Le contresens n° 7

 

Préambule

Ecrire un préambule au texte suivant relève de la gageure. Sa place dans le thème « Le contresens » d’« Intensités » n’a rien d’évident : nous avons hésité à le publier plutôt dans la rubrique « Juste », comme une fable, une fable éblouissante, car il s’agit d’un texte littéraire aussi, et même d’un texte littéraire déchirant, beau, très beau, quoiqu’il frôle sans cesse la grandiloquence citationnelle – mais il le sait si bien et le fait avec tant de justesse qu’il désempare le ridicule, s’en empare pour le retourner en auto-dérision authentiquement comique et poignante. Une tension très singulière l’anime, qui nous rappelle que l’étude n’est en rien une activité désincarnée, ne conduit en rien à séjourner dans le ciel des Idées.

Mais pour en être ému, le lecteur doit connaître, avoir aimé, aimer encore la philosophie, la théorie, les concepts, par exemple « une célèbre “grosse faute d’orthographe” » (dont on comprend vite qu’il s’agit du « a » de différance) : texte littéraire, oui, mais greffé sur les questions renvoyées, de façon angoissante (« Comment peut-on déconstruire un chagrin d’amour ? »), par l’ironie déconstructionniste : qu’en est-il, aujourd’hui, du sens d’un énoncé, de la valeur d’une énonciation, de l’hypothèse d’une présence ? Sommes-nous condamnés à la distance, au doute, au « méta » ?

Ces questions, voire cette angoisse et cette auto-dérision, nous les rencontrons souvent, à Transitions, sous une forme ou une autre, au-delà du cas particulier de la pensée de Derrida : outre qu’elles habitent de nombreux exergues et bien des questionnaires (celui de Bixiou par exemple), elles sont présentes dans « Intituler » de Jonathan Zerbib, hantent le texte de Paul Laborde, sont congédiées dans « Un succès mineur » de Dionys Del Planey, constituent au contraire le tremplin heureux de la contribution de François Ronan-Dubois que nous publierons ici même dans deux semaines.

Aussi, si la place de ce texte d’Adrien Guignard dans le thème « Le contresens » d’« Intensités » n’a rien d’évident, il n’a rien d’aberrant non plus, loin s'en faut. Car il parcourt avec humour, désespoir, virtuosité, séduction, tout ce qu’implique la quasi mise en équivalence, par le déconstructionnisme, du « bien entendre » et du « mal entendre », de la compréhension et du malentendu. Nous sommes aux antipodes des certitudes d’Erik Leborgne. C’est, si l’on veut, du nihilisme, mais éprouvé tragi-comiquement, au second degré, par lequel, un peu comme en mathématique le font deux signes négatifs, se profile en creux un horizon infiniment espéré.

Plus d’un étudiant, plus d’un jeune intellectuel aujourd’hui semblent hantés par la nostalgie d’un héritage impossible, la conviction que les moments un peu dignes de l’histoire intellectuelle et politique sont derrière eux – et que pourtant, ces moments ne leur ont rien légué. L’interruption de la transmission n’a eu ni relève ni débouché désiré. « Quelque chose s’était cassé dans mon moteur ». Nous situer – comment ?

« Il me semblerait même que la cassure est bien la condition de possibilité pour l’unité d’une panne “qui n’en finit pas de nous en faire le coup”. Le coup de la panne d’essence, s’entend ».

Pour un peu, nous pourrions faire de cette « cassure » et de cette « unité d’une panne » une propédeutique à l’exercice des transitions...

H. M.-K. 

Adrien Guignard est doctorant et chargé de cours au sein de l'Université de Lausanne (UNIL). Il est également membre du groupe de la Riponne.

 

 



L'essentiel e(s)t l'invisible,
une hantologie en deux points

 

 

Adrien Guignard

03/11/2012

         

Résumé

L’original du texte qu’on va lire se trouve dans la clef USB d’une contrefaçon coréenne d’un couteau suisse. Un peu de rouille, passablement de recyclages ont disséminé ses particules dans quelques boîtes de conserve, containers, tôle de bidonvilles, 8 corbillards, 2 voitures présidentielles et une formule 1. Une fantastique cryptomnésie métallique a permis sa présente livraison. On ne sait pas trop comment résumer l’expérience volubile et pétaradante des lignes qui suivent. Mettons que l’auteur écrit une lettre d’amour et qu’il y propose une lecture novatrice d’un chapitre du Petit Prince.  

