Transition n° 2
Préambule
Le texte de Florence Dumora fourmille de remarques précieuses pour Transitions, espace transitionnel et idée de transition en général. Vouloir les présenter serait se condamner à les appauvrir. Il nous fait comprendre, et éprouver (ou rééprouver), comment à maints égards l'approche de la peinture - ou de la littérature, car tout se joue autour du rêve en commun dénominateur - oscille entre la chute hypnotique, la fascination, et la tentative de saisir des seuils de perception entre le tout et le détail, entre le détail et le détail du détail, ballet du corps, des yeux par lequel l'esprit, se ressaisissant, se saisit d'un objet - tableau, hypotypose... - plutôt que de s'y perdre. Mais l'examen du rêve, qui «interdit cette chorégraphie du plus près/plus loin », révèle que rien de ce plaisir actif de l'accommodation et de la réflexion ne pourrait se produire sans la permanente présence des « effets oniriques de la proximité ».
Tiendrait-on là une entrée pour penser la beauté ?
H. M.-K.
Maître de conférences à l'Université Paris-Diderot-Paris 7, Florence Dumora consacre ses recherches aux liens entre la littérature, la peinture et les théories de l'âme et des passions avant Freud. Grande spécialiste de l'histoire du rêve, elle a publié L'Oeuvre nocturne (Champion, 2005) et des articles sur la littérature du XVIIe siècle.
Vertus de l'approche
Le Promontoire des songes
Dans l’ouverture du Promontorium somnii[2], Victor Hugo raconte l’expérience vertigineuse de rapprochement du regard qu’a été pour lui la contemplation de la lune dans le télescope d’Arago. Du très loin qui devient le très près grâce à ce « grossissement de quatre cents fois », la leçon à tirer est un effet de sublime, déployé en plusieurs phases.
Celle d’abord de ne rien voir : « rien » initial, qui rappelle le « Rien » du Chef d’œuvre inconnu de Balzac, où Poussin demande à Porbus comme Arago à Hugo : « Apercevez-vous quelque chose ? » qui lui répond : « — Non. Et vous ? — Rien. »[3]
Dans un deuxième temps, Hugo voit un « segment obscur » et, « si rien avait une forme… », une forme de rien, une pure opacité :
Peu à peu ma rétine fit ce qu’elle avait à faire, les obscurs mouvements de machine nécessaires s’opérèrent dans ma prunelle, ma pupille se dilata, mon œil s’habitua, comme on dit, et cette noirceur que je regardais commença à blêmir. Je distinguai, quoi ? impossible de le dire. C’était trouble, fugace, impalpable à l’œil, pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela.
Puis la visibilité augmenta, on ne sait quelles arborescences se ramifièrent, il se fit des compartiments dans cette lividité, le pâle à côté du noir, de vagues fils insaisissables marquèrent dans ce que j’avais sous les yeux des régions et des zones comme si l’on voyait des frontières dans un rêve. Pourtant, tout demeurait indistinct, et il n’y avait d’autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l’ensemble ; c’était toute la quantité de contour et de relief qui peut s’ébaucher dans de la nuit. (p. 7-8)
En conséquence, le scrutateur absorbé dans sa vision s’éprouve lui-même comme en rêve, vivant la coexistence impossible de deux mondes tout à coup accolés : « L’effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. Je touchais les plis de mon vêtement, j’étais, moi. Eh bien, cela aussi était. Ce songe était une terre ». (p. 8)
La troisième phase de la contemplation n’est autre que le spectacle d’une création de monde, à laquelle ne manque même pas le fiat lux, et où advient le commencement de la distinction et de la nomination : un cratère apparaît, c’est le Promontorium somnii, le promontoire des songes. « Tout à coup, j’eus un soubresaut, un éclair flamboya, ce fut merveilleux et formidable, je fermai les yeux d’éblouissement. Je venais de voir le soleil se lever dans la lune ». (p. 12)
Chaos informe d’une surface fantastique, transport dans un autre monde, discernement de cratères nommables, trois effets (défigurant, onirique, analytique) de l’approche d’une image ou par une image. Certes, c’est la machinerie optique du télescope et non l’œuvre d’art qui déclenche ici « les obscurs mouvements de machine » du regard. Mais cet ensongement par la proximité à l’image du spectateur, ainsi que les effets de sublime du très loin/très près, peuvent servir d’emblème, tant ils montrent la persistance de motifs analogues dans des expériences de contemplation sans rapport apparent.
