qui résiste à toute exposition, à toute vision, à toute lumière, et qui est la parole quand elle vient de la vie, ou poésie » [14].
Prise de vue, prise de vie
Si, dépassant ma fascination première, je tente d’analyser pourquoi ces clichés d’écrivains me retiennent, je comprends que c’est parce qu’ils « parlent vrai ». De toute évidence, ils dévoilent –presque au corps défendant de la « victime » de l’objectif – un ethos, un rapport au monde. Bien que ces images nous présentent moins le corps que le visage (à lui seul revient la noble tâche de poser pour la postérité, reléguant dans l’obscurité le reste du corps, et notamment le bas corporel) et que le corps nous soit donné à voir vêtu (à l’époque, nul ne songe, comme plus tard George Bernard Shaw, Colette, Truman Capote ou Mishima, à poser nu ou presque), l’efficace outil de ce parler vrai, c’est le corps.
Instrument de la figuration auctoriale, le portrait photographique nous renseigne d’abord sur l’image que l’écrivain veut donner de lui. Pour celui du XIXe siècle, « se faire photographier signifiait qu’il acceptait d’exister visuellement, et pas seulement par l’écriture » [15]. En montrant visage et corps, il valide un être social, un statut public [16]. Temps de pose long, dimension encore étonnante du daguerréotype, croyances superstitieuses entourant l’acte photographique : le portrait photographique, à l’époque, est loin d’être un acte anodin. Le degré de mise en scène de soi y est donc assez analogue à ce qu’il est en peinture. On le voit à l’air toujours un peu pincé, sauf exception, de nos hommes et femmes de lettres. On pose pour la postérité. D’ailleurs, on ne sourit pas (de quand date l’invention du sourire photographique ?). Cette gravité témoigne bien du fait que ce qui est en jeu ici, c’est l’image de soi en tant que nouvel instrument de ce qui s’apparente déjà à une « stratégie de communication ». Ces images – plus ou moins grand contrôle de soi, offrande à l’œil d’autrui plus ou moins généreuse – nous disent quelque chose de la vision d’eux-mêmes et de leur art que ces écrivains veulent divulguer.
Face à l’objectif, la vérité a beau être factice, elle n’en est pas moins éloquente. Les innombrables clichés de Hugo sur son rocher de Guernesey, la main dans la veste et les cheveux au vent, dramatisent une identité, construisent une postérité, élaborent une place dans l’Histoire. L’acceptation de la mise en scène de soi ou son refus disent d’ailleurs déjà beaucoup du rapport des écrivains au monde et à l’Histoire. Certains s’abandonnent à l’objectif (Balzac, si vivant, si mobile), d’autres, par lassitude ou indifférence, semblent peu concernés par la chose (Sand), leur regard vague renvoyant à la rêverie – irréductible à toute prise de vue – d’où ils ont été momentanément tirés.
Il arrive que le corps parle à l’insu de l’intéressé. Albert Béguin est frappé, en contemplant la photo de Nerval par Nadar [17], par le regard « bon et humble » du poète, par sa « pauvreté si digne et cependant offerte si simplement au regard de qui veut la voir », avant de noter : « Ce sont ces mains encore, oisives et lasses, posées sur les vieux genoux du vagabond, de ces mains dont on dit que l’ouvrier au repos “ne sait que faire”. Il a plein la tête de travail à donner à ses mains, des livres et des livres à écrire encore, dont il a dressé la liste ; mais non, il reste là, immobilisé dans cet instant de pose devant le photographe, qui pourrait être n’importe quel autre instant, car quelque chose le fige, le fixe, quelque chose que sa langue, la plus subtile du monde, ne saurait nommer » [18]. Comme chez Gautier, le critique retient ici, de l’écrivain, ses mains qui, si elles ont une portée symbolique évidente pour un écrivain, disent ici, presque malgré elles, l’incapacité de tout poète à se faire comprendre, son intrinsèque étrangeté.
De Marie d’Agoult, on connaît le portrait peint par Henry Lehmann (1843) qui, trop posé, un rien mièvre, ne nous dit rien de l’écrivaine. Son portrait photographique, près de vingt ans après [19], est tout aussi scénarisé dans le respect des conventions : pose dramatique éculée (la même que dans le tableau : la main soutenant le menton du bout des doigts), crinoline spectaculaire, colonne grecque et livres négligemment posés à côté d’elle sur une table d’appoint. Pourtant, il « trahit » quelque chose que le tableau ne parvenait pas à rendre. Le passage de la peinture à la photographie accompagne celui d’une image de soi idéalisée à une vision plus juste. Si demeure le décorum, imputable au statut social de l’intéressée, un être vivant surgit ici, avec ses douleurs, ses failles, ses contradictions. L’élégant profil émacié sur lequel se lit encore un peu de conscience de classe, révèle que sa condition d’aristocrate l’empêche de franchir pleinement le pas et de se libérer des conventions sociales. Mais, simultanément, il exprime aussi courage (la comtesse vient de perdre son fils à l’âge de vingt ans) et indépendance d’esprit (elle ose tenir un salon républicain sous le Second Empire).
