Inédit

Psychanalyse prénatale de Tristram Shandy par son oncle traumatisé de guerre le capitaine Shandy, qui inspira Winnicott, Wittgenstein et Bion

 

 

 

Préambule

 

Les 13, 14 et 15 décembre 2018 s’est tenu un colloque international sous l’égide de Transitions consacré à « Littérature et trauma ». Il a rassemblé trente-six communiquants réunis en sessions, elles-mêmes réunies en journées. Françoise Davoine est intervenue lors de la deuxième journée, vendredi 14 décembre, journée consacrée à « Des équivoques à éclaircir », lors de la session « De l’auteur au lecteur – et retour ».

De fait, aucun titre de session ne pouvait mieux convenir à son propos. Françoise Davoine nous entraîne dans une bouleversante lecture de Tristram Shandy, œuvre d’« un pauvre pasteur du Yorkshire », Laurence Sterne, qui en 1759, « se met dans les traces de Cervantès, et souhaite écrire un Don Quichotte au XVIIIe siècle. Il a compris que la folie du chevalier permettait à son auteur d’inscrire ses traumas de guerre et d’esclavage. » De les inscrire, et de proposer aussi des figures aidantes (personnages et dispositifs tout autant) qui permettent à Tristram de s’en sortir. Bref, « tout comme Auguste Comte conseillait la lecture de Don Quichotte comme le meilleur manuel de thérapie de la folie après “son épisode cérébral” de 1820, je vous recommande, pour réfléchir sur “littérature et trauma”, la lecture de Tristram Shandy », conclut Françoise Davoine.

H. M.-K. et T. P.

Françoise Davoine est psychanalyste et a été maîtresse de conférences à l’EHESS où elle a animé le séminaire « Folie et lien social » avec Jean-Max Gaudillière. Elle a notamment publié Don Quichotte, pour combattre la mélancolie (Stock, 2008) ; et avec Jean-Max Gaudillière Histoire et trauma : la folie des guerres (Stock, 2006), et Comme des fous, folie et trauma dans Tristram Shandy (Gallimard, 2017).

 

 

 

 

 

Psychanalyse prénatale de Tristram Shandy par son oncle traumatisé de guerre le capitaine Shandy, qui inspira Winnicott, Wittgenstein et Bion

 

Françoise Davoine

06/04/2019

 

 

Quand Laurence Sterne, un pauvre pasteur du Yorkshire, « tourne auteur » en 1759, il se met dans les traces de Cervantès, et souhaite écrire un Don Quichotte. Il a compris que la folie du chevalier permettait à son auteur d’inscrire ses traumas de guerre et d’esclavage. Mais il ignore que son propre roman deviendra célèbre à Paris et que Diderot le prendra pour modèle de Jacques le Fataliste. Le don Quichotte de l’histoire s’appelle le Capitaine Toby. Il combattit dans le nord de la France sous les ordres du général Malborough, comme le père de Sterne, lui aussi militaire. Son Sancho Pança s’appelle le Caporal Trim, qui fut le personnage favori de Wittgenstein quand il revint de la guerre de 14 , traumatisé. Toby et Trim ne cessent de parler de leurs batailles au cours du roman, dans un but thérapeutique explicite. Sterne y ajoute une psychanalyse prénatale de l’enfant Tristram.

Les deux premiers mots du roman sont « I wish », qui se traduisent par « j’aurais bien voulu que mes parents y regardent à deux fois avant de me concevoir ». Dès les premières pages, le lecteur et la lectrice sont constamment engagés à participer à l’écriture. Ils pénètrent sur la scène primitive de la chambre à coucher des parents où, tous les premiers dimanches du mois, le père Shandy remonte la grande horloge sur le palier de l’escalier, et honore sa femme « en se débarrassant des deux corvées à la fois. »

On apprendra plus tard qu’un conflit larvé les oppose depuis longtemps. Ainsi s’explique la question assassine de Mrs Shandy à son mari au moment où « ses esprits animaux cavalant comme des fous » à la rencontre de l’ovule : « Pray my dear, have you not forgot to wind up the clock . Je vous prie mon cher, n’avez vous pas oublié de remonter l’horloge, » lui demande sa femme. Coitus interruptus !