Proximités : partition
De fait, ces phases d’approche ainsi décrites correspondent à diverses modalités de la proximité à la peinture. D’abord, une version littérale de la proximité, spatiale et objective, qui met en jeu un sujet, un objet et une distance réduite de l’un à l’autre. En s’approchant, il s’agit de mieux voir quelque chose.
- Premier cas, il s’agit de voir une partie (de l’image), dans une intention analytique visant en transparence à une connaissance rapprochée par le détail, la distinction : la tache blanche dans un paysage de Joachim Patinir qui, de près, est une aigrette ; la perle de Quentin Metsys, le reflet dans la perle, la fenêtre dans le reflet dans la perle, le paysage dans la fenêtre dans le reflet dans la perle… Et ce jusqu’à quitter éventuellement ce plan du discernement pour un enfoncement en abîme, comme si l’extrême proximité était un chas par où passer ailleurs, à la manière dont Pascal, dans la Pensée dite des « deux infinis », précise à propos du ciron : « Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau »,[4] formule dont Louis Marin a montré naguère, à l’aide d’une autre Pensée, qu’elle supplée, par le passage à l’absolu, au mouvement d’infinitisation propre à toute approche descriptive :
Une ville, une campagne, de loin c’est une ville et une campagne ; mais, à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmis, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. [5]
- Deuxième cas, il s’agit de voir une partie (du tableau), toujours dans une intention analytique mais qui viserait au détail pictural et non plus au détail iconique, scrutant la surface de la toile jusqu’à la touche, transformant le bouquet vu de près en un coup de brosse, un mouvement d’approche et de dégustation qui, éventuellement, franchissant la limite du trop près, prend le risque de faire basculer le mieux voir en un ne plus voir.
L’approche de l’œuvre consiste moins dans le choix entre ces deux visées – comme pourrait le suggérer le couple du « détail iconique » et du « détail pictural » proposé par Daniel Arasse – que dans la tentative de saisir leur articulation, le seuil entre transparence et opacité, le moment fascinant de composition/décomposition du local et du global, le point particulier, non pas « de distance », tel qu’il est réglé par le classicisme comme corrélat perspectif du point de fuite, mais le point de magie qui opère la transition merveilleuse de l’une à l’autre, qui effectue le déplacement minimal de la surface matérielle au plan insituable, immatériel, sur lequel se trouve l’image. Ce point de magie ne fixe pas le « bien voir », mais poursuit l’avènement ou la disparition réversible du voir, création ex nihilo ou chute dans le rien. Or, contrairement au point de distance, ce dernier est littéralement intenable, parce qu’il n’est ni objectif ni constructible par les lois de la perspective, il est pris dans un mouvement infini que décrit parfaitement Ernst Gombrich à propos de ce « maître de l’introspection » qu’était Kenneth Clark :
Observant une grande toile de Vélasquez, il cherchait à voir ce qui se produisait dans l’instant où, en prenant du champ, il voyait les touches de couleur et les coups de pinceau du tableau se transformer en une vision transfigurée du réel. Mais quoi qu’il tentât de faire, se rapprochant ou s’écartant, il ne pouvait, dans le même instant, faire que les deux visions coïncident, et il se sentait incapable de ce fait de répondre à la question qu’il s’était posée : savoir comment cette œuvre avait pu être réalisée.[6]
Car le mouvement d’approche se conjugue avec une autre modification, non mesurable, du regard : soit, de près, la perle s’avère effectivement contenir toute la pièce qui y est reflétée et, à la loupe, on peut distinguer la tête de l’aigrette ; soit, au contraire, un pas en arrière et cet amas de taches reforme un bouquet, et le point rouge au milieu du paysage de Constable est perçu (ou intentionné) avec le recul comme une robe de femme. Dans cette chorégraphie asymétrique devant le tableau, il apparaît que la proximité ne tient pas simplement à une distance réduite à l’objet, mais à une modification du lien entre un sujet et un objet, modification qui peut aller jusqu’à une forme d’échange, voire à l’abandon de l’idée littérale des positions de sujet et d’objet ou de leur écart.
