Le Contresens  n° 4

 

Préambule            

Un contresens peut en cacher un autre : telle pourrait être la morale du parcours subtil, plein d’humour, un brin mélancolique mais certes pas catastrophiste, que Bruno Blanckeman nous propose à travers souvenirs personnels et étapes historiques de l’enseignement de la littérature et de la théorie critique. C’est qu’il nous montre aussi comment l’usage du contresens en littérature « engage plus fondamentalement un rapport au texte même de la société, au graphe incessant par lequel celle-ci institue sa propre histoire ».

Nous sommes passés, dit-il, d’un état de culture normé voire autoritaire, avec sa dramaturgie, ses actants, encore actif dans les années 1970, à un bouillon de culture où le contresens fait plutôt lui-même figure de contresens, où la littérature est perçue comme un « mode d’exploration du trouble, de l’ombre, de l’équivoque, du subliminaire, de l’inconscient, du chaos ». Et s’il souligne l’inconfort, pour un « membre du système éducatif » doublé d’un chercheur, « d’être à son corps défendant un lieu de mémoire - quelque conscience-tombeau - et un espace de devenir - quelque agent expérimental - où s’évite la totale dissociation entre ces deux univers et les trois siècles d’histoire qu’ils recouvrent », il n’en conclut pas moins sur une question qui est presque un constat : « La pédagogie du contresens n’aurait-elle pas perdu des plumes à partir du moment où la civilisation du logocentrisme commençait à battre de l’aile ? »

H. M.-K.

Bruno Blanckeman est professeur de littérature française XX-XXIe siècles à l'Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III. Il est l'auteur de plusieurs essais : Les Récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard (Septentrion, 2000) ; Les Fictions singulières (Prétexte Editeur, octobre 2000) ; Lire Patrick Modiano (Armand Colin, 2009). Dernier ouvrage publié : Le Roman depuis la Révolution française (PUF, 2011).

 

 

 

 

 La scène du contresens

 

 

Bruno Blanckeman

28/04/2012

 

   

Fin des années 1960. Tout de blouse vêtu, les doigts tachés d’encre violette, sensibilisé aux honneurs sous forme des Tableaux et Billets du même nom, je fais mes classes à l’école publique, commence à en apprivoiser les sanctions. Au terme de cet apprentissage, c’est à l’entrée en classe de Sixième que je découvre réellement le contresens : mais qu’est-ce que peut bien vouloir dire Anatole France dans tel extrait de La Rôtisserie de la Reine Pédauque ? À défaut de le savoir, imaginons, brodons, lisons un autre livre, écrivons un autre texte. Je l’affronte ensuite avec vaillance : soulagement, puis satisfaction, puis plaisir de remettre en cours d’anglais, d’allemand ou de latin des versions de plus en plus fidèles à l’esprit du texte, selon les professeurs que l’on juge ouverts, de moins en moins éloignés de la lettre du texte, selon ceux que l’on trouve l’esprit un peu étroit, borné aux lignes, corné aux virgules, vieux combat des magnanimes contre les pusillanimes. Le contresens, je le domine dans l’extase quand il ne me piétine pas dans la douleur en khâgne : qui dira la jubilation d’un étudiant de Lettres Modernes capable d’exposer avec clarté un chapitre de La Critique de la faculté de juger en moins de temps qu’il n’en fallait alors à Léo Ferré pour interpréter La Mémoire et la mer ? Qui dira sa mortification quand, contraint de traduire oralement trente vers d’une ode d’Horace sans Gaffiot en une demi-heure de préparation, il réalise que le nombre de contresens commis excède celui des vers en question ? Je le retrouve les jours de concours comme un vieil adversaire qui ne baisse jamais la garde, quelles que soient les tactiques de séduction multipliées pour le circonvenir, la plus avisée, la plus rémunératrice étant de s’attirer ses bonnes grâces, s’en faire un adjuvant, en user à dose homéopathique selon un traitement subtilement mesuré qui sera gratifié, et non porté à charge, par ceux qui ont mission d’évaluer : intuition fulgurante, lecture singulière, sens calculé du risque, vision saisissante du texte et de ses implications. Réussir pour de bon un commentaire ou une dissertation, c’est savoir jusqu’où l’on peut être borderline, se caler à la marge d’un exercice quadrillé de manière à trouver un angle d’approche, une focale propre qui donnent prise à l’étude sans que son objet soit perdu de vue, mais sans être non plus aveuglé par sa présence frontale, tétanisé par sa masse – trouver la faille. Car où se situe vraiment, dans l’exercice d’interprétation littéraire, la ligne de partage entre la zone d’ombre et le halo de lumière, l’extrapolation inspirée qui conduit à porter à incandescence le sens d’un énoncé et le cheminement oblique qui, en poussant à biaiser avec ce sens pour mieux en considérer les aspérités, en appréhender les nuances, en détailler les aspects, fait au final qu’on l’aborde de travers ? Entre la sécurité de la paraphrase et le péril du contresens, quelles marges de manœuvre s’autoriser, entre quels extrêmes louvoyer, depuis l’usage d’une technique qui écosse besogneusement le texte sous prétexte d’en exprimer « le » sens nécessaire jusqu’à un principe de fantaisie qui le cabosse sauvagement au nom d’une diversité de lecture dégageant sans exclusive « ses » sens contingents ?

