Le Contresens  n° 3

 

 

 Du contresens idéologique : les annotations de Voltaire sur le Discours sur l'origine de l'inégalité

 

 

Erik Leborgne

14/04/2012

 

Comme tu outres tout ! comme tu mets tout dans un faux jour !

Voltaire, en marge du Discours sur l’origine de l’inégalité

Un contresens est une erreur de jugement : c’est une interprétation contraire au sens exact d’un texte ou d’un mot. Traduire le mot anglais actually par actuellement est un contresens commis par ignorance ; une fois connu le sens exact, on ne sera plus dupe de ce faux ami, et on écrira : « en fait, réellement, effectivement » suivant le contexte. Considérer le meurtre de Camille comme un coup de sang commis par cette brute d’Horace est un contresens de lecture assez compréhensible, mais rectifiable : le lecteur moderne n’a plus les références, notamment religieuses, qui lient le sort de la Cité aux imprécations de Camille. C’est aux pédagogues d’expliquer en quoi l’échange entre les deux personnages se rapporte à une vision religieuse au sens politique de l’histoire de Rome - ce qui permet de relever au passage la remarquable retenue d’Horace, peu évidente a priori.

Mais dire que le Contrat Social de Rousseau est une préfiguration du stalinisme est un autre type de contresens, tendancieux et stupide en ce qu’il prouve une méconnaissance totale de l’auteur et de son projet politique. C’est aussi bête que d’écrire comme le fit l’archevêque Beaumont que l’Emile est un bréviaire de l’athéisme. Je me refuse à parler ici de « conflits d’interprétation » ou de « jeu des malentendus ». Tranchera-t-on entre les partisans du Rousseau proto-stalinien et ceux qui sont contre ? votera-t-on (sur internet) ? Sauf à vouloir cautionner la perversion des esprits, on ne peut que s’inscrire en faux contre une telle interprétation du contresens qui renverrait dos à dos deux « opinions ». Ce genre de contresens relève d’une intention consciente de dénaturer un texte et une pensée politiques, certes exigeants, mais à quoi servent les professeurs érudits sinon à rendre accessibles et lisibles les textes difficiles ? Ce contresens sur le projet de Rousseau n’est ni sémantique, ni philosophique : c’est un contresens idéologique.

Ce type de contresens a la vie dure. Entretenus par les cuistres ou les critiques paresseux, ils conduisent à des réflexes fallacieux. Le seul nom de Hobbes, par exemple, est automatiquement lié à la notion d’état de guerre et à un vers de Plaute, le fameux Homo homini lupus, qu’on chercherait en vain dans ses textes théoriques : il n’a rien à voir avec son système politique basé sur le concept de souveraineté.[1]

Les philosophes des Lumières ont tout à tour rectifié les erreurs accumulées dans les livres (c’est la démarche même de Bayle dans son Dictionnaire historique et critique), dénoncé les préjugés (Fontenelle, Bayle, Montesquieu, Voltaire), et démontré les apories méthodologiques des philosophes des siècles passés. Dans un ouvrage malheureusement trop peu connu, le Traité des systèmes (1749), Condillac démêle avec une remarquable clarté l’écheveau des systèmes métaphysiques d’inspiration cartésienne, tous « inutiles et incertains » (pour paraphraser Pascal), et dresse au passage un exposé lumineux de la philosophie de Spinoza et de Leibnitz. Ce texte fut totalement ignoré par l’auteur de Candide, et il le reste encore de nos jours par beaucoup de philosophes.

A l’instar de Condillac, Rousseau entend raisonner autrement que ses prédécesseurs, en particulier les jusnaturalistes (Grotius, Pufendorf, Locke, Hobbes), sur la question de l’origine [2] de l’inégalité parmi les hommes. Il ouvre son second Discours (1755) sur une tabula rasa fondatrice de l’anthropologie moderne :

« Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses, qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. » (Préambule de la 1ère partie, Folio-Essais, p.62-63)

Cette formule a souvent été mal comprise, faute de suivre pas à pas la démonstration de Rousseau. Les « faits » en question sont glosés plus loin par les « témoignages incertains de l’Histoire » (p.74), au premier rang desquels figurent les textes tenus pour sacrés, qui offusquent l’esprit plus qu’ils ne l’éclairent. En « écartant les faits », Rousseau situe son propos à un niveau d’abstraction exceptionnel, mais il prévient son lecteur : l’état de nature qu’il décrit est une hypothèse scientifique, au même titre que la force gravitationnelle dans la physique newtonienne. Il le précise en amont dans sa Préface :

 

« Ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. » (Préface, p.53)

On ne peut être plus clair : cet état de nature détaillé durant toute la première partie du Discours est à prendre comme une hypothèse épistémologique, destinée à « éclaircir la nature des choses », en particulier l’évolution de l’espèce humaine. Si la pensée de Rousseau est ferme et rigoureuse, elle exige en retour une grande application, et même une implication du lecteur. Rousseau n’écrit pas pour les gens pressés ni pour les gobeurs de mouches qui encombrent les salons à la mode.

Le second Discours ne se lit donc pas comme un conte de Voltaire, qui peut être apprécié même après une lecture superficielle. Il est certes plus facile de résumer le propos de Rousseau en écrivant que son auteur veut nous faire revenir à l’âge des cavernes (qu’il nomme « époque des sociétés familles ») ou qu’il est contre la propriété privée, deux mensonges répétés à l’envi par Voltaire. Un texte tardif, les Dialogues de Rousseau juge de J.-J., opposent un bon lecteur de Rousseau, juste et éclairé sans être partisan de ses théories, aux lecteurs partiaux et malveillants, ceux qui dès la parution du premier Discours (1750) ont dénaturé l’esprit et la lettre de ses écrits. J.-F. Perrin parle très justement d’une « criminalisation de J.-J. par l’opinion » publique (J.-F. Perrin, 2011), dirigée par « ces Messieurs », terme collectif désignant dans les Dialogues et les Rêveries les ennemis de Rousseau. Parmi eux figure l’auteur du Dictionnaire philosophique, qui avait lui toutes les compétences intellectuelles pour comprendre et discuter un système philosophique avec lequel il était de toute évidence en désaccord. Or Voltaire a choisi d’en donner une image caricaturale qui a malheureusement perduré jusqu’à la fin du siècle, et même au-delà. Pourquoi a-t-il entretenu de tels contresens idéologiques durant les vingt dernières années de sa vie, qui furent aussi les plus fécondes ? Je voudrais apporter quelques éléments de réponse à cette question qui va bien au-delà du seul malentendu (sens atténué du contresens) ou du dialogue de sourds. L’acharnement de Voltaire relève en effet du travestissement volontaire d’une pensée et d’un système philosophique.

Je précise le sens de ma démarche : je n’ai nullement l’intention de donner, en cette année commémorative du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques, dans un anti-voltairianisme systématique et primaire. Sans être hostile ni allergique à Voltaire, je me méfie toutefois de ses raccourcis et je ne puis accepter ses injustices. Je préconise donc un usage ciblé de ses textes dont la séduction immédiate appelle une nécessaire vigilance critique (cf. Leborgne, 2010).

Je m’attacherai ici à la réception du Discours sur l’inégalité et aux réactions de Voltaire face à ce texte, dans le but de mettre en évidence la déviance de la pensée, source des contresens idéologiques. Nous disposons pour cela de trois séries de documents : les lettres échangées entre les deux hommes, rapidement rendues publiques (les deux premières sont publiées dans le Mercure de France dès 1755) ; les pamphlets anonymes de Voltaire et ses attaques lancées contre Jean-Jacques insérées dans sa correspondance personnelle ; enfin un document assez rare : les annotations de Voltaire sur son exemplaire personnel du Discours sur l’origine. Je commence par un bref historique des relations difficiles entre les deux philosophes, avant de proposer une interprétation de la lecture malveillante de Voltaire.