Comme dans le cas de Nerval, l’information qui nous est donnée ici n’est pas tant d’ordre biographique qu’anatomique, organique. Dans les deux cas, le corps parle. On ne voit pas une vie, mais un corps et un visage porteurs d’une vérité psychologique. L’œuvre littéraire peut bien sûr, elle aussi, me donner accès à cette intimité du moi, et de manière plus profonde et durable, mais cette rencontre de visu, comme toute expérience mettant en jeu le corps, s’impose sans crier gare. Sa fulgurance fait son efficacité. J’ai soudain accès à une intimité qu’aucun texte ne pouvait convoquer. Portraits peints, témoignages, correspondance cantonnent l’écrivain à la sphère de la « culture », non celle de la vie. La photographie, elle, donne un accès « direct » et « fidèle » à l’écrivain.
Mais il semble que le corps et le visage de l’écrivain nous troublent moins parce qu’ils révèlent quelque chose de lui que parce qu’ils nous font, si j’ose dire, toucher du doigt l’impalpable qui accompagne tout processus d’écriture, le fugace concours de circonstances qui entoure toute création littéraire. Ce corps a vécu, me dis-je lorsque je le regarde en photographie, il se trouve pris dans le réseau serré, parfois étouffant, des réalités quotidiennes. Dans le portrait photographique plus encore que dans son équivalent pictural, les contingences sont offertes au regard, porteuses de fragilité, d’éphémère. Par quel après-midi d’été l’écrivain a-t-il posé ? Quels soucis avait-il en tête ? Avait-il mal aux dents ? etc. Comme pour tout individu photographié, ce n’est plus que comme être-pour-la-mort que je le perçois. Ainsi, ne sont-ce pas tant les portraits « posés » qui m’intéressent le plus, que les « photos volées », les clichés pris par inadvertance à l’insu de l’écrivain (ou, du moins, s’offrant comme tels) – rares à l’époque, car techniquement possibles à partir du moment où le temps de pose s’est raccourci. Je pense aux clichés de Zola avec Jeanne Rozerot et ses enfants, dans le jardin de Médan. Absorbé par une tâche, ne regardant pas l’objectif, le romancier dégage ici un sentiment de liberté inouï : il s’appartient totalement. C’est l’après-midi, Zola a sans doute écrit toute la matinée, et poser ne lui fait pas particulièrement plaisir, mais il s’y adonne de bonne grâce, heureux de la présence de ses enfants. Sur l’un de ces clichés [20], installé en famille à une petite table de jardin, interrompant un instant la lecture de L’Aurore, il jette un œil bougon mais tendre sur ce que sa fille Denise, assise à ses côtés, est en train d’écrire. Alors que les autres personnages paraissent figés dans la pose, lui ne pose pas. Saisi dans un instant banal (et pourtant exceptionnel pour celui qui longtemps espéra cette vie de famille), il semble profondément vivant. L’instant capturé convoque avec force le sentiment de l’existence, la « douceur de vivre ». Sur cette photographie, je vois un homme heureux [21].
Lire le corps
Au-delà d’une vérité psychologique, ces photographies ne nous transmettent-t-elles pas une vérité qui serait de l’ordre du littéraire ? En quoi la physiologie de l’écrivain dit-elle quelque chose de l’écriture, du texte, du style ?
L’idée que le corps de l’artiste révèle quelque chose de son œuvre – voire l’explique – n’est pas nouvelle. Edmond de Goncourt, déjà, définissait ainsi le peintre Degas : « un maladif, un névrosé, un ophtalmique, à ce point qu’il craint de perdre la vue ; mais par cela même un être éminemment sensitif et recevant le contrecoup du caractère des choses » [22]. Même influence de l’organique sur l’œuvre sous la plume d’Henry James, à propos du réalisme sensitif de Maupassant : « Les productions de M. de Maupassant nous apprennent, entre autres choses, que son odorat est exceptionnellement sensible […]. La vie humaine, dans ses pages, apparaît la plupart du temps […] comme une sorte de concert d’odeurs » [23]. La vue, dans le premier cas, et l’odorat, dans le second, conditionnent ici la vision du monde. Développements de la médecine aidant, il n’est plus rare, à la fin du XIXe siècle, d’invoquer des paramètres physiologiques pour interpréter la littérature [24].