Quant au mouvement sur place qui fait passer d’un aspect à l’autre dans la même image, c’est-à-dire, pour prendre l’exemple originel du « voir comme » des Investigations philosophiques de Wittgenstein, qui fait passer du lapin au canard dans la célèbre image ambiguë du canard-lapin, il introduit une autre étrangeté dans la réflexion sur l’approche de l’image : quelle proximité ou quelle distance, en ce cas singulier, établir entre le canard et le lapin ? Comment ne pas convertir ces coordonnées spatiales en intermittence temporelle, comme le fait le philosophe lui-même ?
Je contemple un visage, et remarque soudain sa ressemblance avec un autre. Je vois qu’il n’a pas changé ; et cependant je le vois différemment. […] je décris le changement comme une perception ; tout de même que si l’objet avait changé sous mes yeux.[7]
Ce battement incalculable peut pourtant être recherché activement dans l’approche du tableau – c’est lui qui permet par exemple à Michel Weemans de « voir » soudain un visage humain dans les reliefs rocailleux des paysages anthropomorphes, à la faveur d’une expérience visuelle singulière, toute différente de celle qui consiste à y traquer la chouette cachée dont le peintre Herri Met de Blaes signait ses toiles.[8] Voir-comme est une opération liée à la proximité aux œuvres qui semble bien rester irréductible à l’axe spatial voir de loin/de près.
À côté de l’approche objective et analytique de la proximité au sens de la décomposition du tableau en ses parties, il faut donc admettre, et ne pas considérer illégitime a priori parce que métaphorique, un sens figuré de « proche » et de « proximité », qui désigne la modalité subjective de la familiarité, de l’empathie, voire de la hantise, où l’approche tient à la fascination, la dévoration, la rumination, l’immersion, l’empiètement, la traversée, l’envoûtement de l’image, en somme l’onirisme qui marque le trouble de ses parages immédiats.
Cette proximité par familiarité suggère un double mouvement d’intériorisation de l’œuvre en soi (celle qu’on connaît par cœur) ou, inversement, d’entrée dans son monde. Si la loupe du connaisseur, et donc la proximité spatiale littérale, sert de modèle naturel aux proximités analytiques objectives (ralenti de l’écoute musicale aussi bien que décomposition par plans d’un film), la seconde proximité, déjà figurée, se laisse moins facilement métaphoriser selon un modèle spatial. Ou du moins l’espace qui permet cette double intériorisation réciproque n’a rien d’euclidien. Il pourrait être rapproché aussi bien de ce que Cassirer appelait l’espace mythique par opposition à l’espace physique, des espaces de la mémoire magnifiés par Augustin dans les Confessions, ou encore du trouble apporté aux coordonnées spatio-temporelles par le rêve.
Car le rêve s’offre comme modèle naturel et ancien de cette deuxième proximité à l’image, et ce aussi bien pour les arts plastiques que pour les arts du discours. C’est ce que montre la comparaison, présente dans l’histoire même de la notion rhétorique d’enargeia, entre l’effet d’une scène donnée à voir par la vivacité du discours et l’ensongement de l’auditeur, si saisi de l’image d’un banquet sous la plume de Cicéron qu’il n’aurait rien pu voir de plus en pénétrant dans la pièce même[9]. On retrouve la même chose dans le motif traditionnel selon lequel le spectateur n’est plus vis-à-visdu tableau, en face de lui, mais y entre, comme il entre dans le monde du rêve. C’est si vrai que la contemplation assidue d’une image est censée non seulement pouvoir donner sa forme au rêve mais littéralement le provoquer, l’image s’avérant toujours plus ou moins hypnagogique. Ce phénomène est mis en récit dans l’animation des figures d’une tapisserie propre aux contes fantastiques, dans la parabole du peintre prenant le chemin peint dans le tableau pour y disparaître, et se trouve confirmé dans les traités par le rôle joué par la contemplation de peinture dans la genèse des songes. Autant que de son ontologie défectueuse, qui en fait le paradigme de toute « image fausse », le rêve tire de sa nature d’image-faisant-monde son statut exemplaire pour la contemplation envoûtante de la peinture.