* * *

Chronologie des relations entre Rousseau et Voltaire (1755-1768)

Rousseau fut longtemps un admirateur de l’écrivain qui lui a appris à écrire le français dans toute sa pureté. Il collabora avec lui pour la composition des Fêtes de Ramire en 1745 (expérience assez décevante) mais il n’eut pas d’échange épistolaire avec lui au sujet du Discours sur les sciences et les arts, Voltaire étant alors l’hôte de Frédéric II à Potsdam. Soucieux de soumettre son second Discours à son « maître » (selon ses termes), Jean-Jacques lui envoie un exemplaire à son adresse genevoise. Ce présent suscite la fameuse réponse répandue dans tout Paris dès le mois d’octobre 1755, chef d’œuvre d’ironie voltairienne, ne boudons pas notre plaisir à le relire :

 

François-Marie Arouet de Voltaire à Rousseau

Aux Délices près de Genève [le 30 août 1755]

J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la Société humaine dont l’ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n’a jamais tant employé d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes.

Il prend envie de marcher a quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi. Je ne peux non plus m’embarquer pour aller trouver les Sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d’Europe nécessaire, Secondement parce que la guerre est portée dans ce pays là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un Sauvage paisible dans la solitude que j’ai choisie auprès de votre patrie, où vous devriez être.

J’avoue avec vous que les Belles-Lettres, et les Sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons à soixante et dix ans pour avoir connu le mouvement de la terre, et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter.

Dès que nos amis eurent commencé le Dictionnaire encyclopédique ceux qui osaient être leurs rivaux les traitèrent de déistes, d’athées, et même de jansénistes. Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir une troupe de misérables acharnez a me perdre du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe, une bibliothèque de calomnies ridicules imprimées contre moi, un prêtre ex-jésuite que j’avais sauvé du dernier supplice [Desfontaines] me payant par des libelles diffamatoires du service que je lui avais rendu ; un homme plus coupable encore faisant imprimer mon propre ouvrage du Siècle de Louis 14 avec des notes où la plus crasse ignorance débite les impostures les plus effrontées ; un autre qui vend à un libraire uneprétendue histoire universelle sous mon nom ; et le Libraire assez avide, et assez sot, pour imprimer ce tissu informe de bévues, de fausses dates, de faits, et de noms estropiés ; et enfin des hommes assez lâches et assez méchants pour m’imputer cette rapsodie. […]

Monsieur Chapui m’apprend que votre Santé est bien mauvaise, il faudrait la venir rétablir dans l’air natal, jouir de la liberté, boire avec moi du lait de nos vaches, et brouter nos herbes. Je suis très philosophiquement, et avec la plus tendre estime, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire (CC de Rousseau, n°317, vol. III, p.156-158)

Les traits des premiers paragraphes, ciselés avec art, témoignent d’une évidente intention de publication. Relevons au passage le procédé de la double attaque (le « fusil à deux coups », pour reprendre la formule de J. Starobinski, 1989) contenue dans le pronom indéfini on (« on n’a jamais tant employé d’esprit à vouloir nous rendre Bêtes ») qui vise la société mais aussi Jean-Jacques ; ou encore le pastiche d’un trait stylistique spécifique de Rousseau, le et d’opposition (« vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et [et cependant] vous ne les corrigerez pas. »). Tout cela est fort beau, mais l’essentiel, c’est-à-dire le second Discours, est tout bonnement évacué de la lettre. Préoccupé par ses propres affaires, Voltaire se soucie peu d’examiner le bien-fondé des thèses de Rousseau, il a trop de soucis avec les éditeurs qui se sont emparé de ses ouvrages. Visiblement, il n’a fait que parcourir le Discours sur l’origine, s’est souvenu de l’argument du Discours sur les sciences et les arts, et s’en est tenu à des généralités et à des paradoxes plaisants. La finalité est l’envoi de sa lettre au Mercure de France, pour amuser les parisiens et soutenir sa réputation, en proclamant bien haut qu’il n’est pas l’auteur du poème La Pucelle, menacé d’une édition clandestine.

Le désappointement de Rousseau se devine dans le ton embarrassé de sa réponse qui ne peut se situer au niveau philosophique qu’il espérait. S’efforçant de répondre sur un ton de persiflage et d’auto-dérision qu’il lui coûte de pratiquer, Jean-Jacques accumule les maladresses et les lourdeurs :

Rousseau à François-Marie Arouet de Voltaire

A Paris le 7e 7bre 1755

C’est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l’ébauche de mes tristes rêveries, je n’ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m’acquitter d’un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible d’ailleurs à l’honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes Concitoyens, et j’espère qu’elle ne fera qu’augmenter encore lorsqu’ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Eclairez un Peuple digne de vos leçons, et vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits ; tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire et de l’immortalité.

Vous voyez que je n’aspire pas à nous rétablir dans nôtre bêtise, quoique je regrette fort pour ma part le peu que j’en ai perdu. A votre égard, Monsieur, ce retour serait un miracle si grand qu’il n’appartient qu’à Dieu de le faire, et si pernicieux qu’il n’appartient qu’au Diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes, personne au monde n’y réussirait moins que vous : Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds pour cesser de vous tenir sur les vôtres. […]

Je suis de tout mon cœur et avec respect, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur.

JJ Rousseau (CC de Rousseau, n°319, vol. III, p.164-166)

            Rousseau ne se tient pas pour battu. L’année suivante, il revient à la charge en réponse à un cadeau (non encore empoisonné) de Voltaire : la nouvelle édition (mai 1756) de son Poème sur le désastre de Lisbonne ou examen de cet axiome Tout est bien, augmenté du Poème sur la loi naturelle. Jean-Jacques entend consoler le grand homme, et lui prouver fort respectueusement qu’il a tort de s’en prendre à un axiome qui n’est qu’une déformation de l’argument leibnizien « le tout est bien ». Sa réponse est résumée dans le récit rétrospectif des Confessions :

Frappé de voir ce pauvre homme [Voltaire], accablé, pour ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer toutefois amèrement contre les misères de cette vie, et trouver toujours que tout était mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en lui-même, et de lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son Dieu prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend de plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l’image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter et peser les maux de la vie humaine, j’en fis l’équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n’y en avait pas un dont la Providence ne fût disculpée, et qui n’eût sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu’il trouverait le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes qu’étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m’envoyant cette lettre, en joignit une où il marquait peu d’estime pour celui qui la lui avait remise.

Je n’ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n’aimant point à faire parade de ces sortes de petits triomphes ; mais elles sont en originaux dans mes recueils. Liasse A, nos 20 et 21. Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avait promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas lu. » (Conf., L.IX, GF, p.180-181)

Comme Rousseau nous y invite, je cite quelques extraits de cette lettre de consolation qui commence par une adresse nouvelle à son destinataire :

« […] vous aimant comme mon frère, vous honorant comme mon maître, me flattant, enfin, que vous reconnaîtrez dans mes intentions la franchise d’une âme droite, et dans mes discours le ton d’un ami de la vérité parlant à un philosophe » (OC, IV, pléiade, p.1059)

Le ton a changé par rapport à la précédente réponse de nov. 1755 : Rousseau s’adresse à présent d’égal à égal avec celui qui incarne la philosophie militante des Lumières. Après avoir dit son sentiment sur la métaphysique vainement combattue par Voltaire, Rousseau amène son lecteur sur un terrain familier, celui de l’intolérance et de la tyrannie des consciences :

« Mais je suis indigné comme vous que la foi de chacun ne soit pas dans la plus parfaite liberté, et que l’homme ose contrôler l’intérieur des consciences où il ne saurait pénétrer, comme s’il dépendait de nous de croire ou de ne pas croire dans des matières où la démonstration n’a point lieu, et qu’on pût jamais asservir la raison à l’autorité. Les rois de ce monde ont-ils donc quelque inspection dans l’autre, et sont-ils en droit de tourmenter leurs sujets ici-bas pour les forcer d’aller en Paradis ? Non, tout gouvernement humain se borne par sa nature aux devoirs civils, et quoi qu’en ait pu dire le Sophiste Hobbes, quand un homme sert bien l’Etat, il ne doit compte à personne de la manière dont il sert Dieu. » (ibid., p.1072)

