Le contresens n° 10
Préambule
Dans l'article qui ouvrait le thème du contresens, Hélène Merlin-Kajman opposait au négationnisme et au relativisme − articulés autour de la problématique de la preuve développée par Carlo Ginzburg − un « espace éthique et pathétique » qui prenait la forme d'un « consentir », en référence à Patrice Loraux. C'est dans cet espace où le sens est suspendu, parce que l'équivoque de la langue n'y est pas nié, que « la catégorie du contresens peut s'avérer utile [...] à condition qu'elle ne serve pas à organiser une police du sens, à verrouiller l'interprétation, sa liberté et son éthique [...] », écrivait-elle.
Un espace comparable semble se dessiner pour Samuel Estier dans la réflexion de Barthes à propos du haïku et pénétrer peu à peu son écriture même. L'asémie, la parole fragmentaire, le haïku ne sont pas chez Barthes de simples objets de pensée ; l'exemption du sens, écrit Samuel Estier, « affecte l'acte intellectif lui-même », elle « se mue en conduite », a des répercussions sur l'enseignement. Mais c'est en-deçà de l'exemption du sens que, déjà, l'opérativité du contresens est soulignée. Parce que l'exemption du sens se construit par opposition à l'effraction du sens, on comprend qu'aucune réflexion (tout du moins dialectique) ne saurait s'en dépourvoir.
« Loi fatale du discours », on ne se débarrasse pas du contresens. Le voudrions-nous, règnerait alors la monosémie (tyrannique, fasciste devrait-on dire en référence à Barthes) ou le non-sens. Encore est-il possible, dans la suspension du sens, de « consentir » − ou, si nous osions le mot, de « compenser » le partage du sens.
M. E.
Samuel Estier est étudiant en première année de Master européen en études francophones à l'Université de Lausanne, en Suisse. Il prépare actuellement un mémoire sur la poésie dans l'œuvre de Michel Houellebecq sous la direction de Gilles Philippe.
L'exemption du sens : Barthes haïkiste
Un moine demanda un jour à Feng-hsüeh : « Quand la parole et le silence sont tous deux inadmissibles, comment peut-on ne pas tomber dans l’erreur ? » Le maître répliqua :
Je me rappelle toujours Kiangsu en mars,
Le cri de la perdrix, toutes ces fleurs parfumées !
Alan W. Watts
Roland Barthes ne voyait pas de contradiction dans le fait de dire que Sophocle avait lu Freud par exemple [1]. Non pas parce qu’il confondait l’Antiquité avec l'époque contemporaine, mais parce que les textes étaient pour lui, en profondeur, circulaires. Cette circularité s’explique sans trop de difficulté ; le lecteur existe, c’est-à-dire la fuite éperdue du sens. Quelle pertinence du contresens dans ces conditions ? Si ce que je lis n’est au fond que ce que j’en fais, comment scinder à l’intérieur de mon commentaire le vrai du faux ? Le discours chez Barthes semble emporter une loi que rien n’entrave. Lorsque j’écris, et l’on sait toute la portée que Barthes accordait à ce terme, j’annule la possibilité de l’erreur, parce qu’en moi c’est le corps, c’est l’imaginaire qui parlent, et que cet imaginaire est « indifférent aux bons usages du savoir » [2]. Ce phénomène porte un nom : l’exemption du sens. L’exemption du sens ne connaît pas le contresens.
Il s’agit là d’une thématique gigantesque de l’œuvre du sémiologue, de l’écriture blanche au désir de Neutre. Notre propos sera d’en montrer la collusion avec la « découverte »[3] du haïku. Notre développement se déroulera en trois temps. D’abord un brin de théorie relative à la sémantique selon Barthes. Ensuite une analyse stylistique d’un extrait de L’Empire des signes. Enfin une hypothèse sur le rôle du haïku dans son cours au Collège de France La Préparation du roman. Nous espérons que la logique de ce plan en apparence arbitraire deviendra plus évidente en cours de route.