Si on prend au sérieux cette comparaison ordinaire, sans la tirer du côté de l’ineffable, de l’irreprésentable, etc., attachés à toute comparaison avec l’onirique, on constate bien vite qu’inversement, le rêve a durablement été comparé à la contemplation de peintures ; et qu’au XIXe siècle encore l’expression des « tableaux » du rêve est la plus commune. Ceci pour une raison simple, mais qui risque de paraître déroutante tant elle est étrangère à la question de l’interprétation, qui l’emporte généralement dans la réflexion sur le rêve, d’Artémidore à Freud. Lorsque on aborde le rêve en tant qu’expérience nocturne, en tant que rêve rêvé (par opposition au rêve souvenu, aucune langue ne permettant la distinction entre les deux), on le conçoit toujours en fonction d’expériences autres : comme un voyage dans un autre monde, comme la vraie vie, comme un tableau, comme un film, etc., et ce particulièrement en fonction des formes esthétiques contemporaines (le théâtre, la peinture, de nos jours le cinéma).
D’où une nouvelle question, inattendue : puisque la fascination de peinture est comparée au rêve, et le rêve en retour à la contemplation picturale, peut-on trouver, à propos du rêve lui-même, l’équivalent de l’approche du tableau ? Y a-t-il, autrement dit, une proximité au rêve ?
Proximité au rêve
Rien n’est moins sûr : autant l’approche de l’image va de soi et tend à une absorption quasi onirique, autant la possibilité d’une approche du rêve est en réalité discutable, et le sens même à donner à une telle expression problématique. Il semble même que l’idée de proximité soit au contraire un point d’achoppement du parallèle entre le rêve et l’image.
Cela ne veut certes pas dire que le rêve ne déclenche pas le désir (le fantasme) de s’approcher. Bien au contraire, l’expérience du rêve au réveil réside presque entièrement dans ce désir de le retrouver, de le re-rêver en détail – grâce à ces réserves de détails s’ouvrant sans cesse au cours de la remémoration ou à l’occasion d’une association d’idées intempestive – d’approcher cette expérience singulière qui se donne sur le mode du souvenir d’une autre, aussi irrésistiblement supposée avoir eu lieu que constitutivement donnée comme perdue.
Ce désir de retrouver l’intériorité du rêve, sa présence comme monde tout autour, peut être aussi intense que celui de Rilke aspirant à « devenir la douce, l’infime, l’imperceptible ombre » de l’une des pommes posées sur le rebord de la fenêtre de la Vierge de Lucques de Van Eyck, que rapporte Daniel Arasse.[10] Mais quand on essaie de redevenir rêveur au milieu du rêve, celui-ci se dérobe à l’approche et s’enfuit. Cette fugacité n’est pas contingente, elle définit depuis Homère les images de songe.
Valéry, qui scande toujours sa réflexion sur le rêve d’un prudent : « si le rêve existe »[11] et le définit comme « purement hypothétique », propose en 1892 : « On dirait qu’il n’est pas permis d’observer bien un rêve – C’est presque une définition », et ajoute en 1914 : « Le rêve peut être précis. Il ne peut être précisé »[12].
Étant donné l’appréhension duelle, mais indissociable, du rêve comme rêvé et comme souvenu, la proximité au rêve désigne deux choses différentes, qui rejouent une difficulté intéressante dans la réflexion sur la proximité à l’œuvre picturale figurative, à savoir le glissement irrésistible de la proximité à l’œuvre et de la proximité par l’œuvre aux choses.[13]
D’une part, la proximité au rêve désigne de l’extérieur le regard du réveil sur le rêve. En sa version la plus opiniâtre, cette approche du rêve par l’extérieur est abondamment illustrée par l’histoire séculaire de « l’argument du rêve » qui oppose les philosophes sceptiques et leurs adversaires sur l’existence d’un critère de distinction fiable de la perception éveillée. Le réveil met au jour les trous du songe, son aspect mal bâti, rapiécé, et en même temps son caractère définitivement clos, insulaire, sa déliaison. Quand le philosophe invoque le défaut de connexion du rêve à un contexte pour le différencier de la veille, il admet de fait la possibilité d’observer le rêve de près, jusqu’à ses bords déchirés, ses interstices et même son « grain ». Mais ce grain ne peut apparaître qu’à la faveur d’une sorte de télescopage temporel entre le rêve in praesentia et sa mémorisation rétrospective comme rêve, ce qu’illustre par exemple Maurice Merleau-Ponty qui soutient que, contrairement au perçu, le rêve « n’est pas observable » et « qu’à l’examen » il s’avère lacunaire : « on répond assez au pyrrhonisme en montrant qu’il y a une différence de structure et pour ainsi dire de grain entre la perception ou vraie vision, qui donne lieu à une série ouverte d’explorations concordantes, et le rêve, qui n’est pas observable et, à l’examen, n’est presque que lacunes. »[14]
Du point de vue du réveil, la proximité, et avec elle l’examen, le ralenti, le zoom, apparaissent donc comme possibles, mais ils ont pour effet de détruire le rêve, et de dénoncer sa tenue comme un pur effet de liaison.