Le futur Tristram a failli ne pas être. Ses cellules germinales, qu’il appelle homunculus, protestent violemment dès la première page où il analyse les effets psychiques qui l’attendent : « Le petit gentleman » devra passer neuf « longs longs mois de terreur » dans la matrice, tout seul, non accompagné, « ses nerfs dans un si triste état » qu’ils feront de lui plus tard « la proie de sursauts soudains et de cauchemars mélancolique. » Et il clame « les droits de l’homuncule, homunculus rights », celui d’un holding dès avant sa naissance. Winnicott s’en souviendra.

Sa mère s’en fout. Mrs Shandy restera indifférente à son enfant pendant tout le roman. Son père Walter, grand amateur d’encyclopédies, fera sur lui des théories , et lui pronostique scientifiquement une carrière d’handicapé mental. Il s’en plaint à son frère Toby, célibataire sans enfant et lui confie les circonstances de cette nuit funeste. C’est ainsi que l’oncle Toby pourra informer son neveu sur sa conception à moitié ratée , estimant que son droit le plus strict est de connaître la vérité sur sa conception et de valider ses premières impressions.

Comment ce militaire peut-il prétendre à la fonction de psy ? Comme Cervantès, le manchot de Lépante, Toby, fut blessé à l’aine, endroit stratégique s’il en est, à la bataille de Namur en 1795. Gravement atteint physiquement et psychiquement, il mettra 4 ans à s’en remettre, au terme d’une psychanalyse de trauma suivie d’une thérapie par le jeu dont s’inspirera encore Winnicott. Elle aura pour site l’espace transitionnel du jeu de boule, « le boulingrin » situé dans le jardin de sa petite maison à la campagne, où Trim et lui joueront à la guerre en construisant et en détruisant, fort et da, les maquettes de fortifications à la Vauban, où s’affrontent Anglais et Français avec leurs alliés respectifs pendant ce temps là .

Si Toby est le seul à s’intéresser à l’enfant pendant tout le roman, c’est que tous deux ont vu la mort en face. Il connaît la folie des traumatismes et sait qu’en lui parlant, il permet à Tristram de ne pas croire aux diagnostic débilitants dont l’affuble son encyclopédiste de père. Véritable thérapeute, il tient sa place dans ce transfert particulier, pour y être passé lui-même .

Le Capitaine Toby était donc resté allongé pendant quatre ans dans l’appartement de son frère qui l’avait recueilli à Londres. Il a fait l’expérience des debriefings inutiles de la part des visiteurs compatissants mais non concernés, que Walter prenait par la manche pour les amener à l’étage, car on le disait déjà à l’époque, « ça fait du bien de parler » . Ces derniers croyaient bien faire en l’encourageant à raconter sa bataille. Or la blessure empirait à chaque fois, ravivée par son récit de plus en plus confus, car elle était le seul témoin de l’événement et continuait à saigner, faute d’autre fiable à qui s’adresser Quand tous les garants de la parole ont explosé, la neutralité bienveillante ne constitue pas une altérité, il faut, dit Dori Laub[2], la présence d’« un témoin passionné ».

L’issue de cette impasse est trouvée par une idée subite de Toby. Je la conseille à ceux qui viennent me voir en contrôle, pour me parler d’enfants et d’adultes originaires de pays perdus dans le silence de leurs ancêtres à propos de catastrophes qui n’intéressent personne. Il demande à Trim de se procurer une carte de Namur sur laquelle, une fois collée au mur, il peut planter une aiguille, pin, à l’endroit exact où la pierre l’a fiché par terre. Fort de cette verticalité retrouvée, Trim est capable de se relever, et de percevoir ce qui l’entoure. Alors seulement, quand on lui pose la question « où a-t-il été blessé ? » , il peut répondre « là » en désignant non plus son entrecuisse, mais l’endroit précis sur la carte. La bataille ne se déroule plus sur la béance de sa blessure , mais dans un relief qui lui permet de repérer les ouvrages militaires, de situer les ennemis et, surtout, d’en lister les toponymes en les inscrivant dans le passé. Sa blessure se met alors à cicatriser à l’ébahissement de son chirurgien qu’il engueule pour la première fois, pressé de guérir, après avoir conquis la troisième dimension d’un langage déjà là, inscrit sur le plan de la citadelle, et être sorti de l’aire de mort où le temps s’arrête en cas de trauma.