Premiers éléments d’une casuistique professionnelle pour un étudiant devenu enseignant au milieu des années 1980 – des années dominées par les injonctions pédagogiques contradictoires d’une institution où cohabitent (le mot devient à la mode) les inoxydables Lagarde et Michard et les fougueux zélateurs de la lecture méthodique, où les jeunes enseignants et leurs élèves doivent donc trouver leur voie entre deux modèles d’interprétation des textes littéraires qui s’apparentent, pour peu qu’on les applique littéralement, à deux types différents d’exécution capitale, version Arsenic et vieilles dentelles dans un cas (le poison lent de l’historicisme psychologisant), Massacre à la tronçonneuse dans l’autre (le supplice à vif du démembrement lexical, grammatical, rhétorique, énonciatif d’un corps textuel naguère glorieux).

On comprend par la juxtaposition de ces deux cas d’école que le contresens déborde le cadre limité du rapport au texte littéraire, échappe au seul répertoire des figures de l’évaluation pédagogique. Il engage plus fondamentalement un rapport au texte même de la société, au graphe incessant par lequel celle-ci institue sa propre histoire, avec ses avancées et ses régressions, ses propulsions et ses dérapages, ce code civil qui, de lois en décrets et de bulles législatives en bulletins officiels, s’écrit, se rature, se biffe, se surcharge au fronton de la République. Conçue dans les années 1950 comme l’annexe de la bibliothèque familiale à une époque où l’enseignement en lycée n’était accessible qu’aux élites sociales, et alors pleinement située dans le sens du temps, l’anthologie des Lagarde et Michard fonctionnait à contresens des évolutions culturelles de la société des années 1980, marquées par l’ouverture de l’enseignement secondaire aux couches moyennes et aux classes populaires, débarquant sans bagage autre que les acquis du collège et des lectures de hasard ou de curiosité éclectiques. Composée comme un conservatoire des œuvres censées pérenniser une certaine image de l’honnête homme au travers d’un choix de textes affinant la représentation de ce dernier, curieux mélange, donc, ou compromis réussi, entre quelque vision atemporelle de l’être humain héritée des grands classiques et une approche progressiste de l’histoire policée par les historiens romantiques et vernie par les premiers théoriciens de l’histoire littéraire, elle était rattrapée par son propre refoulé, social et littéraire. Le principe d’une humanité composite, irréductible à la bibliothèque des notaires comme à la littérature des notables, faisait voler en éclats la conception humaniste héritée de cette République des Jules violemment contestée par une modernité qui, de Lautréamont à Bataille et de Leiris à Duras, n’avait guère droit de citation dans ladite anthologie, littéralement droit de cité dans le Panthéon de la culture nationale. Quant à la lecture méthodique, une décennie suffirait à démontrer le contresens civil auquel se ramenèrent ses dérives scolastiques. Censée transmettre au plus grand nombre d’élèves, à ceux qui n’étaient pas familiers de la lecture et pour lesquels la littérature était terre étrangère, une méthode pour comprendre et analyser un texte depuis les éléments qui le composent, elle favorisa les recensements descriptifs procédant sous forme de relevés textuels qui tenaient lieu de toute étude. « Les chants désespérés sont les champs lexicaux » : boutade mélancolique de cet inspecteur pédagogique régional qui, ayant assisté à l’un de mes cours de Première dans le lycée de banlieue classé zone sensible où j’enseignais alors, me sut gré de ne pas avoir employé ce sésame durant la séance. Que reste-t-il aujourd’hui de la lecture méthodique, sinon le constat d’un triple contresens commis en aval comme en amont de son application ? Contresens d’ordre didactique : le texte étudié était démembré de tout effet de signification alors même que l’acquisition d’une méthode de lecture était supposée répondre à la nécessité de le construire de façon autonome. L’exercice, loin d’apprendre à l’élève à formuler des hypothèses de sens, virait à la mécanique formelle d’un « apprenant » recourant à une « boîte à outils », figures de style ou catégories linguistiques dont la manipulation tenait lieu de fin en soi. En aval, donc, contresens démocratique : le lycée ne favorisait pas les élèves issus des milieux défavorisés en les familiarisant progressivement avec la littérature, en leur permettant de développer leur capacité de réflexion et de sensibilité, mais les cantonnait dans une démarche techniciste qui semblait les prédisposer intellectuellement à une fonction de manœuvre. Il faisait d’eux non des interprètes mais des exécutants, les O.S. d’un texte dont ils décomposaient la structure comme pour assimiler mentalement les futurs gestes professionnels qui, dans le meilleur des cas, leur seraient dévolus. Contresens d’ordre scientifique, enfin, si l’on raisonne en amont de la lecture méthodique et remonte aux modèles théoriques qui furent les siens : le formalisme auquel elle aboutit caricature ses propres sources d’inspiration, les apports de la nouvelle vague narratologique des années 1970 et, plus généralement, les acquis des études poststructuralistes visant à recentrer l’analyse des textes sur les instances mêmes qui produisent le sens, à l’encontre des gloses périphériques auxquelles se ramenait volontiers l’exercice mondain de l’explication, si aisé pour qui baigne dans le bain rhétorique d’une langue assimilée dès les impressions de la petite enfance.