« Une tragédie, mon amour, de la destination. Tout redevient carte postale, lisible pour l’autre, même s’il n’y comprend rien. Et s’il n’y comprend rien, assuré à l’instant du contraire, ça peu toujours t’arriver, à toi aussi, de n’y rien comprendre, et donc à moi, et donc ne pas arriver, je veux dire à destination. » 

J. Derrida 

« Chère Mademoiselle, » 

XXL

Ces trois lettres engagent plus d’une langue. Littéralement, elles in-forment l’origine et la taille d’une réponse à une question dont nous avons diversement posé le jeu et dont je n’en finis pas de jeter les bases avec les plaques, alors que je ne sais même plus jouer aux plots : « Comment peut-on déconstruire un chagrin d’amour ? » 

Cette in-formation littérale vacille en ceci qu’elles parlent trois ou quatre fois d’une lettre qui s’entend mais ne se voit pas. En ce sens, l’étiquette se tient « entre la parole et l’écriture [1]» : elle entend in-former et dé-limiter la texture d’un chagrin qui forme et limite pourtant de plus en plus un propos, disons : dé-tenu. Je te prie d’excuser le ridicule indécidable qui soutiendra mes lignes. Je crois pourtant ce ridicule valoir son titre et organiser la possibilité de ce que nous partageons. Il soutient une valeur pénible qui, pour être également joyeuse, absente et éparpille ceux qui l’éprouvent pourtant. C’est qu’on ne chasse pas le ridicule. Il est naturel. Il galope. Bourrique. Il est en effet gros comme une métaphore, une maison. Il « demeure [2]», paraît-il.

Ainsi donc, l’étiquette, dé-taillée, pourrait se lire comme suit : ex-ex-elle.

La mise au point de l’invisibilité entendue des trois ou quatre e qui font la différance des lettres remarquées précédemment revient de loin. D’un allemand un peu double, au début ; puis, plus précisément louche : d’un matin de Pâques, de la clarté plissée de tes yeux où sourit le petit vertige duquel je t’écris, de quelques soubresauts lyriques, aussi. Il reste que c’est une énormité XXL. A ce titre, elle entortille allégrement le Witz schlégélien, la déconstruction derridienne, mon cœur et la certitude que Pénélope tricotait mieux que toi. Ces événements théoriques virevoltent dans un autre élément. Il s’agit du matin et je les ramasse au dos de l’incommensurable réflexion que je lis dans l’étiquette de mon pyjama aussi rayé qu’il n’a pas de taille. A l’origine du premier X, j’ai sans doute essayé de poser objectivement avec le sens commun et une tasse de café : « c’est mon ex ». Je m’appropriais de fait une particule dont la fonction est de rejeter ce qu’elle rejoint immanquablement. La visibilité grammaticale veut en effet qu’« ex » accroche ce qu’il rejette. Or, dès ce premier essai de définition - id est : « mon ex » - je constatais que le suffixe était veuf de toute propriété. Articulé à une absence radicale, il n’expropriait et ne rejetait rien si ce n’est lui-même et la possibilité de son détenteur. Une banalité ex-istentielle, certes. De fait : défaite. Je me trouvais systématiquement en possession d’une absence dont ma présence était en l’occurrence dépendante. Il devenait en somme nécessaire et pourtant logiquement impossible de ne situer « mon » identité que dans « ton » ex-tériorité, « dedans » un « hors de ». Bref, toujours déjà présenté dans le mouvement de ma propre absence, ahuri de bégayer la possession de ma dépossession, quelques souvenirs de Derrida sortaient de ma tasse de café. « C’est mon ex », c’est la déconstruction, et c’est un chagrin d’amour dont la première lettre de l’ex-titulation de ces laborieux paragraphes entame, en pyjama, le dos de l’approximation conceptuelle. Ce matin, j’en arrivais à me demander si quelque pharmakon [3] n’avait pas empoisonné le café soluble et j’envisageais conséquemment un remède « métapsychotique » en buvant la solidité Ikéa de la tasse formulée dans les rayons roses [4] au centre de mon Petit Larousse de la langue française. Poison et remède, l’affaire était grave, « quelque chose s’était cassé dans mon moteur » (cf. infra, 2e partie). Peu importaient finalement les architraces passablement liquidées que j’absorbais, l’ex-périence du « c’est mon ex » - pardon pour ces quelques ex-sait - suffisait pour, précisément, savoir l’amertume fautive du suffixe substantivé qui n’est un nom qu’à la condition de n’en être jamais un et de biffer ce qui est pourtant d’entrée de jeu absenté. « Mon ex » traîne dans les conversations, peuple le quotidien, les bistrots, souvent. L’expression me paraît une forme assez récente, commune et accessible de ce que nous enlacions malicieusement d’un clin d’oeil, par la fenêtre, au coin des nuages, lorsque quelques vers de Baudelaire rejoignaient la clarté d’un Concerto pour violon de Mozart. Ainsi donc, d’une mélancolie toujours déjà préalable [5] découlait sans trop de difficultés le deuil (nécessairement impossible) du premier e.

Classons donc X ce premier ex.