Parmi la série de portraits de Sand pris par Nadar en 1864 – noblesse des traits, regard autoritaire mais bienveillant, paupières chargées du poids d’une vie –, un cliché me retient : celui, étrange, fantomatique, où la romancière pose coiffée d’une perruque Molière [25]. De l’image, savamment composée, n’émerge que le visage, seul point lumineux, seule partie du corps visible, la chevelure demeurant masquée par l’abondante perruque brune et le buste par un drapé de velours sombre. Encadré par tant de masses foncées (et des masses au relief presque naturel : les boucles de la perruque forment une végétation et le drapé est une eau agitée), le visage paraît isolé. Il n’y a que ce visage. Si ce visage démarqué, réifié, a quelque chose de morbide (on songe au masque mortuaire), il est surtout indépendant de tout contexte. Sand est ici autre (et en cela, parfaitement elle-même) : elle est homme (non parce qu’elle singe Molière, mais que son visage n’est plus encadré par les marques habituelles du féminin : coiffure, parure, robe) et elle semble venue d’ailleurs (le cliché, étrangement, renforce l’air exotique – arabe, perse, indien ? – de la romancière). Une fois ôté les marques qui l’ancraient dans son époque et son milieu, le visage apparaît autre. À l’insu du modèle – mais peut-être était-ce l’intention du photographe –, ce visage dit quelque chose de Sand, de sa rêverie d’un ailleurs, de son indifférence pour la sexuation, de son universalité. L’artifice théâtral fait son œuvre : il produit du vrai.
En 2006 a été mis en vente, sans qu’il ne trouve preneur, un daguerréotype inédit de Flaubert, anonyme, datant probablement de 1846 [26]. Bien que comportant au dos une mention « à Croisset », cette photographie n’a pas été authentifiée. On y voit un jeune homme élégant, la main dans la veste, en redingote sombre et pantalon rayé, dans un décor orientalisant. Ce qui me frappe, c’est la jeunesse du visage, ses traits fins, le regard moqueur, l’élégance nonchalante. Si Flaubert, dès ce cliché de jeunesse, se rit du dandysme et de la posture artiste, il s’offre à voir – très sérieusement, cette fois – en séducteur. D’ailleurs, l’écrivain pose devant un portrait de Louise Colet, dont on distingue le bras, afin de lui envoyer son portrait en retour [27]. Ce cliché de jeunesse du futur auteur de Madame Bovary donne à voir un Flaubert jeune et fringant, ce qui déjoue les représentations habituelles. Bien que l’on reconnaisse ici quelques caractéristiques du « Flaubert immortel », passé à la postérité grâce à d’autres clichés, on ne retrouve ici ni la corpulence, ni les bajoues, ni l’air las. Notre regard sur Flaubert change radicalement. C’est un nouvel être-au-monde qui surgit ici : le créateur refusant le monde et façonnant coûte que coûte une beauté contre le réel cède la place à un homme « dans la vie », dans le monde, plus conquérant et séducteur qu’on l’eût cru. Le réel flaubertien n’apparaît plus, rétrospectivement, comme une création muséale, mais comme une matière vivante, sensible, car il a été éprouvé par un être désirant. De fait, c’est moins la perfection formelle que l’on retient de son œuvre que la restitution des sensations, moins Hérodias qu’Un cœur simple, moins le fils du Parnasse que le père de Maupassant.
Cette surprenante jeunesse des figures consacrées, on la retrouve dans le Musset séduisant que nous donne à voir une photographie du poète anonyme et sans date, révélée en 2010 par les descendants de Sand et authentifiée par la romancière elle-même [28]. Aux antipodes du célèbre portrait peint par Charles Landelle (1854), où Musset n’est pas à son avantage, ce cliché nous montre un jeune homme à la beauté altière, les traits subtils, l’œil clair et déterminé. À admirer ce cliché, on comprend mieux la part essentielle que joue dans son œuvre l’élégance, à la fois principe de vie et attitude sociale. C’est à une même reconsidération de l’œuvre que conduit la vision d’un portrait photographique d’Alphonse Daudet. Passé à la postérité en quinquagénaire prématurément vieilli par la maladie, à la barbe et à la chevelure négligées, Daudet fut jeune, lui aussi. Une image de lui prise par Carjat aux alentours de 1875 [29] nous montre un bel homme, à la tranquille assurance (qui n’a rien à voir avec la suffisance). Le visage aux traits mâles, la toison de la chevelure, la grande élégance (c’est-à-dire la simplicité) de la pose : tout évoque ici une séduction à mi-chemin entre la sauvagerie du conquérant et le raffinement du prince russe. Débarrassé du pittoresque et de l’image d’Épinal du vieillard malade, l’écrivain en sort grandi, décapé, comme plus puissant. Et la pointe de tristesse dans son regard rend son œuvre plus tragique, plus noire.