Fort de cette position qu’il partage pleinement avec son correspondant, Rousseau l’invite à choisir un sujet philosophique plus digne de son génie. Il s’agit de la religion civile, point essentiel de sa pensée politique développé dans l’avant-dernier chapitre du Contrat Social :

« Je voudrais donc qu’on eût dans chaque Etat un Code moral, ou une espèce de profession de foi civile qui contînt positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre, et négativement les maximes fanatiques qu’on serait tenu de rejeter non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute Religion qui pourrait s’accorder avec le Code serait admise, toute Religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite, et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le Code même. Cet ouvrage, fait avec soin, serait, ce me semble, le livre le plus utile qui jamais ait été composé, et peut-être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, Monsieur un sujet digne de vous ; je souhaiterais passionnément que vous voulussiez l’entreprendre et l’orner même de votre poésie, afin que chacun pouvant l’apprendre aisément, il portât dès l’Enfance dans tous les cœurs ces sentiments de douceur et d’humanité qui brillent dans vos écrits, et qui manquèrent toujours aux dévots. Je vous exhorte à méditer ce projet, qui doit plaire au moins à votre âme. Vous nous avez donné dans votre Poème sur la Religion naturelle, le catéchisme de l’homme, donnez-nous maintenant dans celui que je vous propose le catéchisme du Citoyen. C’est une matière au reste à méditer  longtemps, et peut-être à réserver pour le dernier de vos ouvrages, afin d’achever, par un bienfait au genre-humain la plus brillante carrière que jamais homme de Lettres ait parcourue. » (ibid., p.1073-74)

Je gage que la moutarde dut commencer à monter au nez du patriarche en se voyant ainsi conseiller les sujets de ses propres écrits, par un homme de presque vingt ans son cadet, et qu’il ne considérait au fond que comme un freluquet. Voltaire lui oppose donc une fin de non-recevoir et ne répond pas (il « ne dit pas un mot sur la question »).

Quatre ans plus tard, cette même lettre de Rousseau devient l’occasion d’une rupture fracassante. En juin 1760, Jean-Jacques constate que sa réponse privée a été publiée sans son aveu. Il s’en plaint à son destinataire en lui adressant une lettre « à laquelle il ne fit aucune réponse, et dont, pour mettre sa brutalité plus à l’aise, il fit semblant d’être irrité jusqu’à la fureur » (Conf., L.X, GF, p.301). Elle se termine sur ces mots qui durent effectivement mettre Voltaire en rage :

« Je ne vous aime point, monsieur ; vous m’avez fait les maux qui pouvaient m’être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l’asile que vous y avez reçu ; vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux : c’est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c’est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu’un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l’avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l’aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n’y reste que l’admiration qu’on ne peut refuser à votre beau génie, et l’amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n’est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige. » (Conf., L.X, GF, p.302-303)

De deux choses l’une : ou il faut être complètement fou, ou alors très sûr de soi pour écrire cette déclaration de guerre au plus grand polémiste du siècle. Voltaire tiendra pour la première hypothèse, je penche pour la seconde. On oublie parfois queJean-Jacques, homme timide et gauche en société, sut défier avec sa plume l’élite institutionnelle et intellectuelle de son époque : Stanislas (roi de Pologne lorrain), Rameau (l’oncle), d’Alembert, ou encore le sinistre archevêque destinataire d’une Lettre à Christophe de Beaumont qui démontre poliment qu’il n’est qu’un sot. Il coûtait donc peu à Rousseau désillusionné sur le compte de Voltaire de lui reprocher sa désinvolture.

C’est très vraisemblablement au début des années 1760 que Voltaire dut revenir aux textes de Rousseau, muni de cette pièce à conviction qu’est « la dernière lettre que j’ai écrite à M. de Voltaire : lettre dont il a jeté les hauts cris, comme d’une insulte abominable, mais qu’il n’a jamais montrée à personne. » (Conf., L.X, p.300). Sans la citer intégralement, Voltaire en reproduit des extraits soigneusement choisis dans sa correspondance privée et publique. Il écrit à d’Alembert le 19 mars 1761 :

« Mon très digne et ferme philosophe, vrai savant, vrai bel esprit, homme nécessaire au siècle […] Les philosophes sont désunis. Le petit troupeau se mange réciproquement quand les loups viennent le dévorer. C’est contre votre Jean-Jacques que je suis le plus en colère. Cet archifou qui aurait pu être quelque chose, s’il s’était laissé conduire par vous, s’avise de faire bande à part, il écrit contre les spectacles, après avoir fait une mauvaise comédie, il écrit contre la France qui le nourrit, il trouve quatre ou cinq douves pourries du tonneau de Diogène ; il se met dedans pour aboyer, il abandonne ses amis, il m’écrit à moi la plus impertinente lettre que jamais fanatique ait griffonnée […]. » (Corresp. choisie, Livre de poche, 1990, p.694-695)

Le triple réseau sémantique qui lui servira à livrer Jean-Jacques à la vindicte de ses lecteurs est mis en place : la folie (« archifou », les contradictions apparentes de Jean-Jacques), l’accusation de cynisme (le tonneau de Diogène, symbole de l’indigence du gueux, retenons ce mot) avec plus tard ses variantes obscènes (débauché, vérolé), et les métaphores animales, surtout cynégétiques (« aboyer »). Dans son épitre publiée pour la défense de Hume en octobre 1766, Voltaire glose perfidement la lettre de Jean-Jacques, en mêlant comme à son ordinaire calomnies, citations tronquées et inexactitudes :

François-Marie Arouet de Voltaire à David Hume

[le 24 octobre 1766]

J’ai lu, Monsieur, les pièces du procès que vous avez eu à soutenir par devant le public contre vôtre ancien protégé. J’avoue que la grande âme de Jean Jaques a mis au jour la noirceur avec laquelle vous l’avez comblé de bienfaits : & c’est en vain qu’on a dit que c’est le procès de l’ingratitude contre la bienfaisance.

Je me trouve impliqué dans cette affaire. Le Sr. Rousseau m’accuse de lui avoir écrit en Angleterre une Lettredans laquelle je me moque de lui. Il a accusé Mr D’Alembert du même crime.

Quand nous serions coupables au fond de notre cœur, Mr D’Alembert & moi, de cette énormité, je vous jure que je ne le suis point de lui avoir écrit. Il y a sept ans que je n’ai eu cet honneur. Je ne connais point la Lettre dont il parle, & je vous jure que si j’avais fait quelque mauvaise plaisanterie sur Mr Jean-Jacques Rousseau, je ne la désavouerais pas.

Il m’a fait l’honneur de me mettre au nombre de ses ennemis & de ses persécuteurs. Intimement persuadé qu’on doit lui élever une statue, comme il le dit dans la Lettre polie & décente de Jean Jaques Rousseau citoyen de Genève à Christophe de Beaumont archevêque de Paris, ilpense que la moitié de l’univers est occupée à dresser cette statue sur son piédestal, & l’autre moitié à la renverser.

Il a persuadé ces belles choses aux protecteurs qu’il avait alors à Paris, & il m’a fait passer dans leur esprit pour un homme qui persécutait en lui la sagesse & la modestie. Voici, Monsieur, comment je l’ai persécuté.

Quand je sus qu’il avait beaucoup d’ennemis à Paris, qu’il aimait comme moi la retraite, & que je présumai qu’il pouvait rendre quelques services à la philosophie, je lui fis proposer par Mr. Marc Chapuis, Citoyen de Genève, dès l’an 1759, une maison de campagne appelée l’Hermitage, que je venais d’acheter.

