Transition n° 8

 

Préambule

 Le cinéma se prêterait-il particulièrement à une exploration transitionnelle ? Après Godard, Gilbert Cabasso revient sur Wim Wenders. Mais il me semble que l'enjeu est aussi un enjeu de transmission ou de relance - un enjeu, en un autre sens (le nôtre), proprement transitionnel. Et la réflexion de Gilbert Cabasso rejoint ici celle que nous menons sur la littérarité : derrière la spécularité du langage cinématographique, il décèle le frémissant désir, sans cesse mélancolique et sans cesse enfantin, de retrouver l'évidence sensible des choses, telles qu'elles s'offrent à nous dans leur fragilité. Nous pouvons relire, revoir ces œuvres, et relier autrement l'art qui les a soutenues.

H. M.-K.

Gilbert Cabasso est professeur agrégé de philosophie. Il a enseigné durant 22 ans au lycée Victor Duruy à Paris. Retraité depuis 2011, il continue d'animer le ciné-club qu'il y a créé. Et il est membre du comité de rédaction de Transitions.

 

 

 

 

Sur quelques films de Wim Wenders
« Douceur caressante d'un regard séparé »

Gilbert Cabasso

08/02/2014

 

L’œuvre de Wim Wenders témoigne de cette féconde contradiction qui fait travailler en lui la mythologie américaine, « colonisatrice d’inconscients » [1] et la recherche d’une identité culturelle ouverte à un cosmopolitisme déterritorialisé [2], arraché à l’idée même d’un espace approprié. S’il part des structures narratives les plus clairement codées du cinéma américain, celles de l’errance, du retour incertain, des amitiés masculines confrontées aux grands espaces, il les transfigure dans celles d’une réflexion sur l’aventure même du cinéma : ses fictions ne cessent de nous parler du cinéma, de ses conditions de production aléatoires, autant que de ses conditions de projection, toujours hantées par sa mémoire cinéphilique. « Tout film, écrit-il au moment de l’Ami américain, est, pour moi, un regard en arrière, mais sans nostalgie, sur le cinéma américain ».

Cette unité engage bien davantage qu’une méditation sur l’histoire des formes et des styles. Unité contradictoire, tant il est vrai que dans la même dynamique, l’image réfléchit sur elle-même et cherche à atteindre la plus forte évidence de la présence transparente des choses mêmes. Chaque film se creuse de sa propre histoire, sous ses aspects les plus élémentaires et les plus complexes. Le jeu va jusqu’à mettre en scène le corps même des cinéastes, à les « travailler au corps », oserait-on dire. Le plaisir que le cinéaste éprouve à faire jouer les metteurs en scène, dit-il, vient de ce qu’ils sont « les seuls gangsters qu’[il] connaisse, les seuls qui jouent aussi légèrement avec la vie et la mort » [3]. Boutade qui n’explique pas vraiment pourquoi Wenders décide d’en finir avec presque tous. Voilà qui l’amène jusqu’aux confins de la mort réelle, physiquement incarnée par l’agonie de Nicholas Ray dans Lightning over water (Nick’s movie) et qui devrait conduire à interroger sérieusement le rapport des fictions wendersiennes aux figures paternelles manquées ou perdues, vacillantes, commémorées. Que l’on songe à la rencontre, admirable, de Robert et de son père, dans l’imprimerie d’Au fil du temps, à la complexité œdipienne explicite de l’amitié de Wenders et de N. Ray… Toute cinéphilie porte-t-elle donc en elle l’angoisse de la filiation, en dérive-t-elle fatalement, et parvient-elle quelquefois à la sublimer ?

Le jeu référentiel ne se limite cependant pas à la logique explicite de la filiation. Le cinéma comme tel se réfléchit de part en part, autant dans le dispositif de sa production que dans celui de sa projection : la multiplication des appareils d’optique, d’enregistrement, la présence obsessionnelle de la télévision, parfois brouillée, métaphorise le cinéma jusqu’à en revenir à son essence : on pense, par exemple, aux jeux d’ombre sur l’écran d’Au fil du temps, comme une discrète mise en forme de son origine. Wenders joue les Fellini, même si, à la différence du Guido de 8 1/2, Fritz, dans l’Etat des choses, meurt, et si le film reste suspendu à l’ultime regard qu’enregistre la caméra. Wenders ne se contente pas d’un tel consentement mimétique : dans la scène au cours de laquelle Patrick Bauchau pontifie sur le thème de la Vie et des Histoires (« Les histoires n’existent que dans les histoires, alors que la vie s’écoule au fil du temps, sans produire d’histoires »), Wenders tourne la séquence comme Fellini l’aurait tournée, en plans expressionnistes serrés, caricaturaux, et Fritz, cinéaste privé de moyens de production, porte pour l’occasion le chapeau du Guido de 8 ½. Les fictions dialoguent entre elles. L’innocence est hors de portée, l’immédiat est perdu.