Un dernier exemple de la manière dont la soudaine vision du corps de l’écrivain suscite un nouveau regard sur son œuvre. Zola, à nouveau. Sur l’un de ses autoportraits photographiques, on y voit l’écrivain-photographe, un jour d’hiver de 1900 au Bois de Boulogne, posté frontalement face à l’objectif, en train de tenir un appareil [30]. Objectif contre objectif : dans le sillage de l’autoportrait du peintre au chevalet, le romancier s’amuse ici à une banale mise en scène du travail créateur. Mais ce qui frappe ici, c’est le respect avec lequel le romancier tient l’outil photographique. La main gauche soutient le boîtier, la droite fait mine d’appuyer sur l’obturateur : le geste indique une fascination mêlée de crainte face à cette machine merveilleuse, capable de produire des représentations si fidèles qu’elles font office pour lui, on le sait, d’archétype de la représentation littéraire. Le corps (ici, le geste) met l’accent, de manière plus ferme que ce que le romancier en dit lui-même, sur l’un des défis esthétiques primordiaux de l’œuvre.
Gautier avait raison. Le corps de l’écrivain ne reste pas muet. Son image photographiée contribue d’ailleurs souvent à figer sa représentation pour la postérité, aussi faussée soit-elle. Imagine-t-on Hugo sans sa barbe blanche ? S’il pétrifie l’auteur – et son œuvre –, le visage photographié en crée aussi un raccourci saisissant. De la vérité des clichés. Mais c’est au-delà que cette petite étude a voulu mener. Si l’on sait regarder, le corps de l’auteur peut incarner à lui seul l’écriture, le style, les rendant alors visibles comme par enchantement par d’infimes détails. « Une expression de visage [remarquent Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy], un profil, un regard, une main, une façon de se tenir ou de s’habiller – et jusqu’au seul fait d’accepter ou non le portrait, de se laisser photographier, peindre ou filmer […], tout cela donne autant d’avis, d’indices, de gestes esquissés qui s’ajoutent à l’œuvre sans s’y intégrer, qui passent à côté d’elle, qui la frôlent et contribuent à son allure » [31]. Advient alors une vérité organique qu’aucun discours ne peut rendre et qui prouve la force du lien entre corps et écriture, pourtant à deux extrémités l’un et l’autre du processus créateur. « Lorsque je vois cette image, poursuivent les deux essayistes précités à propos du célèbre portrait de Flaubert par Nadar [32], j’entends aussitôt, prononcé d’une voix forte et impatiente, le mot “gueuloir”. J’entends les efforts et les éclats de la voix essayant les phrases et j’entends la phrase même ; je veux dire, son phrasé, la volonté, le grondement, l’exaspération pour faire résonner des mots qui se changeraient à la fin en vision » [33]. J’entends la phrase même : du corps à l’œuvre, et de l’œuvre au corps, c’est la dimension farouchement vivante de la voix littéraire que ces fugaces effigies nous révèlent.
[1] Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p.13.
[2] Théophile Gautier, Balzac, [1858], éd. J.-L. Steinmetz, Le Castor Astral, 1999, p. 22.
[3] Ibid., p. 24.
[4] Voir Ann Jefferson, Le Défi biographique. La Littérature en question, PUF, « Les Littéraires », 2012, p. 76.
[5] « On pourrait dire, en simplifiant un peu abusivement, que la France est le pays de la littérature, et l’Angleterre celui de la biographie » (ibid., p. 5).
[6] Hélène Merlin-Kajman remarque ainsi que : « Vidé de tout contenu mimétique, le texte ne vaut plus que contigu à son auteur, attesté par sa personne » (Page consultée le 5 juillet 2013). L’ère numérique et les nouvelles technologies ne sont pas étrangères à cette fièvre biographique : Facebook et Twitter mettent en effet l’accent sur l’émetteur du message au détriment de ce dernier.