Il fut si touché de mes offres, qu’il m’écrivit ces propres mots :

« Monsieur,

Je ne vous aime point; vous corrompez ma République, en donnant des spectacles dans vôtre Château de Tournay, &c. »

Cette lettre de la part d’un homme qui venait de donner à Paris un grave Opéra & une Comédie, n’était cependant pas datée des petites maisons. Je n’y fis point de réponse, comme vous le croyez bien, & je priai Mr. Tronchin le médecin de vouloir bien lui envoyer une ordonnance pour cette maladie. Mr Tronchin me répondit, que puisqu’il ne pouvait pas me guérir de la manie de faire encor des pièces de théâtre à mon âge, il désespérait de guérir Jean Jaques. Nous restâmes l’un & l’autre fort malades, chacun de notre côté. […] (CC de Rousseau, lettre n°5491, vol. XXXI, p.55-59)

On ne saurait dire ce qui l’emporte chez ce maître de l’amalgame : l’auto-complaisance ou le plaisir d’écraser sa victime ? Car ces deux lettres que je viens de citer s’inscrivent dans une série ininterrompue de pamphlets, tous écrits contre Jean-Jacques et publiés sous l’anonymat :

Lettres à M. de Voltaire sur la Nouvelle Héloïse ou Aloïsia de JJ Rousseau (1761)

Idées républicaines (1762, contre le Contrat social)

Catéchisme de l’honnête homme, traduit par Don JJ Rousseau (1763, contre l’Emile, dont Voltaire admirait pourtant la Profession de foi du Vicaire Savoyard)

Le Sentiment des Citoyens (1764)

Lettre de M. de Voltaire au docteur JJ Pansophe (avril 1766)

Honnêtetés littéraires (avril 1767)

La Guerre Civile de Genève (1768)

Ces textes ne figurant pas parmi les plus connus de Voltaire, j’en livre quelques extraits pour la bonne bouche, si on peut dire :

« Est-il permis à un homme né dans notre ville d’offenser à ce point nos pasteurs, dont la plupart sont nos parents et nos amis, et qui sont quelquefois nos consolateurs ? Considérons qui les traite ainsi: est-ce un savant qui dispute contre des savants ? Non, c’est l’auteur d’un opéra et de deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par un faux zèle, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux ? Nous avouons avec douleur et en rougissant que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village, et de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère, et dont il a exposé les enfants à la porte d’un hôpital en rejetant les soins qu’une personne charitable voulait avoir d’eux, et en abjurant tous les sentiments de la nature comme il dépouille ceux de l’honneur et de la religion. » (Le Sentiment des Citoyens, 1764)

« Cet ennemi du genre humain [J.-J. Rousseau],
Singe manqué de l’Arétin,
Qui se croit celui de Socrate
Ce charlatan trompeur et vain,
Changeant vingt fois son Mithridate 
Ce basset hargneux et mutin,
Bâtard du chien de Diogène,
Mordant également la main
Ou qui le fesse, ou qui l’enchaîne,
Ou qui lui présente du pain. »

(14ème Honnêtetés littéraires (sic), 1767)

« Le roux Rousseau, de fureur hébété, 
Avec sa gaupe errant à l’aventure, 
S’enfuit de rage, et fit vite un traité 
Contre la paix qu’on venait de conclure. »

La Guerre Civile de Genève, chants 4 et 5 (1768)

Les lettres personnelles de la même époque déclinent ce bestiaire, qui va du « petit singe ingrat » (à Damilaville, 28 oct. 1766, toujours à propos de l’affaire Hume) à l’insulte récurrente de « bâtard de Diogène ». On trouve même cet étrange pedigree de Jean-Jacques dans une lettre à d’Alembert de juin 1762 :

« L’excès de l’orgueil et de l’envie a perdu Jean-Jacques, mon illustre philosophe. Ce monstre ose parler d’éducation ! lui qui n’a voulu élever aucun de ses fils, et qui les a mis tous aux Enfants-trouvés. Il a abandonné ses enfants et la gueuse à qui il les avait faits. Il ne lui a manqué que d’écrire contre sa gueuse, comme il a écrit contre ses amis. Je le plaindrai s’il est pendu, mais par pure humanité, car je ne le regarde personnellement que comme le chien de Diogène, ou plutôt comme un chien descendu d’un bâtard de ce chien. » (Corresp. choisie, Livre de poche, 1990, p.758)

À lire ces lignes délirantes, on peut douter si le plus fou des deux est bien Jean-Jacques…

Pourquoi citer ces textes qu’on ne peut lire sans malaise ? Pour comprendre tout d’abord le contexte de l’exil de Jean-Jacques qui n’était certes pas un homme facile à vivre, ombrageux et soupçonneux, mais qui n’avait pas mérité ce traitement infâmant. Il est trop facile de minimiser cette persécution en la mettant sur le compte de la folie, sans tenir compte de l’effet produit par les injures publiques et anonymes de Voltaire. Jean-Jacques a bien été victime d’accès de délire paranoïaque, qu’il analyse d’ailleurs très lucidement dans ses Confessions (voir le détail de son « extravagance », L.XI, p.330-334) et ses Dialogues, mais il ne faut pas dénier le fait que ce délire de persécution a été consciemment provoqué par ses ennemis.

            La campagne de diffamation menée par Voltaire est de loin la plus violente et la plus ignoble que connut Jean-Jacques, pourtant habitué aux torrents de boue depuis la publication de son premier Discours. Son stoïcisme fut ébranlé par les attaques ad hominem du Sentiment des Citoyens qui révélait publiquement l’abandon des enfants de Thérèse. Ces extraits des pamphlets et des lettres de Voltaire prouvent la justesse de l’analyse que fait Rousseau de cette persécution contre sa personne :

« Dans l’orage qui m’a submergé, mes livres ont servi de prétexte, mais c’était à ma personne qu’on en voulait. On se souciait très peu de l’auteur, mais on voulait perdre Jean-Jacques, et le plus grand mal qu’on ait trouvé dans mes écrits était l’honneur qu’ils pouvaient me faire. » (Conf., L.9, GF, p.155)

Une preuve évidente : la condamnation arbitraire de l’Emile, qui développe des thèses déjà formulées dans La Nouvelle Héloïse ou le second Discours, qui eux n’ont fait l’objet d’aucune interdiction.

Quel usage faire de ces pamphlets de Voltaire ? Admirer avec M.-H Cotoni le brio et l’engagement intellectuel du grand écrivain [3] ? Ou à l’inverse gémir sur le fait que l’auteur du Traité sur la tolérance s’est abaissé au niveau des plus vils folliculaires ? Quelle pitié de voir le plus grand poète de son temps patauger dans les mêmes cloaques que les gazetiers, les Palissot et consorts [4]. Loin de ces réactions de tartuffe, O. Ferret a proposé récemment une lecture savante de ces textes qu’il met en rapport avec le concept nouveau d’opinion publique (O. Ferret, 2007). Essayons à notre tour de réfléchir, en bon rousseauiste, sur l’origine de cette haine contre Jean-Jacques, de comprendre son mécanisme mental et son substrat idéologique. C’est là que les annotations rageuses qui couvrent l’exemplaire du Discours sur l’origine peuvent nous servir.