Tu noteras que, tel qu’on pourrait presque le voir, l’entendre et ne l’entendre pas, le X, à la fois lettre et geste, tient ici autant de l’innommable que de la biffure [6]. Plus exactement, il dirait ce qui ne se dit pas tout en raturant la dicibilité de l’indicible dont il est pourtant la marque classique du classement. Cet excès [7] de clarté débordera sur la mêmeté inquiétante du second X. Il faut bien que la sorcière s’en mêle, en effet. La secondarité de ce X voudrait être une origine qui, entre l’allemand et le français, se retirerait au cœur de l’étiquette pour hanter l’habitant de mon pyjama. La lettre te désigne dans la mesure où elle absente une vacuité qui reste unique parce qu’elle ne peut pas être absolument biffée ou expulsée par le X, ni signifiée par la solitude inappropriée du L. Il ne s’agit donc pas d’une lettre, mais plutôt de l’intérieur d’un impossible entre-deux lettres. Il y aurait ici comme la possibilité d’étreindre la présence de ton absence, de dire ton nom par cœur. Ce nom serait alors bien ensorcelé, au sens où il serait unique comme la lettre et, non moins littéralement, logé dans la fonction pro-nominale que la lettre ne réalise pas mais qu’elle doit néanmoins reprendre parce que la biffure qui l’accompagne devient alors un lien. Bref, ton nom, dont je sais chaque jour à nouveau par coeur l’oubli répété serait ici ce pro-nom hanté par sa propre absence. Il est le spectre - on dirait, en l’occurrence, le méta-spectre (ou  «») - formulant l’hantologie de mon propos. Peut-être serait-il plus simple de le laisser errer dans la différance marquant « l’espacement par lequel » deux spectres « se rapportent les uns aux autres » ? En pyjama, avec cette fichue étiquette dans le dos, des phrases de Derrida dedans (mais aussi à côté du café) et surtout avec ce « c’est mon ex », je crois, en effet avoir rapidement paré : au plus simple.

Plus longuement, il pourrait y avoir ce livre de Mann, un auteur que tu connais - hélas !- trois fois mieux que moi. Quoique. Connaissance et ironie forment une compréhension assez diabolique. Plus longuement, donc : Le Docteur Faustus La vie du Compositeur allemand Adrian Leverkühn racontée par un ami. Je m’interdis de céder aux délices ironiques qui me feraient évoquer cette grotesque [8] demande en mariage par intermédiaire et qui peut aussi se lire comme un hommage à Nietzsche. Quoique, au point où j’en suis… [9] Bon, c’est fait. Passons. Où ? Un peu après, tu sais, lorsque le livre nous fait entendre son illisibilité pour chanter partout de nulle part. Non pas, qu’il s’agisse d’établir une différence entre la musique et la littérature. Tout le monde la connaît. Mais plutôt lorsque, pour entendre le Chant de douleur du Dr Faustus, il faut n’avoir pas lu le livre que l’on a pourtant lu. Je crois que c’est à peu près là qu’Adrian Leverkühn pleure, beugle (je t’assure, il beugle !) et - mais c’est un supplément trop naïf pour nous -, devient fou. En français avec l’ironie blanche qui ne cesse de travailler la précision de la voix de Sérénus Zeitblom cela donnerait : « […] Leverkühn s’était assis au piano brun et de la main droite il lissait les feuillets de la partition. Des larmes coulèrent le long de ses joues et tombèrent sur les touches qu’il frappa, si mouillées qu’elles fussent, en plaquant des accords fortement dissonants. En même temps, il ouvrit la bouche comme pour chanter, mais seul un cri de douleur, demeuré à jamais dans mon oreille, s’exhala de ses lèvres. Courbé sur l’instrument, il ouvrit les bras dans un geste d’étreinte, puis soudain, comme foudroyé, il tomba et glissa du tabouret à terre [10].»

Cercueil de Saint Ex

                              Rose, oh reiner Widerspruch,      
Lust
Niemandes Schlaf zu sein               
Unter soviel
Lidern.                                                   

Rilke [11]

J'aurai l'air d'être mort et ce ne sera pas vrai.
J'aurais dû ne pas l'écouter, me confia-t-il un jour, il ne faut jamais écouter les fleurs.
Les fleurs sont si contradictoires !
Le langage est source de malentendus. [le renard]

Saint-Exupéry, Le Petit Prince [12]

Il est parfois prétentieux de se prendre pour un gosse, un débile ou pour un fou. Prétentieux de se comprendre donc, au sens de se prendre pour un con. Le ridicule et l’ironie restent d’ailleurs des formes d’orgueil, quand bien même elles s’in-formeraient elles-mêmes par l’exhibition jubilatoire et/ou pathétique de leurs biffures. Pour user et m’abuser d’une amphibologie, gageons que si l’orgueil sanctionné précédemment peut bien traditionnellement s’assimiler à quelque co-naissance dia-bolique [13] : il en souffre. Cette souffrance, pour être double et originelle, n’en est pas pour autant originale, certes. L’auteur allant donc conventionnellement bien mal, souhaitant pourtant - comme dit - parer son propos au plus simple, presse les restes de ses pensées pour constater que les médiations plus ou moins minutieusement déconstruites et disséminées précédemment bénéficient d’un précieux gain cognitif s’il y ajoute quelques compréhensions contenues dans : Le Petit Prince. Après tout, si l’on en croit les récentes quatrièmes de couverture, Le Petit Prince et Derrida ont atteint quelques sublimités dans l’espace mondial des reconnaissances intellectuelles [14]. Pour ne pas dire des humanités. Mais pour, en revanche, laisser entendre que cette reconnaissance habiterait la terre des médiations, une formule dont l’Occident démocratique du centenaire de la naissance de Saint-Exupéry s’accorde à comprendre qu’elle signifie la « terre des hommes ». Puisqu’un vague « Zeitgeist » ou, plus modestement, quelques stratégies éditoriales promeuvent Le Petit Prince et Derrida au grade de médiations « universelles », notre époque serait bien ingrate si elle leur refusait le droit de participer à la construction d’un mot ordre canonique dans ses diverses réduplications humanistes. Je le cite, et place à la caisse d’épargne la référence : « comprendre les compréhensions ».