Ainsi le contresens nous engage-t-il en qualité de lecteurs-personnages d’un mégatexte de société qui accompagne comme une doublure nos comportements professionnels. Qu’est-ce qui se découvre, s’expérimente, s’apprend quand un élève et un étudiant sont sanctionnés en raison d’un contresens ? Quelle dramaturgie de la formation et du savoir, quelles charges symboliques sont en jeu, qui dépassent la simple application mais ont valeur propédeutique ? Ce dont le contresens constitue un élément d’apprentissage, c’est peut-être d’un schéma actantiel régissant les rapports de l’individu à la collectivité et d’un répertoire mythologique agissant dans son propre usage de la langue, donc dans son droit à la parole, sa façon de donner de la voix et se faire comprendre autant qu’entendre, dans sa capacité à construire des discours, communiquer, participer au concert social. Le schéma actantiel se joue dans une structure réversible de l’intrusion et de l’exclusion, à forte tension dramatique. Le contresens dit l’exclusion de l’espace circonscrit du sens, l’élimination, pour ceux qui le commettent, de l’aire d’accord symbolique qui fonde le groupe, agrège un ensemble. Il en dit aussi la certification dans la conscience de ceux qui ne l’ont pas commis, le fléchage du sens par le biais d’une signalétique intégrée, son marquage attesté par un exercice de décryptage, instantané ou raisonné. Vous n’avez pas compris ce passage, cette idée, ce texte : vous êtes hors-jeu, sur la touche. Mais aussi, pour les oreilles latérales auxquelles ces paroles ne s’adressent pas : vous êtes sur le terrain, vous avez visé juste, vous êtes en plein dans le mille social. D’une faute d’interprétation ponctuelle à un défaut de compréhension général, de la performance ratée à la compétence niée, il est ainsi, inhibée dans le jeu du sens et du contresens, une propension dramatique à l’intrusion par l’autorité et l’exclusion par la force. Climax : un fautif d’occasion commettant une infraction intellectuelle devient un fauteur de trouble qui perturbe l’ordre institué. Relisons Vallès, lisons Quignard relisant Vallès et mettant en scène dans l’un de ses Petits Traités (II,11) l’écolier assigné à son pupitre : c’est parce que rien n’est plus mouvant, plus labile, moins contrôlable que l’aptitude mentale à produire du sens, simple énergie de la pensée qui se consume, que sa canalisation en amont, à même l’apprentissage de la langue, et l’éducation-dressage du corps qui apprend à articuler la langue, c’est-à-dire se laisse articuler par elle, le façonnement de l’esprit qui en assimile les règles, s’avèrent nécessaires et que sont instituées des férules préventives, les figures de mesure de la faute.