* * *

Les annotations de Voltaire en marge de son exemplaire du second Discours (reproduites en annexe à la fin de cet article)

Pour mettre en évidence le mécanisme du contresens idéologique, j’ai classé les notes manuscrites de Voltaire en cinq catégories, en partant des remarques positives pour aller vers les injures et les faux sens caractérisés :

  1. On trouve tout d’abord des remarques de poète, nous dirions aujourd’hui de spécialiste de la littérature. Ce sont des jugements d’ordre esthétique, parfois laudatifs car Voltaire ne cache pas son admiration devant certaines pages de Jean-Jacques : Très beau, écrit-il en face d’une formule de Pufendorf (« se dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu’un ») critiquée par Rousseau. Voltaire relève évidemment les licences poétiques (Une passion qui reçoit des sacrifices !) et reste attentif à la qualité rhétorique d’un texte argumentatif. Il juge « ridicule » la phrase explicative « car plus les événements étaient lents à se succéder, plus ils sont prompts à décrire », assimilant ce paradoxe à du charabia. Ou encore il souligne trois mots qui lui paraissent excessifs dans la phrase : « La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens : elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués, et fait périr tous les autres, différente en cela de nos sociétés, où l’État, en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue indistinctement avant leur naissance », et ajoute en marge : Obscur et mal placé – jugement auquel on peut souscrire.
  2. Voltaire lance aussi des objections tirées de sa colossale érudition, qui confinent parfois au pédantisme. Ne perdant pas une occasion de montrer qu’il a toute une bibliothèque dans la tête, il écrit en marge : Les Mexicains et les Péruviens, subjugués par les sauvages espagnols, étaient très civilisés. Mexico était aussi beau qu’Amsterdam ; ou encore : Le fer est produit en masse dans les Pyrénées. Ce genre de réflexe lui fait commettre certaines erreurs méthodologiques, comme cette remarque à propos d’une note sur la durée de la vie des chevaux : « Faux. J’ai eu deux chevaux de carrosse qui ont vécu trente-cinq ans ». Voltaire ne semble pas se rendre compte qu’il est en train de contester l’autorité de Buffon cité par Rousseau, et que d’autre part un cas particulier ne fait pas une loi générale.
  3. Certaines objections plus polémiques sont encore présentées sur le ton de la plaisanterie ou des jeux d’esprit, énoncés sous une forme lapidaire : Les sauvages aplatissent le front de leurs enfants afin qu’ils tirent aux oiseaux qui passent au-dessus de leurs têtes ; Il [le chêne] s’appelait au moins AB, puisqu’il ressemblait à A. ; ou encore à propos de la conclusion de la première partie : C’est conclure un bien mauvais roman.
  4. Mais très vite l’ironie cède la place aux marques de mépris (Tarare en face de : « d’un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l’autre le bonheur et la vertu ») et surtout aux insultes, soulignées par le tutoiement. On retrouve sans surprise le même paradigme que dans les pamphlets : Fou que tu es, ne sais-tu pas que les Américains septentrionaux se sont exterminés par la guerre ? Singe de Diogène, comme tu te condamnes toi-même ! Comme tu outres tout! comme tu mets tout dans un faux jour ! L’agressivité de Voltaire s’amplifie comme bien souvent à partir du thème sexuel (Qu’en sais-tu ? As-tu vu des sauvages faire l’amour ?) Trempant à nouveau sa plume dans les égouts de la chronique scandaleuse, Voltaire reprend l’image du Jean-Jacques débauché et vérolé : Malheureux Jean-Jacques, dont les carnosités [verrues dans la verge, résultant de maladies vénériennes] sont assez connues, pauvre échappé de la vérole, ignores-tu qu’elle vient des sauvages ?
  5. La haine aveugle aussi sûrement que l’amour : elle explique en partie les nombreux contresens qui résultent d’une lecture superficielle du second Discours, donc d’une méconnaissance profonde du modèle anthropologique postulé par Rousseau. Voltaire avait pourtant suffisamment d’intelligence critique pour éviter des jugements hâtifs dont je relève l’inexactitude :

-              « ... Ainsi, quoique les hommes fussent devenus moins endurants et que la pitié naturelle eût déjà souffert quelque altération, ce période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable. » Quelle chimère que ce juste milieu ! [Voltaire oublie que l’état de nature est une hypothèse de travail, cet état n’a probablement jamais existé, avertit Rousseau dès le début]

-              « Là où il n’y a point d’amour, de quoi servira la beauté ? » La beauté excitera l’amour, et l’esprit produira les beaux-arts. [ce n’est pas la question, Rousseau montre l’antériorité des passions et leur rôle dans le développement individuel]

-              « Enfin, il est impossible d’imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme qu’un singe ou un loup de son semblable. » Parce qu’il y a dans l’homme un instinct et une aptitude qui n’est pas dans le singe. « ... Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne pas naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un homme méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons... » Quoi! ne vois-tu pas que les besoins mutuels ont tout fait ? [Voltaire suppose, avec la plupart des philosophes, une sociabilité naturelle de l’homme, qu’il nomme « besoins mutuels », Rousseau distingue les besoins des passions]

-              « Il [Hobbes] dit précisément le contraire pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la conservation de l’homme sauvage le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société et qui ont rendu les lois nécessaires... » Le sauvage n’est méchant que comme un loup qui a faim. [Voltaire confond là encore besoins et passions, faute de suivre le raisonnement de Rousseau]

-              « C’est la raison qui engendre l’amour-propre; c’est la réflexion qui le fortifie » Quelle idée ! Faut-il donc des raisonnements pour vouloir son bien-être ? [Voltaire ne distingue pas l’amour-propre de l’amour de soi, ignorant délibérément la note XV du Discours sur l’origine (Folio, p.149) écrite spécialement pour éviter ce genre de confusion]

Doit-on parler d’une méconnaissance de l’anthropologie rousseauiste ou d’un refus de connaissance ? L’annotation la plus révélatrice de l’attitude de Voltaire vis-à-vis du texte de Rousseau est sans doute cette objection qui a tous les traits d’un lapsus, écrite en marge de la célèbre ouverture de la seconde partie :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: « Ceci est à moi, » et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! Quoi ! celui qui a planté, semé et enclos, n’a pas droit aux fruits de ses peines... Quoi ! un homme injuste et voleur aurait été le bienfaiteur du genre humain ! Voilà la philosophie d’un gueux !

Cette dernière citation, variante du thème diogénique, concentre à mon avis toute l’opposition de nature idéologique, sociale et même fantasmatique, entre les deux hommes. Elle réclame pour cela un commentaire à part.

 

 

***

La philosophie du gueux

Pour fixer les choses, rappelons l’ordre de grandeur des revenus respectifs de trois écrivains des Lumières au cours des années 1760. Rousseau gagnait environ 1000 £ par an, 1500 £ les bonnes années, grâce au produit de la vente de ses livres et de ses copies de partitions de musique : c’est là un revenu minimal (moins de 15 000 euros), suffisant pour faire vivre son petit ménage, mais sans confort. Les libraires de l’Encyclopédie versaient 5000 £ par an à Diderot, premier intellectuel salarié de la littérature : c’est là un revenu « bourgeois » (correspondant environ à 65 000 euros) dans l’échelle des valeurs répertoriée par J. Sgard dans un article fondateur sur cette question paru en 1982. Voltaire gagnait au début des années 1760 plus de 60 000 £, son revenu ne cessera de s’accroître pour atteindre à la fin de sa vie le double d’un revenu princier : 230 000 £ de rente, presque trois millions d’euros (même si à ce niveau les équivalences sont plus hasardeuses). Les recettes de Voltaire pour faire fortune ? Cultiver ses relations avec les familles influentes dont les rejetons furent ses condisciples à Louis le Grand (les fils d’Argenson), profiter (avec l’aide d’amis mathématiciens comme La Condamine) des failles du système fisco-financier de la monarchie, placer des capitaux dans des « coups » spéculatifs en Lorraine (sur lesquels il a bénéficié de « tuyaux » boursiers), enfin prêter de l’argent aux Princes de l’Europe (en clair, pratiquer l’usure, tant pis si le mot est infâmant). Toutes ces pratiques relèvent du monde sublunaire pour Jean-Jacques qui trouve son bonheur dans les bois de Montmorency ou dans une barque sur le lac de Bienne.