Barthes distinguait trois « régimes anthropologiques du sens » [4] : monosémie, polysémie et asémie. La monosémie, comme son nom l’indique, consiste à ne voir dans chaque message ou signifiant qu’un seul et unique signifié. Si Barthes reconnaît son utilité dans certains cas précis, généralisée, elle s’apparente selon lui à une pathologie du langage : l’asymbolie. L’individu incapable de symboliser produira un discours tautologique. Inversement, la polysémie consiste à reconnaître la multiplicité des signifiés pour un même signifiant. Barthes en donne trois exemples : les sociétés mythiques, la théorie médiévale des quatre sens et la critique littéraire moderne, ouverte à l’interprétation. Mais le régime qui nous intéresse le plus, c’est le troisième, celui de l’asémie. Barthes écrit : « Une troisième forme de régime du sens serait un régime d’asémie, c’est-à-dire d’absence du sens ou, mieux, d’exemption du sens. » [5] Deux remarques. Premièrement, l’exemption du sens n’est pas équivalente au non-sens, à l’absurde. Il y a un « sens du non-sens » [6] selon Barthes, alors que l’exemption du sens quant à elle n’est pas récupérée au niveau supérieur comme un sens plein. Deuxièmement, Barthes mentionne trois domaines qui participent de ce vide du sens : les langages formalisés des mathématiques et de la logique, les expériences issues du bouddhisme Zen et enfin sa propre pratique en quelque sorte, en lien avec celles de certains de ses contemporains puisqu’il parle de l’avant-garde littéraire et du groupe rassemblé autour de la revue Tel Quel.
L’article qui nous a servi à tracer brièvement cette « géographie » de la sémantique chez Barthes date de 1970. Il est légèrement postérieur à L’empire des signes. Cette chronologie a son importance car c’est dans L’empire des signes qu’apparaît pour la première fois l’expression « l’exemption du sens », intitulé d’un des quatre petits chapitres consacrés au haïku. Dès lors on constate que la réflexion de Barthes sur la signification est remotivée par des catégories nouvellement importées de « son » Japon et en particulier de son interprétation du haïku. C’est pourquoi nous allons maintenant remonter à ce texte L’empire des signes et dégager l’enjeu de l’exemption du sens, du point de vue idéologique comme du point de vue formel.
Le chapitre « L’exemption du sens » constitue en réalité une réponse au chapitre précédent, « L’effraction du sens », dans lequel Barthes s’emploie à mettre en garde contre les mauvaises manières occidentales d’aborder le haïku, contre les automatismes interprétatifs à éviter. De prime abord, le concept d’exemption du sens n’apparaît pas comme autonome au sein du texte, il représente le terme d’une dialectique. Cette dialectique oppose deux approches, la première, dévalorisée, la seconde, valorisée. Autrement dit, si Barthes valorise l’exemption du sens, il le fait en usant du contresens comme méthode d’exposition. L’exemption du sens signifie d’abord le contraire de l’effraction du sens. Qui plus est, l’effraction du sens englobe plusieurs contresens. Ainsi la phrase de notre introduction selon laquelle l’exemption du sens ne connaîtrait pas le contresens doit être nuancée. L’exemption du sens n’est pas absolument étrangère au contresens car elle se situe, au moins au niveau structurel, dans un dialogue avec lui.
Quels sont les contresens relatifs au haïku selon Barthes ? On en dénombre trois. Au préalable, soulignons que le haïku est perçu comme une forme extrêmement désirable – « le haïku fait envie » [7] – et pleinement « offert[e] au sens » [8]. Ce trait de l’apparence trompeuse n’est pas une originalité barthésienne, il marque la réception du haïku en France depuis ses débuts, soit depuis Paul-Louis Couchoud qui vers 1905 écrivait : « Il semble facile de faire un haïkaï [9], mais cette facilité est justement le danger » [10]. Le premier contresens, c’est la tentation métaphorique : « Pas un trait qui ne soit investi par le commentateur occidental d’une charge de symboles » [11]. Barthes contribue ici au figement de l’esthétique propre au haïku, figement qui bannit le recours pratique et théorique à la métaphore, figement qui caractérise le deuxième temps de la réception du haïku en France et figement qui contraste avec l’éclectisme du premier temps. Le deuxième contresens, c’est la tentation syllogistique : « Ou encore, on veut à tout prix voir dans le tercet du haïku (ses trois vers de cinq, sept et cinq syllabes) un dessin syllogistique, en trois temps (la montée, le suspens, la conclusion) » [12]. Jean-Richard Bloch, autre protagoniste de la « première heure » du haïku en France, en faisait en son temps la quintessence du haïku : « [Ce poème miniature] est une affirmation tranchante, une pensée en trois mouvements, un syllogisme de l’intuition » [13]. Le troisième et dernier contresens, c’est la solution tautologique : « Bien entendu, si l’on renonçait à la métaphore ou au syllogisme, le commentaire deviendrait impossible : parler du haïku serait purement et simplement le répéter » [14]. Barthes ne distingue pas ici la répétition de la tautologie, ce qui nous permet de faire le lien avec la monosémie pathologique. Outre le fait que cette triple exclusion nous met sur la piste d’un Barthes puriste dans sa conception du haïku, on voit que Barthes pense le contresens comme une forme de raisonnement certes erronée mais naturelle, intuitive, d’autant plus naïve qu’elle revêt les habits de la doxa. Pour prendre un autre axe, le contresens est intimement lié au thème de la bêtise chez Barthes. Si je me trompe forcément et si je suis forcément bête, je serais encore plus sot de maquiller cette « folie » qui m’habite.