Le contresens appartient à ce répertoire de figures mythologiques qui visent à régenter l’ordre de la pensée et de l’expression à l’encre rouge, à faire progressivement de l’écolier, du collégien, du lycéen, de l’étudiant, un citoyen, depuis l’espace interdit de la marge, un homme ou une femme de la Cité marchant les pieds dans les clous plutôt que la tête dans les nuages. D’où – on y reviendra – son usage quelque peu paradoxal quand il est appliqué à la compréhension d’un texte littéraire qui, par définition, nébulise le rapport ordinaire entretenu à l’ordre du sens. Le contresens, figure inquiétante, un peu sournoise, spadassin de l’ombre tapi dans les coulisses et s’immisçant sans y paraître sous les projecteurs, bien distinct de ses pairs : le solécisme, dont la boiterie syntaxique est comme estompée par ses prestigieuses origines hellénistiques ; le barbarisme, qui réveille la lutte épique entre la langue du dedans et celle du dehors ; le gallicisme, tout empreint d’une bonne vieille certitude gauloise ; le galimatias, dont la consonance, à l’image de ce qu’il désigne, semble rémunérer l’arbitraire des signes en l’accomplissant pleinement ; le charabia, qui renvoie autant à l’inintelligibilité d’une phrase qu’au caractère un peu rogue du correcteur qui le formule… Quant aux deux figures qui forment avec le contresens un trio impossible, l’une, le faux-sens, ne semble pas bien méchante, jamais trop sévèrement pénalisée, simple écart de passage, erreur de jeunesse sanctionnée d’un petit coup de règle sur les doigts ; l’autre, le non-sens, une fois admis qu’elle puisse en soi signifier quelque chose, se revêt habilement du prestige philosophique que les pensées de la modernité lui ont accordé.

Exagération plaisante ? Léger décalage dans le temps, tout au plus : impressions d’un système scolaire fondé sur une discipline de l’apprentissage et un mode de coercition qui ne sont plus les nôtres, sinon dans les mémoires. Le schéma actantiel change, le répertoire – le logiciel, dit-on aujourd’hui – se transforme, le jeu de l’exclusion et de l’intrusion obéit à d’autres rituels, comme à d’autres façons d’être les parts de violence qu’il réprime et suscite tout à la fois. Mais pour peu que l’on considère rétrospectivement la conception républicaine du modèle scolaire dont nous sommes issus, d’un avatar à l’autre, du « bonnet d’âne » de l’enseignement primaire au « contresens » de l’enseignement secondaire, des félicitations aux avertissements décernés par les conseils de classe, du rituel de la transmission des copies classées de la note la plus élevée à la note la plus basse jusqu’au classement par rang d’admission des candidats aux concours, du saut de classe des enfants prodiges au redoublement des cancres, c’est toute une dramaturgie de société avec ses rites d’intronisation et de proscription qui se dessine et par laquelle celle-ci mettait en scène sa propre geste en même temps qu’elle engageait sa perpétuation. Dans ce spectacle à sensation du savoir et de la formation, la figure du contresens n’était pas la moins active. Ne pas en être dupe ne signifie pas nécessairement qu’on en conteste la légitimité : il appartient à toute société de développer ses défenses immunitaires et l’on en connaît de plus fâcheuses.