Il pourrait cependant paraître étrange, après avoir passablement guillemeté la pensée derridienne, de convoquer ici l’humanisme et la morale d’un auteur dont l’Académicien P.-H. Simon déclarait, en des temps philosophiques autrement engagés, qu’il « a surmonté le sentiment anxieux de la mort par une morale de l’action constructive et conservatrice [et dont] la philosophie est, pour user de trois mots qui lui sont familiers, une philosophie de la participation, de la relation et de la présence [15]».

Est-il possible de lever ici un malentendu compris dans une compréhension du second exergue ?

Est-ce bien nécessaire ? Pour nous qui aurions peut-être connu le secret du renard (celui qui rôdait dans ton jardin, pour en choisir l’espèce unique au monde) ?

Nécessairement impossible ?

Bien entendu, mon amour, que l’on y « gagne à cause de la couleur du blé » (XXI). Autrement dit : bien entendu qu’on y gagne, parce qu’on a perdu. Il y a même pire que ce gain mélancolique chatoyant qui monnaie (id est : médiatise) de pertes la beauté des commerces affectifs sur notre planète. Même pire, donc. Il y a gain (« la couleur du blé »), parce qu’il y a perte (« le départ »), mais surtout parce que nous savons qu’entendre : « Le langage est source de malentendus. » ; nécessite une surdité aveugle qui n’a pas grand chose à envier à la biffure logée un peu partout dans ces pages (voir en particulier son application « citée » en note 6). Un « Bien entendu » - qu’il soit phatique ou non -, une entente donc : est un malentendu (et inversement). Ce type de logique, simplement rusée - pour éviter de dire essentielle et donc, aussi sec, essentiellement biffée (différante) -, risque hélas de compromettre dangereusement la possibilité « d’y gagner à cause de la couleur du blé », tant il pourrait être vrai que les brisures ne sont pas exactement les sources où sont trempés et tissés les oublis liés à la définition d’« apprivoiser » dans le chapitre XXI : « - Qu'est-ce que signifie "apprivoiser" ?- C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens..." ».

Il y aurait tout de même ce malentendu qui me semble être notre entente. Celui qui te ferait comprendre que je ne t’aime pas ou que je n’aime pas Le Petit Prince. A la rigueur, je conviens ne pas aimer ce livre comme je n’aime pas la fondue. Goût précieux qui, pour un Suisse peu patriote, reste un marginalisme de bon ton dans certains cercles. Je ne peux en fin de con(mp)te pas te faire comprendre mon amour sans malentendu et, bien entendu, tu l’as déjà compris puisque tu me l’as offert à lire, sachant que la possibilité de sa compréhension engageait qu’il ne le fût pas. Mademoiselle, Le Petit Prince est un livre magnifique. C’est la plus belle chose que tu m’aies laissée (voir note 12). Il est aussi élémentaire que ce matin qui n’en finit plus de se désoler dans la présence du désert XXL…« Quelque chose s'était cassé dans mon moteur. Et comme je n'avais avec moi ni mécanicien, ni passagers, je me préparai à essayer de réussir, tout seul, une réparation difficile. C'était pour moi une question de vie ou de mort. […] » (II, et quelqu’un a souligné).

Descendre, des cendres…

L’expression « se faire poser » était peut-être bien dans le chapitre deux. Ce matin, depuis toujours, dans et hors ce livre, où elle n’est pas « pour de vrai », mais où elle se pose pourtant, elle met en question la vie et la mort. Cette question est « très difficile » à mettre en scène, à raconter, même en déserts, même en abîmes. Elle est insoluble comme la mélancolie des blés dont on ne peut faire ni mémoire, commerce ou pain. Elle est si difficile que cette question de l’acte de (et de l’acte du) dépôt ne se pose pas. D’ailleurs, je n’en finis pas de me demander si ce n’est pas « parce que quelque chose était cassé dans [le] moteur » que la réparation était toujours déjà accomplie. Il me semblerait même que la cassure est bien la condition de possibilité pour l’unité d’une panne « qui n’en finit pas de nous en faire le coup ». Le coup de la panne d’essence, s’entend. Paradoxalement l’aviateur (-narrateur) n’a peut-être jamais autant volé qu’en travaillant à et de la possibilité de l’irréparable (métaphysique ou non) de son avion. « Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et il est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications » (I).