L’enjeu de l’exemption du sens sera donc non d’agir en amont – cela m’est impossible – mais d’agir en aval [15]. Sur le plan théorique, l’exemption du sens propre au haïku consiste à « arrêter le langage » [16]. Nous avons vu le pôle négatif de sa promotion (négation de l’effraction du sens), soulignons encore sa prédominance, d’où le caractère éminemment hermétique du haïku, et voyons maintenant son pôle positif. Celui-ci comprend deux versants : linguistique et idéologique. Le régime linguistique du haïku selon Barthes n’est ni la description, ni la définition, c’est la désignation :
Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (j’appelle ainsi finalement tout trait discontinu, tout événement de la vie japonaise, tel qu’il s’offre à ma lecture), le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. [17]
Idéologiquement, le haïku selon Barthes représente « la branche littéraire » [18] du bouddhisme Zen. Ce lien lui vient de Blyth et de Watts, mais à en croire Hisashi Mizuno il n’est pas du tout une évidence : « peu de théoriciens japonais acceptent le rapport entre haïku et Zen » [19]. Rapprocher le haïku du Zen, c’est à la fois limiter son esthétique à une philosophie particulière et s’interdire d’y avoir vraiment accès puisque le Zen est reçu comme très étranger à notre culture judéo-chrétienne.
Dernier élément théorique : l’exemption du sens n’est pas exempte de dimension morale. L’examen de cette dimension demanderait un travail de plus grande ampleur. Barthes a placé sa recherche dès Le Degré zéro de l’écriture sous l’emblème d’une morale de la forme. Dans L’empire des signes celle-ci apparaît comme un combat contre le symbolisme : « En somme, c’est le symbole comme opération sémantique qui est attaqué » [20]. Toutefois, si le haïku peut être défini comme une machine de guerre [21], on n’oubliera pas de préciser qu’il s’agit d’une machine immobile (la posture récurrente est l’assise) et d’une guerre pour la douceur, pour la délicatesse.
Sur le plan stylistique, l’exemption du sens se traduit par la distension, l’écartèlement, de la phrase. Cette incidence du propos sur le style va nous intéresser plus longuement. En effet, on attribue sans difficulté à Barthes le statut de chercheur en littérature – qu’il soit reçu comme intemporel ou comme daté, on oppose de moins en moins de résistance à faire de lui un écrivain, mais on s’arrête moins souvent sur les caractéristiques de son style.