Wenders est l’un des rares cinéastes à rendre si nettement sensible cette perte. Sans doute est-ce la conscience aiguë qu’il en a qui le rapproche de Godard. Faut-il donc que meure le cinéma pour qu’advienne l’art d’une pure présence ? Le cinéma wendersien, hanté par sa propre disparition, par l’écran blanc (Weisse Wand dont les deux initiales ponctuent Au fil du temps), voudrait renouer avec les origines dont il est éperdument nostalgique, malgré tout ce qu’il peut en dire, quitte à le réinventer dans la scène burlesque au cours de laquelle Robert et Bruno projettent leurs ombres chinoises sur l’écran, pour la plus grande joie des enfants.

Le cinéma auquel il voudrait revenir, Wenders le dit souvent, c’est celui de Ford et Hawks ; davantage encore, dit-il, « c’est d’Ozu qu’ [il] a le plus appris […]. Même chez Ford ou Hawks, je ne connais une telle clarté, une telle simplicité de la présence, de l’évidence des choses. Sa façon de raconter les choses va dans le sens figuré. C’était également mon idée du cinéma, et tout d’un coup, je découvrais que cela appartenait à une tradition » [4]. Voilà bien comment se noue la contradiction entre la cinéphilie assumée et cette exigence de présence d’espaces et de corps.

Comment perpétuer un cinéma de l’évidence quand on est saturé d’images et de sons, quand la mémoire est encombrée de clichés au point de courir constamment le risque du ressassement ? Dans Faux mouvement, qui s’inspire des Années d’apprentissages de Wilhelm Meister de Goethe, Hannah Schygulla parle de l’humiliation de devoir répéter. Anna et Mark, dans l’Etat des choses, viennent de faire l’amour. Anna demande à son amant si lui aussi a l’impression que c’est toujours pareil. Oui, non, équivoques de la réponse, hésitations, cigarette… Anna explicite alors son malaise : « Rien de nouveau ne peut se passer entre nous, si ça commence avec cette impression de déjà-vu ». Ce qui menace profondément le cinéma de Wenders, ce qu’Anna refuse, Wenders le signifie pour toutes les fictions, parce qu’un dispositif de re-présentation risque d’escamoter par sa nature même la présence du monde et des êtres, la vouant à sa propre répétition.

L’œuvre de Wenders est tout entière portée par ce désir de « laisser apparaître les choses comme elles sont ». C’est bien pourquoi son style met en crise la fiction. Dans ses films les plus aboutis, « les histoires ne sont plus qu’un prétexte pour faire des images ». La psychologie s’exténue dans l’entreprise. Elle cède le pas aux « choses mêmes » [5], aux corps, dans leur opacité. Wenders est un des cinéastes les plus attentifs au sommeil, aux corps endormis, aux visages dont l’intériorité échappe une fois pour toutes aux simplifications psychologisantes. Le corps devient énigme indéchiffrable, le sens en est effacé : incompréhensible mouvement de Joan, la violoniste de l’Etat des choses, dans son lit, la nuit, « rêve à la con » dont Bruno se réveille et dont il ne dit rien. Parfois, les plans deviennent eux-mêmes de simples clignements d’œil, un peu lents, entre deux regards, ouverture et fermeture de l’objectif, fondus au noir : souvenons-nous ici des plans très brefs du voyage d’Alice dans les villes. « Se laver l’œil entre chaque regard », exigeait Mizogushi. Wenders recherche la pureté d’un regard originaire pour lequel l’univers se dévoile, comme il le ferait pour un enfant. Il cherche à rendre sensible ce que serait ce regard, à retrouver son innocence, l’évidence avec laquelle, à la fin d’Au fil du temps, l’enfant décrit sur son cahier d’écolier, une gare, « tout ce qu’il voit : les rails, le ballast, le ciel, les nuages, un homme qui porte une valise vide » ? Si le cinéma écrit « avec une encre qui efface ce qui précède », comme dans le rêve de Robert, atteindra-t-il jamais à une telle simplicité ? « C’est aussi simple que ça ? » lui demande Robert, ce « pédiatre un peu linguiste », qui sait si bien le rituel psychanalytique de l’écoute ? [6] « Aussi simple que ça ! », répond l’enfant.

Wenders donne la preuve que cette simplicité, ce dépouillement est le comble de l’art et qu’ainsi, la contradiction ne se résout pas. Chaque film confirme son caractère indépassable. Wenders est oriental, au sens où Barthes pouvait dire d’Antonioni qu’il l’était : « Son art veut toujours peindre le vide, ou plutôt saisir l’objet figurable au sommet rare où le plein de son identité choit brusquement dans un nouvel espace. Celui de l’Interstice » [7]. A Gordon, le producteur qui le sermonne, à la fin de l’Etat des choses : « Il suffirait d’une histoire, Friedrich, sans histoire, tu es mort. C’est comme si on bâtissait une maison sans murs. » Fritz répond : « Pourquoi des murs ? L’espace entre les personnages peut supporter la charge ». Telle est la gageure wendersienne, que Jean Collet traduit en une belle formule : « Le plus court chemin d’un personnage à un autre, c’est l’univers » [8]. C’est bien en quoi le paysage wendersien n’est jamais un simple décor pour l’action, pas davantage un milieu signifiant.