À y réfléchir de façon impromptue, il me semble, sans être en cela une exception, que mon usage professionnel de cette figure témoigne à sa façon, ambivalente, d’une situation de l’entre-deux – entre deux siècles, entre deux états de culture, deux représentations du métier, de ses valeurs, de sa fantasmatique. J’y recours à l’oblique, comme par défaut, en situation formative, et plus frontalement, comme par une sorte de réaction-couperet, en situation certificative. Dans le cadre d’un texte étudié en TD ou le traitement d’un exercice de dissertation, les contresens ne me semblent pas déplacés. Au contraire, ils sont attendus, vieilles bêtes dociles qui, attendant leur maître, me légitiment en qualité d’enseignant. Ce qui ne se comprend pas énonce clairement ma présence : elle est salariée par l’État, pas besoin de faire payer les étudiants en plus, de rajouter une taxe de valeur ajoutée sous forme de discours courroucé leur imputant la responsabilité de l’incendie du Grand Bazar de l’Hôtel de Ville parce qu’ils ont mésinterprété tel extrait de Proust ou telle citation de Barthes. Guère de mansuétude en cela : l’idée simple que l’appréhension synthétique des enjeux d’un énoncé et la compréhension analytique de leur expression exigent un entraînement. Seule les rend possibles et comme naturelles la lecture appliquée d’œuvres au degré de complexité variable : à terme sont acquis, ou non, certains réflexes herméneutiques mettant en relation les plans textuels, contextuels, intertextuels et permettant la saisie d’un orbe de sens, les rayonnements d’une signification. Comme l’écrit Hélène Merlin-Kajman en conclusion de son article (07/01/2012), il ne s’agit pas d’« organiser une police du sens », de « verrouiller l’interprétation, sa liberté et son éthique », mais d’indiquer « une limite, qui est précisément celle du partage » en rappelant que « le sens a ses règles – du jeu ». La figure du contresens, à l’image de celle de Croquemitaine, est préventive. Elle est ce qui menace le lecteur trop crédule ou trop hostile, ce qui arrive quand il fait d’emblée crédit au texte, dont le sens n’est jamais pleinement réductible à ce qui s’en dégage au radar de la première lecture, à ce qui s’y énonce littéralement. Elle est aussi ce qui se produit quand le même lecteur, échaudé, soupçonne le texte d’être par principe crypté, de travestir son rapport au sens sous prétexte qu’il le diffère dans l’espace de la langue et à l’horizon de la bibliothèque. Comprendre un extrait d’œuvre, texte ou citation, c’est rechercher son équilibre en funambule, l’équilibre du texte, lieu de passage, autant que du lecteur, figure de passeur. Le propre de l’écriture littéraire, fût-elle aussi limpide qu’une page d’Annie Ernaux, c’est de troubler l’usage ordinaire des mots, faire trébucher le sens commun et toucher le lecteur, solliciter par des ricochets d’alphabet ses facultés de penser, d’imaginer, de comprendre. La notion de contresens perd alors un peu de sa discrimination tranchante. Elle se relativise au regard de deux types d’erreurs fréquentes qui, l’une et l’autre, conduisent à ne pas même poser la question du rapport au sens, à se défiler dans quelque au-delà lointain de la citation (le hors-sujet de la composition française) ou quelque résumé servile du texte (la paraphrase, pour le commentaire). Elle pose par ailleurs problème par le tranché du « contre » et l’abrupte proximité à quelque système de sens monolithe qu’il semble postuler, la coïncidence entre le commentaire et son objet, la composition française et son support, que supposent implicitement l’absence de contresens, le calage parfait de l’interprétation sur l’œuvre, du texte second sur l’écriture première, l’un l’autre se motivant par quelque exercice de réverbération autarcique. L’acte d’autorité qui consiste à assigner dans le cadre formalisé d’une étude scolaire un texte ou une citation à un régime de sens dominant, alors même que ses degrés de signification intentionnels et accidentels sont pluriels, tient parfois du putsch. De fait, il est un camaïeu de contresens qui semble démentir la belle unité de sa définition. Certes, les erreurs de compréhension relèvent de la méconnaissance : anachronismes, équivoques sémantiques auxquelles se prête avec la distance du temps la langue classique, défaut de savoir, manque de références historiques poussant à des considérations hasardeuses sur les mœurs et valeurs propres à telle époque, sur les comportements et les motivations attribués à tel personnage. Mais ces mêmes erreurs relèvent aussi de l’occultation, d’une résistance à comprendre ce qui est écrit, quand ce qui est écrit touche à certains interdits, ou à certains impensables, de notre temps, comme, dans une lointaine session, ce candidat à un concours d’enseignement des Lettres, portant alliance et sérénité paternelle, qui ne réussit pas, dans son explication, à saisir ce que Huysmans entendait précisément par la formule d’invitation à une fête organisée en honneur d’« une virilité momentanément défunte ». N’est-on pas en un sens prédisposé à ce type d’occultations ? Où situer avec exactitude le contresens, sinon dans les lignes de fuite de l’exercice, là où deux types d’exigence censés s’harmoniser se télescopent. L’un, d’ordre pédagogique, travaille à l’institution d’un système de sens dominant ; l’autre, d’ordre littéraire, à la transgression du rapport entretenu communément avec le sens. Le premier vise à l’acquisition d’une capacité d’intelligibilité qui suppose la réduction du complexe au simple, le second requiert une capacité de prospection qui implique la dissémination du simple dans le complexe. L’un et l’autre contribuent à réaliser, au terme d’un processus de formation réussi, l’idéal classique d’un esprit de finesse chevillé à un esprit de géométrie.