            Je reviens aux thèses du second Discours. Pour Rousseau, l’inégalité civile résulte de la division du travail, conséquence de la sédentarisation. Cette révolution dans le mode de vie des premiers hommes a créé les conditions de la dépendance mutuelle, de la servitude, de l’exploitation de l’homme par l’homme [5]. Mais c’est seulement une fois que l’idée, voire l’habitude, de faire dépendre un homme d’un autre, sera ancrée dans les mentalités et dans les mœurs, que l’appropriation de la terre pourra germer dans la tête d’un « imposteur » qui dira : ceci est à moi, et trouvera de bonnes dupes. Voltaire réécrit cette scène dramatique mythique en la dénaturant avec une totale mauvaise foi : l’appropriation du bien commun devient confiscation de la terre cultivée (Quoi ! celui qui a planté, semé et enclos, n’a pas droit aux fruits de ses peines) et celui qui s’y oppose est qualifié de voleur inique. La conclusion expose en un raccourci dont Voltaire a le secret un apparent « paradoxe à la Jean-Jacques » : « Quoi ! unhomme injuste et voleur aurait été le bienfaiteur du genre humain !

Ce que Voltaire refuse de lire et surtout de considérer, c’est que Rousseau pose la question du droit à la propriété : celle-ci doit au préalable faire l’objet d’un accord du groupe, selon des règles fixées par la collectivité toute entière (par exemple un droit fondé sur le travail de la terre, comme chez Locke, Traité du gouvernement civil, chap. V, GF, p.162-191). Ecrire que Rousseau est contre la propriété est un contresens idéologique qui s’appuie sur de tels raccourcis. C’est tout bonnement un mensonge : Rousseau ne refuse pas le droit de posséder un terrain (voir l’épisode du jardinier Robert au L.II de l’Emile [6]) mais il tient à fixer clairement la légitimité de sa possession. Dans la mesure où l’eau, l’air et la terre sont des biens communs, la propriété individuelle doit être subordonnée à la loi, dans un état de société juste et égalitaire. Mais ce n’est pas la préoccupation de Voltaire pour qui « il est essentiel qu’il y ait des gueux ignorants » (lettre à Damilaville de 1766) [7].

On comprend alors ce qui met Voltaire en fureur dans cette ouverture de la seconde partie du Discours : il réagit en gros propriétaire terrien face à un homme de rien, un « gueux » qui ne possède ni nom ni bien. Le Seigneur de Ferney forge de toutes pièces l’image fantasmatique d’un envahisseur barbare (un « Hun bel esprit ») venant ravager ses propriétés. Tel est le paradigme décliné à partir de 1770 dans les articles « Homme » et « Loi naturelle » des Questions sur l’Encyclopédie, qui constituent en quelque sorte une version « officielle » de ses pamphlets anonymes. Fort d’une longue expérience de persécution de Jean-Jacques, Voltaire travestit ce même passage du Discours sur l’origine, en falsifie l’esprit et la lettre pour imposer le personnage extravagant d’un Jean-Jacques fou, misanthrope, et ennemi juré de la propriété :

« B. — Avez-vous oublié que Jean-Jacques, un des pères de l’Église moderne, a dit : Le premier qui osa clore et cultiver un terrain fut l’ennemi du genre humain ; [sic, Voltaire omet l’essentiel : « et s’avisa de dire : Ceci est à moi »] qu’il fallait l’exterminer, et que « les fruits sont àtous, et que la terre n’est à personne ? » N’avons-nous pas déjà examiné ensemble cette belle proposition si utile à la société ?

A. — Quel est ce Jean-Jacques ? ce n’est assurément ni Jean-Baptiste, ni Jean l’évangéliste, ni Jacques le Majeur, ni Jacques le Mineur: il faut que ce soit quelque Hun bel esprit qui ait écrit cette impertinence abominable, ou quelque mauvais plaisant bufo magro [piètre bouffon]qui ait voulu rire de ce que le monde entier a de plus sérieux. Car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter; et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très joli village tout formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable.

B. — Vous croyez donc qu’en outrageant et en volant le bonhomme qui a entouré d’une haie vive son jardin et son poulailler, il a manqué aux devoirs de la loi naturelle ?

A. — Oui, oui, encore une fois; il y a une loi naturelle, et elle ne consiste ni à faire le mal d’autrui, ni à s’en réjouir. » (Questions sur l’Encyclopédie, Loi Naturelle)

Même travestissement idéologique du texte original de Rousseau dans l’article « Homme » :

« Ainsi, selon ce beau philosophe [Jean-Jacques], un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : Imitons notre voisin; il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l’aiderons chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines, à qui cet extravagant veut nous faire ressembler.

Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?

Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ? » (Questions sur l’Encyclopédie, Homme)

On constate que cette dénaturation de la pensée de Rousseau est systématique jusqu’à la fin de la carrière de Voltaire. Elle ne vient pas seulement d’une lecture hâtive du second Discours, elle est nourrie du mépris du grand seigneur des Lettres envers ce « gueux » qui ose philosopher sous son règne, le traiter d’égal à égal, et même lui proposer des sujets ! Peu désireux de le combattre sur le terrain des idées où il n’aurait pas le dessus [8], Voltaire opte donc pour la dénaturation, la falsification et la jouissance sadique.

La mise en regard de ces annotations et des pamphlets précédemment cités prouve que ces contresens idéologiques sont surdéterminés par une composante fantasmatique. Voltaire a pratiqué sur l’œuvre de Rousseau son mode de lecture favori : en retirer tout ce qui peut satisfaire son agressivité et son imaginaire sadique-anal. Il adore extraire les excréments de l’esprit humain (pour paraphraser une de ses expressions) [9], trait de fascination pour l’ordure sous toutes ses formes qu’il partage avec Sade. De la masse vertigineuse d’ouvrages qu’il a consultés, il ne retient (c’est évident dans les articles du Dictionnaire philosophique) que la bêtise et l’absurdité, quand il ne procède pas lui-même au travestissement du texte original. Comme le pensait Rousseau, il est certes courageux de dénoncer les iniquités et les préjugés, mais il est plus utile et plus beau d’aller plus loin, du côté des Montesquieu, des Condillac, des Beccaria (pourtant admiré et commenté par Voltaire), quand on est un vrai penseur des Lumières.

* * *

Comment s’est vengé Jean-Jacques de cette incompréhension en grande partie volontaire et de cette campagne haineuse qui dura tout de même plus de quinze ans ? Avec humour et grandeur, en souscrivant à la statue de Voltaire par Pigalle, qui représenta son ennemi acharné totalement décharné. Furieux, Voltaire voulait qu’on lui restituât ses deux louis (48 £, presque 600 euros, ce n’est pas une petite somme, pour un gueux). D’Alembert comprit, avec sa grande finesse, que l’obole de Rousseau n’était pas qu’une « vengeance à la Jean-Jacques », mais l’expression de l’admiration sincère que voua longtemps l’auteur de la Profession de foi du Vicaire Savoyard à Voltaire. J’y verrais aussi le témoignage d’un immense regret devant tant d’intelligence gâchée et d’occasions manquées.

J’ai voulu montrer par cet examen des annotations de Voltaire combien le contresens idéologique est une gangrène de l’esprit, aussi sûrement que le capitalisme est un cancer de la civilisation. Notre rôle de passeur de la littérature est aussi de rendre chacun lucide sur ces fallacieuses déviances, et non de les entretenir.

           

           


[1] « Homo homini deus, lupus homo homini », citation de Plaute (Asinaria, II, 4). Je renvoie à la présentation du Léviathan par G. Mairet (Gallimard, Folio-essais, 2000) et son ouvrage Le principe de souveraineté. Histoire et fondement du pouvoir moderne (Gallimard, 1997, coll. Folio).

[2] L’origine, et non la source, comme le demandaient les académiciens de Dijon.

[3] « Faut-il en conclure selon le mot prêté à Goethe, qu’avec Voltaire finit un monde, qu’avec Rousseau un autre commence ? Sans oublier combien de marxistes, d’écologistes, combien d’écrivains du moi se sont rangés sous la barrière du second, ce serait faire bien peu de cas des innovations voltairiennes, particulièrement ces fusées où s’esquisse l’art du journaliste, ces pamphlets où se révèle l’intellectuel engagé. » (M.-H. Cotoni, conclusion de l’art. « Rousseau » de l’Inventaire Voltaire, p.1192)

[4] R.A. Leigh a reproduit en annexe de sa monumentale édition de la Corresp. Complète de Rousseau plusieurs extraits des « nouvelles à la main » visant Jean-Jacques dès 1753 (CC, T.II et suiv.). O. Ferret et G. Stenger ont publié chez le même éditeur (coll. Lire le Dix-huitième siècle, PU de St-Étienne) respectivement La comédie des Philosophes de Palissot (2002) et L’affaire des Cacouacs, trois pamphlets contre les philosophes des Lumières (2004).