C’est l’aube et je suis fatigué.

Pourtant, pourrais-tu encore comprendre ce malentendu ?

« Au lever du jour, quand une drôle de petite voix m'a réveillé. Elle disait : 

- S'il vous plaît... dessine-moi un mouton!» (II).

C’est un peu là, qu’avait toujours déjà commencé « la source du malentendu ».

En effet, on peut toujours offrir, en réponse à la petite voix, un coup de chapeau, son geste, au « stylographe » même, afin qu’il écrive, renoue et dévoile les menaçantes authenticités de l’enfance. La petite voix ne voudra pas d’un tel hommage même s’il est imaginatif, spontané et comme grandi de puérilité.

« - Non! Non! Je ne veux pas d'un éléphant dans un boa [16] » (II).

Il ne semble également pas efficace de prendre le risque de s’engager. A savoir, de sacrifier à la construction dialogique de l’interaction pour risquer en partage une représentation déterminable de la forme ovine sollicitée. Un dessin de mouton, et les gestes (y compris ceux d’attention) que celui-ci suppose ne formeront pas une réponse satisfaisante. Elle est profondément : une maladresse. Une « bête » représentation qui se donnerait au regard d’autrui parce qu’il la demande gentiment ou parce que, par le biais élémentaire de cette médiation, il en irait d’habiter une forme de partage me paraît exclue de ce livre que je n’ai conséquemment pas lu. Il n’en reste pas moins que la critique que je lis parfois s’acharne à, sauvagement, souligner l’humanisme du Petit Prince. Malgré qu’il soit devenu de bon ton de trouver Saint-Exupéry un peu simplet, son best-seller est jugé particulièrement « habitable » (au sens phénoménologique du mot).

Oui. Mais, pourquoi planquer le mouton ?

Diable ! Engager jusqu’à la possibilité d’un accord autour d’une représentation particulière de mouton n’est pas dans les cordes de l’écrivain. C’est un choix, un risque bien trop « existentialistes » (au sens courant qu’a le terme) pour la requête de la drôle de petite voix. Ceux qui ont lu Le Petit Prince pourraient citer sa réponse : « - Non! Celui-là est déjà très malade. […] - Tu vois bien... ce n'est pas un mouton, c'est un bélier. […] - Celui-là est trop vieux »(II). Alors, adieu, moutons, veau, vache, cochon, couvée, diversité, énumération… On laisse béton, l’endroit, le droit à l’engagement et l’ouverture concrète à l’altérité par la médiation d’une forme ovine avérée. Foin d’une poétique participative des représentations du mouton.

Il faut pourtant la vérité, celle du mouton [17], donc.

« Il faut la vérité », au sens derridien de : « c’est nécessaire » et de « cela manque [18]». Il s’agit en l’occurrence - et nous l’avons compris sans qu’il y ait ici encore trop de malentendus - de la question ontologique du « Qu’est-ce que ? ». Sans doute est-elle un peu grégaire pour certains philosophes. Par contre, pragmatiquement : quand le texte pla(n)que le mouton et met une caisse à la question du « Qu’est-ce ? », il me semble développer une férocité derridienne plus que les touchants accueils des phénoménologies de « l’habiter ». Quelqu’un cite :

« - Ça c'est la caisse. Le mouton que tu veux est dedans. […] - C'est tout à fait comme ça que je le voulais ! »

Il n’est peut-être pas fou d’en référer à Nietzsche pour « encaisser » l’impossibilité du mouton platonicien. Quand bien même la caisse pût cadrer le moutonnement de la vérité, à savoir : « une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes », il n’en reste pas moins que celle-ci appartient en premier chef aux troupeaux des « vérités » à savoir pour filer la citation : « des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et que l’on ne considère plus désormais comme telles, mais seulement comme du métal [19]».

Je n’ai pas lu Le Petit Prince, mais je ne suis plus sûr de ne pas avoir pleuré devant le désespoir triomphant de cette réplique : « - C'est tout à fait comme ça que je le voulais ! ». C’est que le vitalisme du petit prince est de mourir d’entrée de jeu. Il n’a jamais été une grande ou petite personne et toujours déjà un homme : « les hommes manquent d'imagination. Ils répètent ce qu'on leur dit » (XIX). Il accepte d’habiter la mort de l’imagination dont il veut « tout à fait » la vérité : une forme qui, pour paraphraser Nietzsche, « a perdu sa force sensible ». Pourtant, cette caisse demeure : la métaphore demeure.

Dédicaces

Celui qui t’a écrit ce texte (ou : « t EX tE ») ne se dédira pas en rappelant qu'il s’agissait de tenter une approximation de l'essentiel en deux points [20] (son ontologie ?) dans le cadre de la présente publication. Je te dédie cette approximation : à toi, et à un ami. Je signe entre les deux paysages identiques que tu sais.

A.G. (et nous penserons à SARL, en allemand, aussi "sec").