Barthes n’a pas écrit de haïkus au sens strict du terme, des parodiques ou factices oui. Cependant il a pratiqué un grand nombre de formes brèves [22] qui s’en inspirent, moins par la reprise de contraintes formelles que par l’esprit ou l’esthétique présidant à leur élaboration. On en retiendra trois : l’incident [23], l’anamnèse [24] et la chronique [25]. Cependant encore, et c’est de cela dont nous aimerions faire l’objet de notre discours maintenant, il a « infusé » son écriture de l’affranchissement qu’il pensait découvrir dans le haïku, affranchissement également lié à l’exotisme de la langue japonaise. De ces deux points de vue Barthes peut être considéré comme un « haïkiste ». Lisons donc l’extrait suivant comme un haïku :
Ce que je dis ici du haïku, je pourrais le dire aussi de tout ce qui advient lorsque l’on voyage dans ce pays que l’on appelle ici le Japon. Car là-bas, dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train, il advient toujours quelque chose. Ce quelque chose – qui est étymologiquement une aventure – est d’ordre infinitésimal : c’est une incongruité de vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire, etc. Recenser ces événements serait une entreprise sisyphéenne, car ils ne brillent qu’au moment où on les lit, dans l’écriture vive de la rue, et l’Occidental ne pourrait spontanément les dire qu’en les chargeant du sens même de sa distance : il faudrait précisément en faire des haïkus, langage qui nous est refusé. Ce que l’on peut ajouter, c’est que ces aventures infimes (dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte d’ivresse érotique) n’ont jamais rien de pittoresque (le pittoresque japonais nous est indifférent, car il est détaché de ce qui fait la spécialité même du Japon, qui est sa modernité), ni de romanesque (ne se prêtant en rien au bavardage qui en ferait des récits ou des descriptions) ; ce qu’elles donnent à lire (je suis là-bas lecteur, non-visiteur), c’est la rectitude de la trace, sans sillage, sans marge, sans vibration ; tant de menus comportements (du vêtement au sourire) qui chez nous, par suite du narcissisme invétéré de l’Occidental, ne sont que les signes d’une assurance gonflée, deviennent, chez les Japonais, de simples façons de passer, de tracer quelque inattendu dans la rue : car la sûreté et l’indépendance du geste ne renvoient plus alors à une affirmation du moi (à une « suffisance ») mais seulement à un mode graphique d’exister ; en sorte que le spectacle de la rue japonaise (ou plus généralement du lieu public), excitant comme le produit d’une esthétique séculaire, d’où toute vulgarité s’est décantée, ne dépend jamais d’une théâtralité (d’une hystérie) des corps, mais, une fois de plus, de cette écriture alla prima, où l’esquisse et le regret, la manœuvre et la correction sont également impossibles, parce que le trait, libéré de l’image avantageuse que le scripteur voudrait donner de lui-même, n’ex-prime pas, mais simplement fait exister. « Lorsque tu marches, dit un maître Zen, contente-toi de marcher. Lorsque tu es assis, contente-toi d’être assis. Mais surtout ne tergiverse pas ! » : c’est ce que semblent me dire à leur manière le jeune bicyclettiste qui porte au sommet de son bras levé un plateau de bols ; ou la jeune fille qui s’incline d’un geste si profond, si ritualisé qu’il en perd toute servilité, devant les clients d’un grand magasin partis à l’assaut d’un escalier roulant, ou le joueur de Pachinko enfournant, propulsant et recevant ses billes, en trois gestes dont la coordination même est un dessin, ou le dandy qui, au café, fait sauter d’un coup rituel (sec et mâle) l’enveloppe plastique de la serviette chaude dont il s’essuiera les mains avant de boire son coca-cola : tous ces incidents sont la matière même du haïku. [26]
La notion d’équilibre est capitale dans la conception barthésienne du haïku. Le haïku n’est pas une « énorme situation » [27] condensée en très peu de mots, c’est « un évènement bref qui trouve d’un coup sa forme juste » [28]. Dans son cours La Préparation du roman, Barthes forgera le néologisme « homométrie » pour nommer cette égalité de mesure entre le dire et le dit. L’extrait que nous donnons exemplifie l’homométrie. Conformément à l’exemption du sens propre au haïku, Barthes recourt dans son texte à toute une série de procédés pour disperser le sens. La longueur des phrases en est un. Quoi d’autre ? Longueur va avec complexité. Le passage regorge de relatives, subordonnées, incises, qui freinent, qui détournent, qui suspendent le discours, qui empêchent le sens de « prendre », pour employer une métaphore barthésienne. La figure de style dominante, c’est l’accumulation : « dans la rue, dans un bar, dans un magasin, dans un train » ; « une incongruité de vêtement, un anachronisme de culture, une liberté de comportement, un illogisme d’itinéraire » ; « sans sillage, sans marge, sans vibration ». L’accumulation peut signifier plusieurs choses, ici elle sert au moins trois intentions. D’abord à retenir, à repousser la