Mais la proximité au rêve peut être envisagée d’autre part de l’intérieur, en adoptant virtuellement et comme par fiction un problématique point de vue du rêveur. Contrairement à la précédente, cette expérience n’a donné lieu à aucune tradition de pensée continue, mais à l’histoire intermittente d’essais d’introspection du sommeil, de Synésius de Cyrène aux phénoménologues contemporains, en passant par les « psychologistes » du XIXe siècle. Bergson recommandait d’approcher cette position paradoxale par une attention méthodique au seuil du rêve : « puisqu’on ne peut guère s’analyser au cours du rêve lui-même – on épiera le passage du sommeil à la veille, on le serrera d’aussi près qu’on pourra », pour surprendre « du point de vue de la veille, l’état d’âme encore présent de l’homme qui dort »[15]. Valéry rend compte d’une tentative analogue de faire coïncider les deux points de vue irréductibles grâce à la modalité du « comme si » : « Je sors d’un rêve – C’est-à-dire – d’explorer la matière de ma pensée – de regarder de trop près les accidents, les trames grossières, les trous, les désordres partiels – et de les regarder cependant encore comme spectateur : comme si c’était de ma place – et j’en suis hors. »[16] Plus récemment, Pierre Pachet donne à cette expérience une traduction efficace : si le temps présent du rêve reste par nature inaccessible, on peut viser par fiction son présent au sens grammatical, plus exactement aspectuel, en se replaçant en imagination au milieu des événements du rêve en train d’advenir[17].
A partir de cet étrange point de vue interne, l’approche des images n’est plus considérée comme destructrice, mais elle peut en revanche être tenue pour impossible, parce que le rêve est censé agir comme une contrainte qui ne laisse pas le regard libre. Cette « fatalité » supposée du rêve le plus fantasque fait apparaître a contrario la capacité paradoxale propre à la conscience vigile d’appartenir à plusieurs espaces et plusieurs temps à la fois, d’être divisée. Soit, pour décrire le contraste entre ces façons de la veille et du rêve avec les mots d’Henri Michaux : « Dans celle-ci [la vie éveillée] ; souvent, parfois presque chaque instant, à de certaines heures, je regarde en songeant à autre chose (qui peut n’être pas très distinct, massif tout de même, dense), ainsi je regarde sans tout à fait et uniquement regarder, dédoublé un peu, échappé, ce que justement je ne fais ni ne puis faire en rêve. » Le rêve est le domaine d’un regard sans jeu possible, alors que le mélange d’attention et d’inattention place l’homme éveillé vis-à-vis de son monde « à une distance qui constamment et indéfiniment varie. »[18]
On le voit, la définition de ce que pourrait être l’expérience de se rapprocher d’un rêve tend invinciblement à opérer à son tour par comparaison, et en tant qu’elle diffère d’autres types d’approche. Ainsi, au moment même où il est conçu comme image intérieure, le rêve s’offre comme ce qui échappe à tout dispositif perspectif ; et, en particulier, ce qui interdit la chorégraphie du plus près / plus loin dont il a été question devant le tableau. Cette spécificité est celle de l’imaginaire en général, pour autant qu’on ne voit pas une image mentale : comme le répète Sartre après Alain, nul ne peut compter les colonnes du Panthéon sur l’image mentale du temple. Sartre fonde sur ce constat la distinction entre la conscience perceptive et la conscience « imageante ». Dans cette dernière, l’objet « vu » apparaît « comme un tout indifférencié » : « L’espace de l’objet irréel est sans partie (et absolu, sans distance à moi) ». Mieux : non seulement l’objet rêvé n’est pas descriptible, mais le descripteur lui-même est un pseudo-descripteur, l’observation en image est une quasi observation[19]. La question de la proximité au rêve se trouve résolue par ce « quasi », la qualité de flou ou de sfumato onirique venant de ce que la proximité n’est jamais qu’une approximation.