Ce sont ces lignes de fuite que j’aimerais suivre en dernier lieu. Elle conduisent à inverser nos fondamentaux, nous demander si le contresens ne se situe pas dans la définition même du commentaire littéraire et de la dissertation plutôt que dans leur état de finition – s’il n’est pas inhérent à leur pratique, téléguidé par leur ambiguïté constitutive, s’il ne confronte pas depuis une trentaine d’années une majorité d’élèves pour lesquels la littérature a perdu son évidence culturelle à une exigence en elle-même ambiguë. Comment l’écriture littéraire, si elle devient telle par le nouement singulier d’un sens, résiste-t-elle à une explication qui en suppose le dénouement méthodique standardisé ? Vieux débat, toujours d’actualité : à la tradition du commentaire composé, qui reconduit le modèle de la critique objective, s’oppose celle d’une étude procédant par sympathie, qui vise à convertir la singularité consubstantielle d’un style et d’une vision du monde d’un médium à l’autre (peinture/littérature : Diderot, Baudelaire, Proust, Malraux, Michon) ou d’un type de texte (fiction, poésie) à un autre (commentaire) en proposant des équivalences esthétiques (le recours à la métaphore comme dynamique heuristique chez un Jean-Pierre Richard, par exemple). De même pour une démarche de pensée qui serait spécifiquement littéraire, ni « scientifique » ni philosophique, et s’accommode parfois mal des exigences codifiées de la « composition » française. Ne relèverait-elle pas de cette rhétorique spéculative dont Pascal Quignard, dans le traité ainsi intitulé, affirme qu’elle constitue une tradition littéraire antiphilosophique (Fronton, le précepteur de Marc Aurèle, en fut le premier théoricien, selon Quignard) ? Fondée sur la sollicitation des mots, leur origine, leur étymologie, elle tente d’articuler un mode de réflexion à la source, c’est-à-dire de saisir une pensée à l’interaction du mental et du verbal, là où la démarche philosophique œuvre selon l’écrivain sur du « langage prédécoupé », donc multiplie les constructions de seconde main, les fictions métaphysiques. Face au modèle franco-germanique de la dissertation, celui, anglo-saxon, de l’essai (terme jadis employé pour définir le troisième sujet de l’épreuve écrite de français au baccalauréat) ?