fin de la phrase [29], à faire de la parole un cercle autour d’un centre vide – puisqu’éclaté, disséminé. Ensuite l’accumulation manifeste également la difficulté à trouver un vocabulaire adéquat pour parler du haïku [30]. Enfin elle témoigne du plaisir d’écriture spécifique à L’empire des signes, Claude Coste parle d’une « ivresse de l’énumération » [31]. Autre procédé, très commenté par la littérature secondaire : la parenthèse (autre façon de briser le continu). Habituellement la parenthèse sert à donner une précision d’ordre savant. Barthes subvertit la fonction clarificatrice de la parenthèse pour en faire un instrument de confusion [32], de trois manières : (i) fréquence, (ii) longueur, parfois le contenu d’une parenthèse pourrait constituer une phrase à part entière : « (le pittoresque japonais nous est indifférent, car il est détaché de ce qui fait la spécialité même du Japon, qui est sa modernité) » et (iii) position entre le sujet et le verbe : « ces aventures infimes (dont l’accumulation, le long d’une journée, provoque une sorte d’ivresse érotique) n’ont jamais rien de pittoresque ». Boulaâbi commente : « A défaut de supprimer complètement le sujet comme on peut le faire en japonais, Barthes coupe le cordon ombilical qui relie le sujet au verbe dans la phrase française et lui impose par conséquent un autre rythme » [33]. La parenthèse, c’est aussi instaurer un mode d’énonciation différent (la confidence, le chuchotement) [34]. Enfin, notre relevé n’est pas exhaustif, les italiques, les guillemets et les mots en langue étrangère décollent l’attention du message pour la porter sur le langage. Boulâabi fait le lien entre l’italique et le statut du sujet en japonais : « L’italique permet de manifester une subjectivité sans poser un sujet à l’identité clairement définie » [35].
Cet « effet japonisant » [36] de l’énonciation barthésienne va déborder L’empire des signes pour irriguer des thématiques de recherche et des espaces discursifs différents. Entre 1970 et 1980 le haïku est au centre des préoccupations de Barthes, jusqu’au recours à sa métaphore implicite pour envisager la photographie dans La Chambre claire : « Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit : ça, c’est ça, c’est tel ! mais ne dit rien d’autre ; une photo ne peut être transformée (dite) philosophiquement, elle est tout entière lestée de la contingence dont elle est l’enveloppe transparente et légère. » [37]
Le second traitement « systématique » du haïku chez Barthes a lieu huit ans plus tard et se trouve dans son avant-dernier cours au Collège de France La Préparation du roman. La conception du haïku dans La Préparation du roman n’est pas radicalement différente de celle dans L’empire des signes. A côté de l’inscription du haïku dans un projet inédit : l’écriture d’un « Roman » [38], la nouveauté vient du travail sur les limites du haïku et son rapport avec certaines œuvres de la tradition occidentale, Proust et Joyce notamment. Barthes va par exemple découper certains vers de Verlaine pour voir s’ils feraient de bons haïkus. Mais il y a plus. L’exemption du sens se déplace et gagne en superficie. En 1970 l’exemption du sens portait sur l’objet haïku, en 1978 elle affecte l’acte intellectif lui-même. Barthes va parler du haïku comme il parlait du Japon, c’est-à-dire non comme la transcription d’une réalité mais comme le produit d’un acte de nomination. Rappelant une scène des Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas dans laquelle Aramis rebaptise du nom d’un poisson le plat de viande qu’on lui sert un vendredi (« Je te baptise carpe »), Barthes fait du discours critique un acte de baptême :
Rien d’historique à « Mon » haïku – « Mon » ne renvoie pas, ou ne renvoie pas finalement, à un égotisme, un narcissisme (reproches faits parfois, paraît-il, à ce cours), mais à une Méthode : méthode d’exposition, méthode de parole : non pas dire le sujet, mais ne pas le censurer (ce qui est tout différent), changer les conditions rhétoriques de l’Intellectuel – veut dire : thème cristallisateur, thème à variations, lieu géométrique de pensées, problèmes et goûts = « simulacre », « alibi » ; = acte de nomination : « à tout ce que je vais dire, je donne le nom de haïku, avec cependant une certaine vraisemblance », cf. « Je te baptise carpe » = je te baptise haïku. [39]
L’exemption du sens se mue en conduite. C’est pourquoi, avant d’en venir à notre hypothèse sur le rôle du haïku dans le cours, on notera brièvement la part d’exemption du sens qu’on peut trouver dans la structure générale des cours au Collège de France. L’exemption du sens en matière d’enseignement correspond à la déconstruction de la maîtrise professorale. Primat d’un fantasme à l’origine du cours [40], aléatoire du plan, arbitraire de la bibliographie [41], pratique du supplément, anecdotes personnelles, registre de la conversation, tous ces paramètres concourent à suspendre le déroulement stable d’un savoir assuré et à afficher l’éclatement d’une recherche en perpétuelle mutation.