Lecture rêvée et lecture peinte
Le cas particulier de la lecture en rêve jette un autre éclairage sur la proximité à l’image. L’interrogation sur la possibilité de lire ou non en rêve revient régulièrement dans les traités. Dans ses Rêves et les moyens de les diriger (1867), expérimentations oniriques dont les découvertes avaient intéressé Freud, Hervey de Saint-Denys oppose les scènes de lecture onirique aisée et celles de lecture empêchée, en expliquant cette différence par le lien des premiers rêves à la mémoire du contenu intelligible du livre, et la genèse des seconds au simple « cliché-souvenir » du livre matériel[20], dont les mots en quelque sorte fixés en image ne peuvent donner prise au moindre déchiffrement. Revenant sur la même expérience, Valéry invoque d’abord un phénomène d’oubli, qui rend la question indécidable : « "Tout se passe comme si" j’avais lu un poème, et oublié ses termes, l’effet général, l’impression m’en demeurant. Rien ne peut établir l’existence ou l’inexistence de ce poème »[21]. Mais, dix ans plus tard, il tranche posément : « Dans un rêve où l’on croit lire – on voit génétiquement le texte (c.à.d. en le formant) et l’on sait ce qu’il contient. Mais pas de lecture. »[22]
Cette démystification du leurre de la lecture en rêve avait cependant été traitée elle-même de naïveté par Bergson, dans une conférence de 1901 : pourquoi s’étonner de la prestidigitation de la lecture en rêve, quand il suffit d’observer que le phénomène réel à l’état éveillé est déjà une hallucination, irréductible à la saisie détaillée des mots écrits ?
Quand vous parcourez votre journal, quand vous feuilletez un livre, croyez-vous apercevoir effectivement chaque lettre de chaque mot, ou même chaque mot de chaque phrase ? Vous ne liriez pas alors beaucoup de pages dans votre journée. La vérité est que vous ne percevez du mot, et même de la phrase, que quelques lettres ou quelques traits caractéristiques, juste ce qu’il faut pour deviner le reste : tout le reste, vous vous figurez le voir, vous vous en donnez en réalité l’hallucination.[23]
Ce débat à propos de la lecture en rêve fait porter un éclairage indirect sur le motif de l’illisible dans la peinture figurative, qui fait partie des enjeux de la proximité à l’image. Les deux cas de figure apparaissent aussi en peinture : il arrive que lorsqu’on s’en approche, la page peinte illisible se métamorphose, ou ne se métamorphose pas, en un texte lisible, comme elle donne l’illusion de loin de pouvoir le faire selon le modèle réel de l’accommodation correcte de l’œil au texte. L’opération déceptive, dans les tableaux où l’on ne déchiffre rien de la bible ouverte, n’est pas symétrique de celle par laquelle, quand on s’éloigne du tableau, l’amas de taches « devient » le bouquet de l’Infante : ici, ni de loin, ni de près, il n’y a d’accomodation nette. Faut-il penser, hors de l’option stylistique assignable aux catégories formelles du « linéaire » et du « pictural » wölffliniennes, que les peintres qui représentent une page illisible distinguent obscurément un texte d’une image de texte ? Qu’ils détachent par là le regard de près du spectateur de celui d’un lecteur, et qu’ils le reconnaissent plus proche sur ce point d’un regard de rêveur ?