[5] « Chacun doit voir que, les liens de la servitude n’étant formés que de la dépendance mutuelle des hommes et des besoins réciproques qui les unissent, il est impossible d’asservir un homme sans l’avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d’un autre ; situation qui n’existant pas dans l’état de nature, y laisse chacun libre du joug et rend vaine la loi du plus fort. » (2ème discours, p.91-92)

[6] « Dans cet essai de la manière d’inculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment l’idée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de l’enfant. De là jusqu’au droit de propriété et aux échanges, il n’y a plus qu’un pas, après lequel il faut s’arrêter tout court. » (Emile, L.II, OC, IV, Pléiade, p.332-333)

[7] Je cite les lignes qui précèdent cette déclaration, pour ne pas tomber dans les mêmes travers des citations isolées que je reproche à Voltaire : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ou la capacité de s’instruire, ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants » (Voltaire à Damilaville, 1er avril 1766, Corresp. choisie, Livre de poche, 1990, p.954). Ce Voltaire n’était assurément pas un démocrate…

[8] J’ai montré dans un précédent article les apories élémentaires de l’anthropologie voltairienne (Leborgne, 2009).

[9] Dans la section I de l’article VERTU des Questions sur l’Encyclopédie, Voltaire fait dialoguer un « Honnête homme » avec un « Excrément de théologie » (théologien borné).


   

Annexes

Références bibliographiques


Corpus :


Rousseau, Œuvres Complètes, Gallimard, pléiade, 5 vol.

Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, éd. J. Starobinski, Folio Essai, rééd. 2005 (éd. de référence pour toutes les citations). Je signale également l’intérêt de l’éd. récente de B. Bachofen et B. Bernardi (GF-Flammarion, 2008).

Rousseau, Les Confessions, éd. A. Grosrichard, GF, 2002, 2 vol.

Rousseau, Correspondance complète (abrégé en CC), éd. R.A. Leigh, Voltaire Foundation, 50 vol. (en part. les vol. III, p.156-158, 164-166 et vol. XXXI, p.55-59).

Voltaire, Correspondance choisie, éd. J. Hellegouarc’h, Livre de poche, 1990.

Voltaire, La Muse philosophe, florilège poétique éd. par J. Dagen, Desjonquères, 2000 (le Poème sur le désastre de Lisbonne figure aux pages 93-100).

Voltaire, Dictionnaire philosophique, éd. R. Naves et O. Ferret, Classiques Garnier, 2008 ; éd. G. Stenger, GF-Flammarion, 2010.

Voltaire, Œuvres complètes, éd. Moland, Garnier, 1879, seule éd. complète à ce jour, plus économique (50 euros le CD) que l’éd. Oxford en cours.

Je cite les pamphlets de Voltaire et les articles des Questions sur l’Encyclopédie d’après l’éd. Moland, en attendant celle qui est prévue aux OC de Voltaire (Oxford, Voltaire Foundation, T.37-43, par N. Cronk, O. Ferret, Chr. Mervaud, et alii).

 
Autres textes et études critiques


A. Magnan et D. Masseau, Inventaire Voltaire, éd. J. Goulemot, Gallimard, Quarto, 1995.

J. Locke, Traité du gouvernement civil, éd. S. Goyard-Fabre, GF-Flammarion, 1992.

O. Ferret, La Fureur de nuire : échanges pamphlétaires entre philosophes et antiphilosophes (1750-1770), SVEC, 2007:03, Oxford, Voltaire Foundation, 2007.

O. Ferret, G. Goggi et C. Volpilhac-Auger (dir.), Copier / Coller. Écriture et réécriture chez Voltaire, Pise, PLUS, 2007.

E. Leborgne, « Questions sur l’anthropologie voltairienne, à partir de l’article Egalité », in Autour du Dictionnaire philosophique, éd. Chr. Martin, Littérales, n°44, 2009, p.53-76.

E. Leborgne, « Pour un bon usage mécanique de Voltaire », Débat « Voltaire à l’école », Cahiers Voltaire, n°9, 2010, p.148-155 (la présente communication est un prolongement de cet article).

J.-F. Perrin Politique du renonçant. Le dernier Rousseau, des Dialogues aux Rêveries, Kimé, 2011. (en particulier le chap. « Méditer la rumeur : une écoute politique », p.235-246).

J. Sgard : « L’échelle des revenus », Dix-huitième Siècle, n° 14, 1982, p. 425-433.

J. Starobinski : « L’Ingénu sur la plage », in Le remède dans le mal, Gallimard, 1989, p.144-163.


Annotations de Voltaire sur son exemplaire
du Discours sur l’origine de Rousseau

La première référence de page correspond à l'édition de J. Starobinski, Folio Essai, la seconde à l'édition originale de 1755.

65 / 14 « [...] La nature en use précisément avec eux comme la loi de Sparte avec les enfants des citoyens: elle rend forts et robustes ceux qui sont bien constitués, et fait périr tous les autres, différente en cela de nos sociétés, où l’État, en rendant les enfants onéreux aux pères, les tue indistinctement avant leur naissance. » Sur la marge, et en regard de ces trois mots soulignés par lui, Voltaire écrit : Obscur et mal placé.

68 / 22 « [...] si elle nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé. » Les quatre mots soulignés et le trait tiré en regard de ces trois lignes indiquent que Voltaire y voulait mettre une note, laquelle manque.

71-72 / 32 « [...] La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression; mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de refuser, et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de l’âme car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir, ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance, on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique. » Voilà une assez mauvaise métaphysique.

72 / 34 « [...] Il serait affreux de louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à l’habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur les tempes de ses enfants et qui lui assurent du moins une partie de leur imbécillité et de leur bonheur originel. » Les sauvages aplatissent le front de leurs enfants afin qu’ils tirent aux oiseaux qui passent au-dessus de leurs têtes

73-74 / 38 « [...] Je remarquerais qu’en général les peuples du Nord sont plus industrieux que ceux du midi, parce qu’ils peuvent moins se passer de l’être[…] » Cela n’est pas vrai : tous les arts viennent des pays chauds.

75 / 42 « [...] Toutes choses qu’il leur a fallu faire enseigner par les dieux, faute de concevoir comment ils les auraient apprises d’eux-mêmes... » Non. Ils firent des dieux de leurs bienfaiteurs.

77 haut / 47 « [...] Au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maisons ni cabanes... » Ridicule supposition.

79 / 54 « [...] Si un chêne s’appelait A, un autre chêne s’appelait B, de sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le dictionnaire devint étendu […] » Il s’appelait au moins AB, puisqu’il ressemblait à A.

81 / 60 « Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, et convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître et s’établir par des moyens purement humains, je laisse à qui voudra d’entreprendre la discussion de ce difficile problème […] » Pitoyable.

81 / 61 « ... Enfin, il est impossible d’imaginer pourquoi, dans cet état primitif, un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme qu’un singe ou un loup de son semblable... » Parce qu’il y a dans l’homme un instinct et une aptitude qui n’est pas dans le singe.

83 / 66 « [...] Il [Hobbes] dit précisément le contraire pour avoir fait entrer mal à propos dans le soin de la conservation de l’homme sauvage le besoin de satisfaire une multitude de passions qui sont l’ouvrage de la société et qui ont rendu les lois nécessaires […] » Le sauvage n’est méchant que comme un loup qui a faim.

85 / 72-73 « [...] C’est la raison qui engendre l’amour-propre; c’est la réflexion qui le fortifie […] » Quelle idée ! Faut-il donc des raisonnements pour vouloir son bien-être ?