Tous les commentateurs, à l’exception d’Antoine Compagnon, répètent la raison invoquée par Barthes pour expliquer la présence du haïku dans son cours. Cette explication a la forme d’un syllogisme parfait. Barthes ne peut concevoir d’écrire son « Roman » qu’avec du présent (majeure), le haïku représente une forme exemplaire de notation du présent (mineure), Barthes fait du haïku un objet d’étude (conclusion). Antoine Compagnon est plus audacieux sur la question. Selon lui, si Barthes traite du haïku, c’est que Vita Nova, le « Roman » fantasmé, se voulait en réalité une œuvre en vers [42]. Nous souhaiterions avancer une troisième hypothèse : la résistance du haïku fournit à Barthes un modèle pour penser la résistance du « Roman », celle qu’il éprouvait personnellement et celle qu’il lisait dans l’époque. La résistance du haïku transparaît dans le cours notamment lorsqu’il s’agit de définir celui-là. Barthes répertorie à un moment pas moins de cinq définitions successives, flottement que marque bien le cumul des symboles « = » dans l’extrait suivant :
Le « C’est ça » (le tilt) du haïku a évidemment un rapport avec le Zen : déjà par le satori (= tilt), mais aussi par une notion Zen, qui est le Wu-shi : « Rien de spécial » ; on traduit les choses dans leur naturalité, sans les commenter = c’est la vision sono-mana = « Tel que cela est » (nous avons vu, par une citation de Michelet, que Tel est le mot qui désigne bien l’esprit du haïku), ou « Précisément ainsi » → Evidemment le contraire du réalisme qui est, sous couvert d'exactitude, donation éperdue de sens. [43]
La résistance personnelle au « Roman » quant à elle est trop connue pour qu’il faille que nous l’attestions, rappelons peut-être que la défaillance de mémoire n’est pas la seule cause, il y a aussi l’incapacité de mentir, au sens de ne pas savoir confondre le fictionnel avec le biographique. La résistance historique au « Roman » en revanche est moins souvent abordée. Il serait fastidieux d’en décliner ici toutes les modalités, contentons-nous d’en rappeler l’existence : « maintenant des romans, en gros, on ne peut plus en écrire » [44].
C’est sa résistance qui fait du haïku un objet spécialement intéressant et un outil particulièrement efficace aux yeux de Barthes ; outil pour repenser les grandes catégories littéraires, les œuvres de la tradition, outil pour interroger l’être et le devenir de la littérature.
Quelles conclusions au terme de ce parcours ? L’extraordinaire fortune du haïku chez Barthes à partir de 1970. Nous avons suivi, à travers le concept d’exemption du sens, son ascension progressive d’objet d’étude à sujet du discours, en passant par sa répercussion sur les thèmes de recherche, son incidence sur le style et son impact sur le geste critique. Si Barthes n’a pas écrit de haïkus, on peut dire qu’il a cependant été haïkiste dans l’invention de certaines formes brèves, dans de nombreux traits de son écriture, dans son attitude critique ainsi que dans sa manière d’enseigner. Si le haïku a principalement été défini chez Barthes par la négative et comme radicalement différent des formes littéraires occidentales, il n’en a pas moins servi à interroger cette littérature de la tradition et à questionner son avenir.
Pour terminer, qu’est-ce que l’exemption du sens nous a appris du contresens ? D’abord qu’il est peut-être moins une exception navrante qu’une loi fatale du discours, non seulement parce qu’en parlant et en écrivant je suis obligé de poser des antagonismes mais aussi parce qu’une inaliénable bêtise me constitue. Ensuite que chercher à dépasser son hégémonie ne prend pas la forme chez Barthes d’une agitation tous azimuts qui aurait pour finalité le non-sens le plus complet mais d’une quête en vue de suspendre le sens, c’est-à-dire à ne pas préjuger de son caractère définitif. Enfin, Hélène Merlin-Kajman a montré dans son article « Ce qui cloche » que le contresens n’était pas seulement une valeur épistémique, mais aussi une valeur éthique, et que là où l’on pouvait paraître en tort il y avait l’erreur plus grave de nier ou d’oublier le partage du sens. L’exemple de Barthes, en soulignant le caractère fantasmatique et donc pluriel du sens, ménage peut-être une voie d’accès vers le « consentir », expression de Patrice Loraux citée dans l’article d’Hélène Merlin-Kajman, qui pointe cet aspect collectif du sens. S’il y a autant de moi dans ce dont je parle, c’est qu’il y en a aussi venant des autres, et donc la position qui occulte cette ouverture devient la moins tenable. En d’autres termes, l’exemption du sens peut servir à ne pas basculer dans une forme extrême du contresens.