 
 


[1] Chère toi, on ne comprend pas bien comment l’auteur de ce qui suit multiplie les allusions à la pensée de Jacques Derrida. Là-bas, au-dessus, environ après le mot « écriture », il doit donc s’agir ici d’une célèbre « grosse faute d’orthographe » - ou « discrète intervention graphique » - prononcée dès l’intitulé d’une conférence de Derrida (cf. Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p. 4). Je souligne que ma grandiloquence allusive jouxte le premier point : « plus d’une langue » renvoie en effet à une non-définition de la déconstruction qu’on trouve dans Mémoires pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988, p. 38. Cf. également Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse de l’origine, Paris, Galilée, 1996. A l’évidence, un cabotinage grossier tourne en (et tourne le) ridicule (de) mon propos. Mise à part la pertinence des interprétations psychologisantes - l’auteur, mélancolique, estime en effet pathologique le manque d’estime de soi qu’il ressasse symptomatiquement croyant peut-être se « valoriser » en notant le constat de sa propre perversion -, on pourrait remarquer dans ses singeries comme une tentative toujours déjà avortée de réconcilier les touches lourdingues (disons pathétiques) d’une philosophie de l’absence - de l’impossibilité « d’un telos, d’une plénitude actuelle et présente à soi », pour être plus précis - avec celles, tonitruantes, propres aux éclats du Witz - au sens suisse romand du germanisme, sans oublier les références schlégéliennes et romantiques qui siéent. C’est probablement aussi cette indécidable réconciliation du pathos avec le Witz (y compris ceux de Carambar) que j’entends dans le Chant de douleur du Dr Faustus dans le livre dont tu me parlais. Ce roman de Mann est curieux, dans la mesure où je crois qu’il nous force à lire sa propre illisibilité afin d’entendre le chant qui est écrit à l’intérieur de son extériorité. Mon ridicule serait alors de l’ironie. Plus exactement : le presque de l’ironie. Je rappelle au lecteur et à l’auteur que l’énormité majeure de ce qui n’est écrit ici que pour toi et par moi consiste en ceci, « je » cite : « si l’on admet que l’écriture (et la marque en général) doit pouvoir fonctionner en l’absence de l’émetteur, du récepteur, du contexte de production, etc., cela implique que ce pouvoir, cette possibilité, est toujours inscrite, donc nécessairement inscrite comme possibilité dans le fonctionnement ou la structure fonctionnelle de la marque ». Cf. Limited Inc, Paris, Galilée, 1990, p. 96. L’exergue réfère à la p. 27 de : La carte postale De Socrate à Freud et au-delà, Paris, Flammarion, 1980. Ainsi, une des grandes questions pratiques de notre siècle pour l’universitaire moyen (mais un peu mondialisé tout de même) mérite-t-elle d’être approximativement arrêtée comme suit : Comment s’y prendre pour dire à autrui des énoncés dont les centres resteraient : « Je t’aime. », « Tu me manques. », compte tenu des travaux susmentionnés ?

[2] Cf. Marges de la philosophie, op. cit., p. 247. La dévotion ludique avec laquelle l’auteur renvoie aux travaux de J. Derrida est en effet assez exactement : ridicule. On se demande comment, dans son esprit, une des « positions fondamentales » d’une pensée dite de « la déconstruction » peut émailler le ridicule de son texte. Rappelons que dans l’article fondateur auquel il est fait allusion – « La mythologie blanche » paraît en 1971 dans la revue Poétique -, Derrida, citant Anatole France et après de minutieuses analyses des définitions de la métaphore chez Aristote, du Marsais sans négliger Hegel, écrit : « Ce recours à une métaphore pour donner l’"idée" de la métaphore, voilà qui interdit la définition qui pourtant assigne un arrêt, une limite, un lieu fixe : la métaphore demeure », p. 303. Voir aussi : Demeure Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998, où l’on peut lire : « On se trouve alors dans une fatale et double impossibilité : impossibilité de décider mais impossibilité de demeurer dans l’indécidable. C’est de cette nécessaire mais impossible demeurance de la demeure que je tenterai de parler », p. 11. Bourrique.

[3] Une prosopopée, donc : « Dans le bourdonnement bredouillant, au passage de telle séquence philologique, on distingue à peu près ceci, mais on entend si mal : le logos s’aime lui-même… pharmakon veut dire coup… "de sorte que pharmakon aurait signifié : ce qui concerne un coup démoniaque ou qui est employé comme moyen curatif contre pareil coup"… Un coup de force… un coup tiré… un coup monté… mais un coup pour rien… un coup dans l’eau… en udati grapsei… et un coup du sort… Teuth qui inventa l’écriture… le calendrier… les dés… kubeia… le coup du calendrier… le coup de théâtre… le coup de l’écriture… le coup de dés… le coup double … kolaphosgluphcolpus… coup… glyphe… scalpel… scalpe… khyrse, khrysolithe, khyrsologie… Platon se bouche les oreilles, pour mieux s’entendre-parler, pour mieux voir, pour mieux analyser. Il entend distinguer entre deux répétitions », voir : « La pharmacie de Platon », dans La dissémination, Paris, Seuil, 1972 [1968], p. 212.