La lecture en rêve rend compte de la portée phénoménologique, et non seulement formelle, du choix de l’illisible dans la représentation picturale d’un texte. La contemplation d’œuvres d’art en rêve, elle, expose naïvement le rêve de la contemplation artistique. Qu’il soit ou non possible de s’approcher du rêve, la contemplation par le rêveur d’images d’art dans le rêve est un motif onirique banal. Il a l’intérêt de traduire un imaginaire spontané du rapport à l’œuvre, et d’accomplir en quelque sorte littéralement ce qui n’est que virtuel, ou métaphorique, dans la contemplation esthétique - mais dont la force intuitive vient peut-être d’avoir été ainsi franchie en rêve. Les phases de défiguration, ou au contraire d’animation par la proximité à l’image exposées en commençant apparaissent en rêve sous la forme de métamorphoses effectives de l’objet contemplé, par exemple dans les nombreux récits d’Hervey de Saint-Denys : la gravure prend vie, la peinture s’exhausse en statue, la statue s’aplatit mais se colore comme une fresque, avant que l’ensemble s’achève de près dans la pure opacité d’un « badigeonnage » :
[ …] j’ai vu d’abord une statue sur son piédestal, placée devant une muraille tendue de velours ou de papier vert. Au bout d’un instant, ce n’était plus une statue, mais une simple peinture à fresque. Bientôt l’illusion d’une statue véritable se reproduisit pour s’effacer encore, et ainsi plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que, m’étant approché de la muraille, je ne vis plus qu’un grossier badigeonnage dont je demeurai tout étonné ![24]
De même, l’alternative entre transparence et opacité de la représentation picturale qui désespérait Kenneth Clark n’est plus une alternative exclusive en rêve. Transparence et opacité peuvent en quelque sorte coïncider, comme dans ce cauchemar de Walter Benjamin : « […] Je me trouvais en même temps devant une carte géographique et dans le paysage qu’elle représentait. Le paysage était effroyablement sinistre et nu, il était impossible de dire si cette désolation était celle des déserts rocheux ou celle du fond gris et vide de la carte, peuplé seulement de caractères d’imprimerie. »[25]
Ces cas, qu’on pourrait multiplier à l’infini, montrent qu’il n’est pas tout à fait déraisonnable de rechercher dans le discours sur le rêve des indications sur la contemplation de peinture. Car la description de l’expérience de rêve a pour particularité de n’avoir rien en propre. Elle exige d’en passer par la comparaison impropre, mais indispensable, entre l’imagerie intérieure du rêve ou de l’imagination et l’image matérielle extérieure, fût-ce pour s’en différencier aussitôt. Cette impropriété foncière n’empêche aucunement, on l’a vu, la comparaison inverse, quand la contemplation de l’image réelle reconnaît en elle sa part d’hypnose. Il semble, en cette fin de parcours, qu’on puisse justifier plus précisément ces échanges entre les deux fascinations, la fascination artistique et la fascination onirique, par une définition qui détache fermement l’idée de proximité de celle même de détail, qu’il soit iconique ou pictural, au profit d’une modification des coordonnées spatiales et méréologiques de l’image. On prendrait en compte par là une aberration qui pourrait être glosée, dans la suite lointaine des remarques de Sartre sur les parties indivises de l’image mentale, par l’expression frappante due à Emmanuel Martineau d’une relation partes intra partes de l’image, s’opposant à la relation partes extra partes de l’espace :
Au paradoxe des parties de l’étendue, où extériorité et corrélativité vont ensemble, répond ici avec une parfaite symétrie le paradoxe des parties de l’image, où la disproportion s’allie à l’intériorité. Ainsi sommes-nous autorisés à risquer cette formule de l’image : partes intra partes.[26]
Cette définition vertigineuse, si apte à nommer l’impossibilité d’articuler entre eux les moments et les lieux du rêve, est également tout à fait éclairante pour la considération des effets oniriques de la proximité à l’image, quand s’y perdent à la fois la sûreté du point de vue, le rapport d’échelle du détail au tout, et la claire contiguïté des parties.
Bibliographie
ARASSE, Daniel, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008.
BENJAMIN, Walter, Rêves, trad. G. David, Paris, Gallimard, 2009.
BERGSON, Henri, « Le rêve » (1901), L’Energie spirituelle, Paris, PUF, 4e édition, Quadrige, 1993.
GOMBRICH, Ernst, L’Art et l’illusion, 6e édition française, trad. G. Durand, Phaidon, 2002.
HERVEY DE SAINT-DENYS, Léon (d’), Rêves et les moyens de les diriger, Neuffontaines, Oniros, 2006.
HUGO, Victor, Promontorium somnii, Paris, Les Belles Lettres, 1961.
MARIN, Louis, De la représentation, Paris, Seuil/Gallimard, 1994.
PACHET, Pierre, Nuits étroitement surveillées, Paris, Gallimard, 1980.
SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1940.
VALERY, Paul, « Questions du rêve », Cahiers Paul Valéry, 3, Gallimard, nrf, 1979.
WITTGENSTEIN, Ludwig, Investigations philosophiques, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1961.
[3] La scène est citée par Daniel Arasse, Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008, p. 266.
[4] Pascal, Pensées, Papiers classés, Œuvres complètes, Louis Lafuma (éd.), Éditions du Seuil, 1963, 199.
[5] Ibid., 65 : c’est moi qui souligne. Louis Marin, « Mimesis et description » (1988), De la représentation, Seuil/Gallimard, 1994, notamment p. 261-264.