Bibliographie : Barthes et le haïku
Ridha Boulaâbi, « Barthes et le haïku : une écriture de l’impossible », in Le Haïku en France. Poésie et musique, dir. J. Thélot et L. Verdier, Paris, Kimé, 2011, pp. 129-143.
Philippe Forest, « Haïku et épiphanie : avec Barthes, du poème au roman », in Ebisu, n° 35, Printemps-été 2006, pp. 159-165.
Frédéric Martin-Achard, « « Le nez collé à la page » : Roland Barthes et le roman du présent », in TRANS- [En ligne], 3 | 2007, mis en ligne le 04 février 2007, consulté le 04 octobre 2012. URL : http://trans.revues.org/135.
Kazuyoshi Shimozawa, « Le haïku chez Barthes », in Etudes de langue et littérature françaises, n° 74, 1999, pp. 166-178.
Philippe Vercaemer, « L’instant d’écrire : le haïku selon Barthes », in Modernités, n° 10, 1998, pp. 131-149.
[1] Barthes fait cette remarque durant la deuxième séance de son cours au Collège de France, Le Neutre, le 25 février 1978, ajout à l'oral qui ne figure pas dans la version écrite publiée aux éditions du Seuil, et que nous transcrivons comme suit de la version audio, éditée par le Seuil Multimédia en 2002 : « Je pourrais dire que Pyrrhon créa précisément le Neutre, comme s'il avait lu déjà Blanchot. Ce n'est pas étonnant, les textes sont circulaires, les textes ne sont linéaires que dans une perspective purement empirique et rationaliste, mais en profondeur les textes sont circulaires. Et il n'est pas faux de dire que Pyrrhon avait lu Blanchot ou que Sophocle avait lu Freud ».
[2] Cf. Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux », [1977], in Œuvres complètes, Tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 33.
[3] Les circonstances exactes de cette découverte sont inconnues. Les premiers textes de Barthes sur le haïku se trouvent dans L’empire des signes (1970). Cependant quatre indices laissent à penser que sa découverte du haïku est plus ancienne : 1° dans son cours au Collège de France La Préparation du roman (1979) il dit : « depuis sans doute plus de vingt ans que périodiquement j’en lis » ; 2° dans la bibliographie du cours on trouve un livre publié en 1924 ; 3° l’anthologie de Blyth qui lui sert également de référence date de 1949-1952 ; 4° il fait référence à des textes de Claudel sur le Japon (années 1920). Nous entendons ici par « découverte » le moment où le haïku fait son apparition sous la plume de Barthes.
[4] Cf. Roland Barthes, « Une problématique du sens », [1970], in Œuvres complètes, Tome III, op. cit., p. 511.
[5] Ibid., p. 514. Nous soulignons.
[6] Cf. Roland Barthes, « Digressions », [1971], in Œuvres complètes, Tome III, op. cit., p. 997.
[7] Cf. Roland Barthes, « L’empire des signes », [1970], in Œuvres complètes, Tome III, op. cit., p. 403.
[8] Idem.
[9] On prononçait et écrivait « haïkaï » jusque dans les années 1930 pour éviter une prononciation malvenue du terme « haïku » en /ajky/. D’autres raisons ont pu motiver et motivent encore l’emploi de « haïkaï » au lieu de « haïku ».
[10] Cf. Paul-Louis Couchoud, Sages et poètes d’Asie, Paris, Calmann-Lévy, 1916, p. 131.
[11] Cf. Roland Barthes, « L’empire des signes », op. cit., p. 406.
[12] Idem. Nous soulignons.
[13] Cf. Jean-Richard Bloch, « Pour le haï-kaï français », in Europe, juillet 1924, p. 370.
[14] Cf. Roland Barthes, « L’empire des signes », op. cit., p. 406.