Wenders passe ainsi de la saturation réfléchie des signes cinéphiliques à la volonté d’une pure saisie des choses. Cette saisie reste cependant incertaine, inapaisée : « Il y a quelque chose de terrible, dans la réalité, et je ne sais pas ce que c’est », disait Monica Vitti dans Le désert rouge d’Antonioni. L’irruption du réel produit, chez Wenders, parfois, le même effroi. Dans l’Etat des choses, Fritz endormi, soudain, une branche vient briser la vitre, faisant effraction dans le champ. Le réveil est violent. Mais tout se passe comme si Fritz ne pouvait consentir à l’évidence brutale du réel. Il reprend le contrôle des choses, les réintègre dans les mailles rassurantes du langage et se met à lire, comme pour conjurer l’énigme, la dissoudre, quelques lignes extraites de The Searchers : « Les restes noircis du genévrier avait la forme d’un homme, d’un cadavre desséché. Un bras semblait dressé dans un geste d’agonie ou de menace ». La métaphore langagière, la citation, le geste de lire, l’épreuve de la réminiscence neutralisent l’effroi. L’art de Wenders donne forme à l’Interstice.

Les moyens de communication occupent chez Wenders une fonction essentielle, presque obsessionnelle et maintiennent dans sa plus haute exigence formelle le cinéma comme art du mouvement. Là encore, c’est comme s’il remettait en scène l’étonnement dont la tradition cinématographique ne cesse de répéter le premier acte : L’entrée du train en gare de La Ciotat dont on veut qu’elle soit la première image filmée des frères Lumière, la toute première image de cinéma. Avec Wenders, le mouvement devient à son tour l’image du mouvement propre au dispositif cinématographique. Dans Au fil du temps, par exemple, la rhétorique des enchaînements joue constamment sur la métaphore : un fondu enchaîné superpose à la bobine du projecteur la roue du camion qui file ; ou quand une image se substitue à l’autre selon la scansion inédite d’un déplacement en arc de cercle, leur rapport reproduit le mouvement de l’essuie-glace balayant la pluie sur le pare-brise que l’on découvre au plan suivant. « La caméra mobile est l’équivalent général de tous les moyens de locomotion qu’elle montre ou dont elle se sert (avion, auto, bateau, bicyclette, marche, métro…) De cette équivalence, Wenders fera l’âme de deux de ses films, Au fil du temps et Alice dans les villes, introduisant dans le cinéma une réflexion sur le cinéma particulièrement concrète. » écrit Gilles Deleuze [9]. Rien de théorique, ici. La conscience des images, la procédure même de leur capture est un engagement charnel dans des rapports vécus aux êtres vus et aux choses. Dans L’Etat des choses, une séquence rend particulièrement sensible cet engagement : Fritz s’éveille et d’un geste très lent, caresse les deux enfants qui dorment. Le regard de la caméra suit avec tendresse sa main sur le corps des enfants et s’immobilise enfin sur l’espace béant d’une fenêtre ouverte sur l’océan noir. Comme une main parcourt un corps endormi, le regard wendersien, riche et lourd de toute son histoire, parcourt le monde, respectueux, séparé, douloureux.

 
Postambule

On oublie, mais pas tout à fait, ce qu’on a écrit jadis. Il y a plus de trente ans, nous avions organisé, à Narbonne, une rétrospective consacrée à Wim Wenders. Travaillant il y a peu avec des élèves Les Ailes du désir, je me demandai ce qui pouvait demeurer de ce qui, à l’époque, nous avait si intensément émus dans l’œuvre du cinéaste allemand. J’avais écrit un court texte publié dans la revue Ciné-club Méditerranée. Bien des remarques de ce temps-là vaudraient d’être reprises à propos des films qui suivront. C’était avant Paris-Texas et sa palme d’or à Cannes, en 1984. Les Ailes du désir offriraient bien des exemples de cette nostalgie contradictoire de la présence. Wenders s’engagea en 1996 à aider Antonioni, gravement handicapé par un accident vasculaire cérébral, à réaliser son dernier film Par delà les Nuages.

G. C.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   


[1] Au fil du temps.

[2] « Souviens-toi, dit Fritz au téléphone, je ne suis chez moi nulle part, je n’ai ni maison, ni pays » (Au fil du temps).

[3] Par exemple, dans l’Ami américain, ou dans L’Etat des choses.

[4] Cité par Michel Boujut, Wim Wenders, p. 13, Cinématographiques, edilig, 1982.

[5] Commentaire d’un court-métrage réalisé pour l’émission Cinéma-cinémas.

[6] Quand Robert, la nuit, accueille dans son camion l’homme effondré qui pleure sa femme morte, il s’installe comme un analyste et l’invite à la parole. L’homme finira par s’étendre sur…le divan, lui tournant le dos !

[7] Roland Barthes, « Cher Antonioni », Cahiers du cinéma, n° 311, mai 1980.

[8] Culture cinéma, avril 1978.

[9] Gilles Deleuze, Cinéma 1, L’image-mouvement, p. 37, Paris, éd. de Minuit.