La carte géographique des pays dont sont originaires les ancêtres des personnes qui viennent nous voir est un élément essentiel du transfert, quand l’analyste est vraiment intéressé, car ils inscrivent les lieux où errent les fantômes. C’est un transfert, au sens géographique du terme , où l’analyste peut se situer, car peuvent s’y croiser des chemins perdus de sa propre histoire, tout comme la voie du bébé à naître croise avant sa naissance les tranchées de l’ancien combattant. Cette fonction transférentielle, sans cesse à l’œuvre dans le roman, -- entre l’enfant Tristram et son oncle, entre Toby et Trim, entre l’auteur et ses lecteurs-- , est celle du Therapon dans l’Iliade[3] : le second au combat, et le double rituel chargé des rituels funéraires. Elle est aussi vieille que la guerre, comme nous l’apprend la littérature, orale et écrite, de par le monde .

Le psychanalyste Bion s’est clairement inspiré de Tristram Shandy dans son livre de fiction Une Mémoire du Futur [4] . Écrit à la fin de sa vie sous forme de dialogues entre divers personnages , il fait intervenir, sur le modèle de Captain Toby, Captain Bion, -- le grade d’officier de chars auquel il fut promu à 20 ans, son propre, fantôme, Ghost of Bion, qui dit, comme aurait pu dire Toby à Namur : « je suis mort à Cambrai en 1917, à Amiens en 1918, et à Ypres, » quand tout son équipage de char fut tué. Tout ce monde discute avec le psychanalyste, PA, ainsi qu’avec ses cellules germinales qu’il appelle Somites, collègues de l’Homunculus de Sterne.

Comme dans Tristram Shandy, les trois parties du livre suivent le rythme d’une psychothérapie de folie et de trauma . Son but est de passer du cauchemar d’une mémoire qui n’oublie pas, -- la première partie s’intitule « The Dream »--, une mémoire arrêtée dans un passé présent, -- la seconde partie s’intitule « Past presented »-- et qui se transformera grâce à l’Aube de l’oubli, -- la troisième partie s’intitule The Dawn of Oblivion,-- car on ne peut se souvenir que de ce qu’on peut oublier, dit Bion.

En conclusion, tout comme Auguste Comte [5] conseillait la lecture de Don Quichotte comme le meilleur manuel de thérapie de la folie après « son épisode cérébral » de 1820, je vous recommande, pour réfléchir sur « littérature et trauma », la lecture de Tristram Shandy.

[1]Laurence Sterne, La vie et les opinions de Tristram Shandy, gentleman, trad. A. Hédouin, A. Tadié, Paris, Gallimard, 2012.

[2] Soshana Felman, Dori Laub, Testimony, Crisis of witnessing in Literature, psychoanalysis and History. New York, Routledge, 1992. Ch. 3. Un événement sans témoin, vérité, témoignage et survie, trad. S. Perrot, dans Une clinique de l’extrême, Dori Laub, Paris, Le Coq Héron , 2015, n° 220

[3]Gregory Nagy, Le meilleur des Achéens trad. J. Carlier, N.Loraux, Paris, Seuil, 1994.

[4]Wilfred Bion, A Memoir of the Future, London, Karnac Books, 1991 ; Une Mémoire du futur, Lyon, Césura, 1989.

[5]P. Arbousse-Bastide, Auguste Comte et la folie, in Les sciences de la folie, ed. R.Bastide, Paris, Mouton, 1972