[4] On notera que la formule « être dans les pages rose du Larousse » n’est pas dans les pages roses du Larousse, alors qu’elle y est par « définition ».

[5] Derrida déconstruit la distinction freudienne entre le deuil et la mélancolie. Cf. Béliers.. Paris, Galilée, 2003, pp.73-74.

[6] Sur ce qu’engage ici le geste du X, on peut lire ce qui est écrit de la brisure dans : De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, chap. 2, « Le dehors est le dedans » : « La brisure marque l’impossibilité pour un signe, pour l’unité d’un signifiant et d’un signifié, de se produire dans la plénitude d’un présent et d’une présence absolue », p. 102.

[7] Il semble ici que l’auteur pense à l’allemand Hexe (sorcière) et qu’il précise quelque peu pourquoi l’excès annoté est clairement un « débordement ». On doit en effet songer à une nouvelle donne dont les traces d’étiquette joueraient dans les entrelacs d’un « X-Hexelle » du pyjama. Il est probable que cette allusion soit fortement liée au Faust de Goethe : « So muß denn doch die Hexe dran » (1ère partie, scène : « Cuisine de sorcière », vers 2365). Plus que le Faust, c’est certainement l’article de Freud intitulé « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin », qui inspire ici l’auteur. Cet article cite ce passage, comme on le sait. Cf. Résultats, idées, problèmes, II , Paris, PUF, 1985 (1937), p. 240. Les allusions à Freud se prolongent dans les lignes suivantes, « l’inquiétante mêmeté », renvoie à la très difficile traduction de « Das Unheimliche ». Cette traduction n’est pas fausse.

[8] Dans ce livre (chap. XLI), Thomas Mann fait probablement allusion à une demande en mariage de 1882 que Rée, un ami de Nietzsche, a transmise de la part de Nietzsche à la célèbre femme de lettre puis psychanalyste Lou Andreas Salomé (1861-1937). Celle-ci refusa, elle était d’ailleurs fort proche de Rée. L’ironie mannienne interdit, selon moi, de conclure à une simple caricature de Nietzsche. Je note ici ces mots d’Adrian Leverkühn - possible et partielle transposition de Nietzsche, mais de A. Schönberg, de H. Wolf et peut-être de lui-même… -: « Pourquoi presque toutes les choses me font-elles l’effet d’être leur propre parodie ? » (chap XV).

[9] Au point où il en est, on ne sait en effet pas ce que suspendent et supposent les trois points utilisés par l’auteur.

[10] Le Docteur Faustus, Paris, A. Michel, 1950 [1949], trad. de L. Servicen, p. 538 (dernier chapitre). Au vu des énormités syncrétiques que le lecteur n’a pas manqué de repérer précédemment (son « ex », Derrida, son pyjama) et, puisque l’auteur semble maintenant, en venir à Thomas Mann, oserions-nous lui rappeler qu’il pourrait faire sienne cette « sublime » déclaration d’amour d’un autre héros mannien à Mme Clawdia Chauchat : « Je t’ai aimée tout le temps, car tu es le Toi de ma vie, mon rêve, mon sort, mon envie, mon éternel désir… […] Oui, mon Dieu, laisse-moi sentir l’odeur de la peau de ta rotule, sous laquelle l’ingénieuse capsule articulaire secrète son huile glissante ! […] Laisse-moi sentir l’exhalation de tes pores et tâter ton duvet, image humaine d’eau et d’albumine, destinée pour l’anatomie du tombeau, et laisse-moi périr, mes lèvres aux tiennes. » Cf. La Montagne magique, Paris, Le livre de Poche, trad. M. Betz, 1ère éd. 1924, p. 393. De là à conclure à quelques similitudes entre l’usage que fait Hans Castorp des ouvrages médicaux et celui que l’auteur de cette note fait de Derrida, il y a un pas. Je ne sais pas s’il faut le franchir ou l’immobiliser dans la dissémination des charmes asiatiques de Clawdia voire autour de quelques ballets wagnériens.

[11] La note tombe. Je cite ici une épitaphe, celle de Rilke (1875-1926). Je traduis : « Rose, ô pure contradiction, joie de n'être le sommeil de personne sous tant de paupières ».

[12] L’auteur de ces lignes ne possède qu’une édition allemande de ce texte. Comme il ne la lit pas avec les yeux, il ne peut y référer. The Little Prince a été publié pour la première fois par les éditions Raynal & Hitchcock à New York le 6 avril 1943. Des grandes personnes « qui ne comprennent rien », mais « qui aiment les chiffres » estiment que cette édition vaut 9 133 euros, en 2006. La première édition française paraît quelques jours plus tard, chez le même éditeur. Pour ce qui regarde les éditions, leurs cotes, et les traductions de ce conte « entré dans la légende (sic), universellement lu et connu », je renvoie aux pages 113 et ss. du collectif intitulé. : Il était une fois… "Le Petit Prince", Paris, Gallimard, 2006. Même si elles ne sauraient être essentielles, les références visibles pour les yeux proposées ici sont celles des chapitres de l’édition parisienne posthume de 1946, soit dans l’ordre retenu pour cet exergue, les chap. XXVI, VIII, IX et XXI.