[6] E. H. Gombrich, L’Art et l’illusion, 6e édition française, trad. Guy Durand, Phaidon, 2002, « Introduction », p. 5 ; c’est moi qui souligne. Cette impossibilité actuelle conduit à observer que la thèse centrale dans l’œuvre de Louis Marin selon laquelle « toute représentation se présente représentant quelque chose », associant indissolublement transparence ou transitivité à l’objet, et opacité ou réflexivité, n’implique pas pour autant qu’on puisse effectivement voir cette représentation se présenter représentant, c’est-à-dire qu’on puisse saisir l’articulation elle-même.
[7] Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, trad. Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p.325 et 328. C’est l’auteur qui souligne.
[9] Quintilien, Institution oratoire, VIII, 3, 67 : « Quid plus videret qui intrasset » (« Qu’aurait-on pu voir de plus, si on était entré dans la salle ? »), trad. J. Cousin, Belles Lettres, 2003, p.79. Sur les liens de l’enargeia au rêve, voir Perrine Galand-Hallyn, « Le songe et la rhétorique de l’enargeia », in Françoise Charpentier (éd.), Le Songe à la Renaissance, Presses Universitaires de Saint-Étienne,1990, p. 125-136, et Florence Dumora, L’œuvre nocturne, Paris, Honoré Champion, 2005.
[11] Valéry, Cahiers,1939, XXII, 583, repris dans « Questions de rêve », Cahiers Paul Valéry n°3, Gallimard nrf, 1979, p. 152.
[13] Le glissement de la considération du rêve à la considération par le rêve n’est peut-être pas une simple confusion regrettable. C’est que, selon le mot de Valéry, « Le rêveur au lieu de voir les choses, y voit au moyen des choses », Cahiers, 1916, VI, 278, ibid., p. 103.
[14] Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 20. Voir aussi Claude Romano,
[15] Bergson, « Le rêve » (1901) repris dans l’Energie spirituelle, PUF, 4e édition, Quadrige, 1993, p. 101.
[17] C’est ce qu’il fait tout au long de ses Nuits étroitement surveillées (Paris, Gallimard, 1980). Cette visée imaginative est indépendante du crédit à apporter à la réalité physique ou neurophysiologique objective de ce présent, soit effectif et même enregistrable, comme on l’a espéré dans les années 1950 au moment de la découverte de l’électro-encéphalogramme et du sommeil paradoxal, soit purement virtuel lors de micro-réveils de quelques fractions de secondes donnant uniquement l’impression d’un déroulement temporel, par un phénomène de recomposition rétrospective quasi instantanée ressemblant à celui du « déjà vu ».
[20] Léon d’Hervey de Saint-Denys, Les Rêves et les moyens de les diriger, Neuffontaines, Oniros, 1995, p. 252.
[23] Bergson, op. cit., pp. 97-98. Il est à noter que la question de l’impossibilité de la lecture en rêve constitue un argument central dans l’hypothèse neurophysiologique de Jean-Pol Tassin sur le type d’activité neuronale présente dans le rêve.
[24] Hervey de Saint Denis, Les Rêves et les moyens de les diriger, op. cit., p. 253. Voir aussi le magnifique rêve de Sainte Gudule, p. 17.
[25] Rêve du 6 mars 1938, Rêves, trad. C. David, Paris, Le Promeneur, 2008, p. 65. Un autre effet d’involution caractérise le beau rêve intitulé « Trop approché » :
En rêve, j’étais sur la rive gauche de la Seine devant Notre-Dame. J’étais là mais il n’y avait rien qui ressemblât à Notre-Dame. Seuls les derniers degrés de la masse d’un édifice de brique dépassaient d’un haut coffrage en bois. Ce qui m’envahissait, c’était la nostalgie. La nostalgie de Paris, où je me trouvais ici en rêve. D’où venait cette nostalgie ? Et d’où venait cet objet complètement déformé, méconnaissable ? – C’est que, dans le rêve, je m’étais trop approché. La nostalgie inouïe qui s’était emparée de moi ici, au cœur de l’objet désiré, n’était pas elle qui, à partir du lointain, a besoin d’une image. C’était la nostalgie heureuse qui, ayant déjà franchi le seuil de l’image et de la possession, ne connaît plus que la force du nom à partir duquel l’être aimé vit, se transforme, vieillit, rajeunit et – n’ayant pas d’image – est le refuge de toutes les images. » W. Benjamin, Gesammelte Schriften, vol. IV, « Ombres courtes », 1929, p. 370, repris dans Rêves, op. cit., p. 55.