Autre ligne de fuite, qui creuse davantage les enjeux de la précédente : qu’en est-il de la pertinence de l’idée de contresens dans le cas d’une littérature qui, de Lycophron à Mallarmé via Maurice Scève, se définit ouvertement comme hermétique et, avec la modernité, fait son credo de la subversion des systèmes de sens autorisés, s’écrivant dans leur réfraction (Proust), leur implosion (Céline), leur débine (Beckett), leur explosion (Guyotat) ? Le contresens du contresens semble ici se redoubler : il ne s’agit plus seulement, dans le cas d’un commentaire, d’instituer un système de sens dominant face à un texte qui transgresse son rapport usuel au sens, mais d’élucider le sens d’un texte qui travaille à opacifier notre rapport au sens (la littérature comme mode d’exploration du trouble, de l’ombre, de l’équivoque, du subliminaire, de l’inconscient, du chaos). Chers étudiants, auxquels « on-je » reproche de commettre en toute bonne foi les « contresens» qu’ont commis en toute cécité bien des commentateurs patentés de l’œuvre de Beckett lorsqu’ils la passèrent successivement à la moulinette de la philosophie de l’absurde, au presse-purée de l’allégorie chrétienne, à la découpe d’une déconstruction affolée d’insignifiant… Il ne s’agit pas d’affirmer que ces œuvres, parce qu’elles travaillent à la désactivation des opérateurs de sens et attaquent les vecteurs du symbolique jusqu’à revendiquer pour certaines, non sans un certain dandysme, leur prédilection pour l’illisible, relèvent de l’« in-étudiable » et doivent être bannies des salles de cours. Mais une certaine modernité a comme amplifié la tension entre le recyclage d’une œuvre à des fins éducatives et la propension libertaire qui la fonde à partir du moment où, se voulant recherche d’écriture, elle remet en cause son assignation à l’ordre du Logos. Simple parenthèse, vite refermée avec l’avènement de l’ère postmoderne ? Peu sûr. Les écrivains contemporains excellent à transposer en termes d’écriture les palinodies qui sont nôtres depuis les années 1980, dans le rapport clignotant que nous entretenons aux marqueurs de sens collectifs et intimes. Face à des textes qui se constituent comme littéraires en actualisant délibérément des protocoles génériques incompatibles, donc en émettant des effets de sens paradoxaux qui se neutralisent et mènent la ronde du sens sur le mode de l’indécidable – l’autofiction, la bio-fiction, le docu-fiction en constituent quelques cas –, l’usage de la notion de contresens appelle des précautions autres qu’oratoires.

La figure du contresens évoque en cela deux univers distincts. Le premier constitue un état de culture issu de la Troisième République, encore prégnant jusqu’à la fin des années 1970. Le second, qui caractérise le début de cette deuxième décennie du XXIe siècle, formerait un bouillon de culture, culture en genèse, en recherche d’elle-même, qui s’éprouve moins comme la garante de quelque autorité assurée qu’en inquiétude de sens, soucieuse de redéfinir des paradigmes. Membre du système éducatif, chercheur, je suis dans le bouillon. Sensation étrange d’être à son corps défendant un lieu de mémoire – quelque conscience-tombeau – et un espace de devenir – quelque agent expérimental – où s’évite la totale dissociation entre ces deux univers et les trois siècles d’histoire qu’ils recouvrent. Cette transformation des modèles et des pratiques culturelles, je peine à la concevoir comme un ordre inéluctable des choses aussi bien que comme une décision souverainement concertée, quelque édit tombé d’en haut dans les deux cas, sans doute par égale méfiance envers les approches fatalistes du monde et les lectures paranoïaques de l’histoire, lesquelles constituent les deux faces contraires d’un même état de terreur archaïque. Le questionnement, plutôt, le doute, souvent, mais qui ne l’éprouve pas, quant à la place accordée aux objets culturels que, littéraires, nous transmettons, au rôle dévolu à leurs objectifs, à la (re)connaissance des humanités. Mais aussi, que disent ces discours de nostalgie, que trahissent ces bouffées catastrophistes qui s’élèvent communément comme leur chant de deuil, anticipent leur disparition, participent à l’accréditer, s’en délectent ?

Pour peu qu’on ne la résorbe pas dans sa seule dimension technique, la figure du contresens fait partie de celles autour desquelles se nouent de tels questionnements. Elle évoquerait aujourd’hui les incertitudes d’un monde qui a désappris un rapport au sens se devant d’être fixe, unilatéral, monde ordonné autour d’une illusion métonymique procédant par glissements centrifuges d’un souci d’exactitude linguistique – le juste sens d’un mot – à une exigence de pertinence sémantique – la signification judicieuse d’un énoncé-type –, puis de cette exigence à un impératif de conformité idéologique – le sens unique de la pensée dominante, le bon sens de l’opinion publique garantissant l’ordre des choses ou de l’histoire s’écrivant elle-même sous la dictée de ceux qui en impulsent la marche. La pédagogie du contresens n’aurait-elle pas perdu des plumes à partir du moment où la civilisation du logocentrisme commençait à battre de l’aile ?