87 / 76 « [...] Avec des passions si peu actives et un frein si salutaire, les hommes, plutôt farouches que méchants, et plus attentifs à se garantir du mal qu’ils pouvaient recevoir que tentés d’en faire à autrui, n’étaient pas sujets à des démêlés fort dangereux […] » Fou que tu es, ne sais-tu pas que les Américains septentrionaux se sont exterminés par la guerre ?

88 / 79 « [...] Or il est facile de voir que le moral de l’amour est un sentiment factice, né de l’usage de la société et célébré par les femmes avec beaucoup d’habileté et de soin pour établir leur empire et rendre dominant le sexe qui devrait obéir. » Pourquoi ?

88 / 80 « [...] L’imagination, qui fait tant de ravages parmi nous, ne parle point à des cœurs sauvages [...] » Qu’en sais-tu ? As-tu vu des sauvages faire l’amour ?

89 / 83 « [...] Or, aucun de ces deux cas n’est applicable à l’espèce humaine, où le nombre des femelles surpasse généralement celui des mâles […] » Il naît plus de mâles, mais au bout de vingt ans le nombre des femelles excède.

89-90 / 84 « [...] Concluons qu’errant dans les forêts, sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre et sans liaisons, sans nul besoin de ses semblables, sans nul désir de leur nuire, peut-être même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage, sujet à peu de passions et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières propres à cet état, qu’il ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait avoir intérêt de voir, et que son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité [...] » C’est conclure un bien mauvais roman.

91 / 88 « [...] Là où il n’y a point d’amour, de quoi servira la beauté ? [...] » La beauté excitera l’amour, et l’esprit produira les beaux-arts.

92 / 94 « [...] Après avoir montré que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés que l’homme naturel avait reçues en puissance ne pouvaient jamais se développer d’elles-mêmes, qu’elles avaient besoin pour cela du concours fortuit de plusieurs causes étrangères qui pouvaient ne pas naître, et sans lesquelles il fût demeuré éternellement dans sa condition primitive, il me reste à considérer et à rapprocher les différents hasards qui ont pu perfectionner la raison humaine, en détériorant l’espèce, rendre un homme méchant en le rendant sociable, et d’un terme si éloigné amener enfin l’homme et le monde au point où nous les voyons […] » Quoi! ne vois-tu pas que les besoins mutuels ont tout fait ?

94 / 95 « [...] Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! [...] » Quoi ! celui qui a planté, semé et enclos, n’a pas droit aux fruits de ses peines... Quoi ! un homme injuste et voleur aurait été le bienfaiteur du genre humain ! Voilà la philosophie d’un gueux !

97 / 105 « […] car plus les événements étaient lents à se succéder, plus ils sont prompts à décrire. » Ridicule.

99 / 111« […] la plus douce des passions reçoit des sacrifices de sang humain […] » Une passion qui reçoit des sacrifices !

100 / 114 « Tandis que rien n’est si doux que lui dans son état primitif […] » Et quand il fallait disputer la nature...

101 / 115-116 « Ainsi, quoique les hommes fussent devenus moins endurants et que la pitié naturelle eût déjà souffert quelque altération, ce période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable. » Quelle chimère que ce juste milieu !

101-102 / 118 « [...] Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique, qui pour cela sont toujours demeurés tels [...] » Les Mexicains et les Péruviens, subjugués par les sauvages espagnols, étaient très civilisés. Mexico était aussi beau qu’Amsterdam.

102 / 119 « [...] C’est qu’elle est (l’Europe) à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé [...] » Faux.

102 / 119-120 « [...] D’un autre côté, on peut d’autant moins attribuer cette découverte à quelque incendie accidentel que les mines ne se forment que dans des lieux arides et dénués d’arbres et de plantes, de sorte qu’on dirait que la nature avait pris des précautions pour nous dérober ce fatal secret [...] » Le fer est produit en masse dans les Pyrénées.

113-114 / 153-154 «  Pufendorf dit que tout de même qu’on transfère son bien à autrui par des conventions et des contrats, on peut aussi se dépouiller de sa liberté en faveur de quelqu’un. C’est là, ce me semble, un fort mauvais raisonnement: car premièrement le bien que j’aliène me devient une chose tout à fait étrangère, et dont l’abus m’est indifférent; mais il m’importe qu’on n’abuse point de ma liberté, et je ne puis, sans me rendre coupable du mal qu’on me force de faire, m’exposer à devenir l’instrument du crime [...] » Très beau.

116 / 162 « [...] d’un côté furent les richesses et les conquêtes, et de l’autre le bonheur et la vertu...» Tarare. [ou Tarare pon-pon : « Espèce d’interjection familière, dont on se sert, pour marquer qu’on se moque de ce qu’on entend dire, ou qu’on ne le croit pas. », Acad. 1762]

119 / 174 « [...] Je montrerai que c’est à cette ardeur de faire parler de soi, […] » Singe de Diogène, comme tu te condamnes toi-même !

119 / 174« [...] Ils cesseraient d’être heureux si le peuple cessait d’être misérable. » Comme tu outres tout ! comme tu mets tout dans un faux jour !

120 / 174 « [...] On verrait [...] tout ce qui peut inspirer aux différents ordres une défiance et une haine mutuelles par l’opposition de leurs droits et de leurs intérêts, et fortifier, par conséquent, le pouvoir qui les contient tous [...] » Si le pouvoir royal contient et réprime toutes les factions, tu fais le plus grand éloge de la royauté contre laquelle tu déclames...

Note VII, 131 / 202 « [...] Et comme les gros chevaux prennent leur accroissement en moins de temps que les chevaux fins, ils vivent aussi moins de temps et sont vieux dès l’âge de quinze ans [...] » [il s’agit d’une note sur la durée de la vie des chevaux dans laquelle Rousseau cite Buffon] Faux. J’ai eu deux chevaux de carrosse qui ont vécu trente-cinq ans.

Note IX, 133 / 209 « [...] Tel est en abrégé le tableau moral, sinon de la vie humaine, au moins des prétentions secrètes du cœur de tout homme civilisé [...] » Et encore plus de tout sauvage, s’il peut.

Note IX, 134 / 211 (même note).« Goûts que les sauvages ni les animaux ne connurent jamais, et qui ne sont nés dans les pays policés que d’une imagination corrompue [...] » On a trouvé cette turpitude établie en Amérique ; et dans les livres juifs qu’on nous fait lire, y a-t-il un peuple plus barbare que les sodomites ?

Note IX, 135 / 212 (même note). « [...] Que serait-ce si j’entreprenais de montrer l’espèce humaine attaquée dans sa source même […] » Malheureux Jean-Jacques, dont les carnosités [verrues dans la verge, résultant de maladies vénériennes] sont assez connues, pauvre échappé de la vérole, ignores-tu qu’elle vient des sauvages ?

Note IX, 137 / 218 (même note). « Quant aux hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle simplicité, et qui ne peuvent plus se nourrir d’herbe et de gland, ni se passer de lois et de chefs; ceux qui furent honorés dans leur premier père de leçons surnaturelles; ceux qui verront, dans l’intention de donner d’abord aux actions humaines une moralité qu’elles n’eussent de longtemps acquise, la raison d’un précepte indifférent par lui-même et inexplicable dans tout autre système, […] » Galimatias.

Note X, 138 / 220 « [...] On sait que les Lapons, et surtout les Groenlandais, sont fort au-dessous de la taille moyenne de l’homme [...] » Faux. Ibid. (suite). « [...] On prétend même qu’il y a des peuples entiers qui ont des queues comme des quadrupèdes […] » Faux.

Note XII, 147 / 247 « [...] Enfin M. Locke prouve tout au plus qu’il pourrait bien y avoir dans l’homme un motif de demeurer attaché à la femme lorsqu’elle a un enfant ; mais il ne prouve nullement qu’il a dû s’y attacher [...] » Tout cela est abominable, et c’est bien mal connaître la nature.