[7] L’intellectuel intéresse rarement par son corps. Reprenant la distinction de Kantorowicz entre corps naturel et corps politique, William Marx souligne le rapport proportionnellement inverse, chez l’intellectuel, entre ce qu’il nomme le corps restreint (le corps réel et tangible) et le corps étendu (le « corpus », plus ou moins vaste, des textes qu’il a produits) : « l’un est aussi chétif, conclut-il, que l’autre est vigoureux » (William Marx, Vie du lettré, Minuit, 2009, p. 23).
[8] C’est aussi ce qui intéressera Rodin, lorsqu’il réalisera sa statue de Balzac, où le corps exprime, en accord avec la conception romantique d’un tout créateur, l’œuvre du romancier (monumentalité, organicité, vision),
[9] Susan Sontag, Sur la photographie, [1973], Christian Bourgois, 1993, p. 33.
[10] Il s’agit bien ici pour moi de rapprocher les regards et non les objets. Susan Sontag parle de sa propre expérience mais l’on peut penser que, plus largement, l’existence même de ces photos a transformé notre façon de considérer le media photographique. Les photos des camps ont rendu visible ce qu’Agamben dans Homo Sacer (Seuil, 1997) appelle la « vie nue », et toute photographie est désormais susceptible de nous ramener à cette image du survivant.
[11] Ibid., p. 18.
[12] Roland Barthes, op. cit., p. 15.
[13] Jérôme Thélot, « Notes sur un portrait de Baudelaire », Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux et Philippe Ortel (dir.), Littérature et photographie, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2008, p. 520.
[14] Ibid., p. 522. D’autres voix nuancent ce supposé « mutisme » du portrait d’écrivain. Pour Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, le portrait de l’auteur est au cœur d’un mouvement contradictoire, d’une « double contrainte » : « Jamais personne ne pourra voir dans un portrait […] la face d’un auteur. Mais jamais personne ne pourra regarder le portrait du signataire d’une œuvre sans y scruter la présence de l’auteur » (Federico Ferrari, Jean-Luc Nancy, Iconographie de l’auteur, Galilée, « Lignes fictives », 2005, p. 13).
[15] Philippe Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Jacqueline Chambon, 2002, p. 286.
[16] Les écrivains deviennent des « figures publiques » en raison de la « transformation des pratiques médiatiques » (David Martens et Anne Reverseau, « La Littérature dévisagée. Figurations iconographiques de l’écrivain au XXe siècle », vol. 13, n° 4, 2012, p. 5). Disponible en ligne. (Page consultée le 20 juin 2013).
[17] La photographie est visible en cliquant ici (page consultée en octobre 2013).
[18] Albert Béguin, in Nerval, Œuvres complètes, éd. J. Richer, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952, p. 8.
[19] La photographie est visible en cliquant ici (page consultée en octobre 2013).
[20] La photographie est visible en cliquant ici (page consultée en octobre 2013).
[21] L’aptitude de la photographie à signaler l’impalpable, le circonstanciel, a été soulignée par Roland Barthes : « Les réalistes […] ne prennent pas du tout la photo pour une “copie” du réel – mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un art. Se demander si la photographie est analogique ou codée n’est pas une bonne voie d’analyse. L’important, c’est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l’objet, mais sur le temps. D’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation » (Roland Barthes, op. cit., p. 139).
[22] Edmond de Goncourt, Journal, 13 février 1874, in Journal : mémoires de la vie littéraire, vol. 2, 1866-1886, éd. R. Ricatte, Robert Laffont, « Bouquins », 2004, p. 570.
[23] Henry James, Guy de Maupassant, [1888], Sur Maupassant précédé de L’Art de la fiction, Editions Complexe, « Le Regard littéraire », 1987, pp. 74-75.
[24] Émile Deschanel, dans sa Physiologie des écrivains et des artistes ou Essai de critique naturelle (1864), s’est essayé à ce type d’approche critique.
[25] La photographie est disponible ici (page consultée en octobre 2013).
[26] On trouvera la photographie ici (page consultée en octobre 2013).
[27] Voir John Wood, « Flaubert, Love, and Photography », The Southern Review, Université de la Louisiane, avril 1994, vol. 30, n° 2, pp. 350-357.
[28] La photograhie est visible ici (page consultée en octobre 2013).
[29] On trouvera la photographie en cliquant ici (page consultée en octobre 2013).
[30] La photographie est accessible en cliquant ici (page consultée en octobre 2013).
[31] Federico Ferrari, Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 33.
[32] La photographie est visible ici (page consultée en octobre 2013).
[33] Federico Ferrari et Jean-Luc Nancy, op. cit., p. 55.