[13] Selon Robert dia- est un élément du grec signifiant « séparation » et di- « deux fois ».

[14] Le collectif cité en note 12 parle de «l’onde bienfaisante et consolatrice » d’une fable « entrée dans la légende », quant au quatrième de couverture de : Moscou aller-retour (1995, éd. de l’aube), il y est question d’un « immense intellectuel » dont les œuvres sont des « classiques ». Ceci n’aura donc pas été une note pour justifier la raison d’une comparaison Hors livre insuffisamment disséminée.

[15] Voir de P.-H. Simon : L’Homme en procès…, cité dans le collectif : Il était une fois… "Le Petit Prince", op. cit., p. 271. A la différence de celles, fragmentaires, proposée dans le texte ci-dessus, nous rappelons que des lectures moins absconses ou pleurnichardes et qui ne manquent également pas d’emphase ont le mérite de figurer dans le précieux collectif commémoratif. Nous citons pour part celle de T. de Koninck (p. 84). Il souligne que « Nous pouvons tous et toutes habiter à l’une ou l’autre des planètes décrites dans Le Petit Prince. Une planète comparable à celle du petit prince a cependant de bonnes chances d’être la seule que nous souhaitions vraiment habiter au fond de nous-mêmes. Le texte du Petit Prince est, à son tour si "habitable" que nous pouvons nous y sentir "chez nous", près de tant d’autres humains ». Cf. Nouvelles lectures, dans le collectif cité. Le seul mérite novateur et stimulant - car on ne peut parler ici de crédit scientifique - que pourraient avoir les pages que l’on a en main, serait de nuancer drastiquement une tradition critique tenace qui diagnostique depuis 60 ans la philosophie de la présence qui « habite » fort justement le texte de Saint-Exupéry.

[16] Pour le psychanalyste E. Drewermann, dans son livre L’essentiel est invisible. Une lecture psychanalytique du "Petit Prince" (Paris, Le Cerf, 1992 [1984], p. 81), ce serpent ne peut guère signifier autre chose que la mère. La proie qu’elle engouffre vivante serait naturellement son enfant – un énorme bébé éléphant qui n’avait jamais eu le droit d’être un enfant… . Saint-Exupéry se voit donc condamné à « satisfaire par toute son existence la faim d’amour et de vie qui tenaillait sa mère ». Dès lors, la responsabilité du petit prince pour la rose dissimule et révèle un déterminisme psychologique qui met profondément à mal la notion même de « responsabilité ». Sur un plan plus rigoureusement biographique, nous épargnerons au lecteur les probables références à la vie de Saint-Exupéry. On pourra néanmoins consulter avantageusement l’article d’A. Cerisier, «  Débats sur la rose », dans le collectif déjà cité. Ces références fondamentale sont omises ici, non pas qu’elles soient fausses mais parce que, différées, et structurellement itérables, elles hantent de leurs « événements » le propos de l’auteur. L’honnêteté intellectuelle nous impose cependant de rappeler ici que le modèle du mouton est un caniche prénommé Mocha, appartenant en 1942 à la journaliste Silvia Hamilton.

[17] L’imaginaire français investit volontiers les figures de moutons. Il y a fort à parier que le mouton de Saint-Exupéry revisite de manière « unique au monde » une tradition rablaisienne. Ceci n’empêche en rien que l’exploitation de la figure du mouton puisse diversement s’enraciner à un inconscient ancestral et sans doute à quelques mythes, grecs et chrétiens entre autres. Il est néanmoins probable que le mouton hantologique qui corresponde le mieux à l’obsession de l’auteur de ces lignes soit celui, redoutable, qu’on pourrait peut-être rencontrer dans le livre de Murakhami, La Course au mouton sauvage, Paris, Le Seuil, 1982, trad. P. De Vos. Faudrait-il que je sacrifie (à) l’esprit de ce mouton-là ? Je voudrais te lire un bout : « Finalement reprit-il [un personnage nommé Le Rat] si je n’ai pas pu échapper au mouton, c’est encore à cause de cette faiblesse. - Mais qu’est-ce qu’il te voulait, ce mouton ? – Tout. Il voulait tout le meilleur et le pire. Mon corps ma mémoire, mes contradictions, ma faiblesse même… Il raffole de ce genre de choses. Il a toutes sortes de tentacules, le salaud, et il te suce tout, il enfonce des pailles dans les trous de nez et des oreilles pour ne pas te laisser la moindre goutte. J’en ai encore la chair de poule, rien que d’y penser. Il y avait une contrepartie, non ? Et comment quelque chose de fabuleux. Beaucoup trop beau pour un type comme moi », p. 354.

[18] Cf. Positions, Paris, Minuit, 1972, pp. 79-80.

[19] La célèbre citation de Nietzsche, livrée ici en deux temps est tirée des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1977, I, 2, p. 283.

[20] Cf. note 9.