[15] Cet effort de traversée du sens est thématisé dans le fragment « L’exemption du sens » de son autoportrait. Voir Roland Barthes, « Roland Barthes par Roland Barthes », [1975], in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit.,p. 664-665 : « Cependant, pour lui, il ne s’agit pas de retrouver un pré-sens, une origine du monde, de la vie, des faits, antérieure au sens, mais plutôt d’imaginer un après-sens : il faut traverser, comme le long d’un chemin initiatique, tout le sens, pour pouvoir l’exténuer, l’exempter ».
[16] Cf. Roland Barthes, « L’empire des signes », op. cit., p. 408.
[17] Ibid., p. 415.
[18] Ibid., p. 408.
[19] Cf. Hisashi Mizuno, « Fumée parfumée. Le haïku et la poésie du vide », in Le Haïku en France. Poésie et musique, dir. J. Thélot et L. Verdier, Paris, Kimé, 2011, p. 43.
[20] Cf. Roland Barthes, « L’empire des signes », op. cit., p. 408.
[21] Ibid., p. 407 : « Le Zen tout entier mène la guerre contre la prévarication du sens. »
[22] Malgré une semblable concision, la maxime est le genre le plus opposé au haïku selon Barthes, car au moins cinq modalités du sens propres à la maxime sont absents dans le haïku : gnomique, rationalisme, synthèse, téléologie et didactisme.
[23] Cf. Roland Barthes, « Incidents », [1969-1970], in Œuvres complètes, Tome V, op. cit., p. 955-976.
[24] Cf. Roland Barthes, « Roland Barthes par Roland Barthes », [1975], in Œuvres complètes, Tome IV, op. cit., p. 683-685.
[25] Cf. Roland Barthes, « La chronique », [1978-1979], in Œuvres complètes, Tome V, op. cit., p. 625-653.
[26] Ibid., p. 412-413.
[27] Cf. Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux », op. cit., p. 130.
[28] Cf. Roland Barthes, « L’empire des signes », op. cit., p. 409.
[29] Barthes aimait à rappeler le mot d’un linguiste dont il ne se souvenait plus du nom : « Chacun de nous ne parle qu’une seule phrase que, seule, la mort peut interrompre. » cf. Roland Barthes, « “L’Express” va plus loin avec… Roland Barthes », [1970], in Œuvres complètes, Tome III, op. cit., p. 684.
[30] Cf. Ridha Boulaâbi, L’Orient des langues au XXe siècle, Aragon, Ollier, Barthes, Macé, Paris, Geuthner, 2011, p. 313-314.
[31] Cf. Claude Coste, Roland Barthes moraliste, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 141.
[32] Cf. Ridha Boulaâbi, op. cit., p. 311.
[33] Ibid., p. 317.
[34] Voir Frédéric Martin-Achard, Le Plaisir du Japon. Roland Barthes et L’empire des signes, document PDF de l’auteur, 2007, p. 30-31. Sur le rapport entre langue littéraire et langue parlée chez Barthes voir Gilles Philippe et Julien Piat, La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 85-86.
[35] Cf. Ridha Boulaâbi, op. cit., p. 413.
[36] Cf. Ridha Boulaâbi, op. cit., p. 311.
[37] Cf. Roland Barthes, « La Chambre claire », [1980], in Œuvres complètes, Tome V, op. cit., p. 792.
[38] Deux précisions sont à apporter : 1°le terme « Roman » est une commodité, ce qui est fantasmé, c’est une écriture longue, continue ; 2°c’est aussi dans un but épistémologique, il s’agit de faire comme si on allait écrire un roman pour découvrir les mécanismes à l’œuvre dans le processus de création.
[39] Cf. Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil, 2003, p. 53.
[40] Cf. Roland Barthes, « Leçon », [1977], in Œuvres complètes, Tome V, op. cit., p. 445 : « Je crois sincèrement qu’à l’origine d’un enseignement comme celui-ci, il faut accepter de toujours placer un fantasme, qui peut varier d’année en année. »
[41] Cf. Roland Barthes, Le Neutre. Notes de cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Seuil, 2002, p. 33 : « Pour préparer ce cours j’ai “promené” le mot “Neutre”, en tant qu’il a pour référent, en moi, un affect obstiné (à vrai dire depuis Le Degré zéro de l’écriture) le long d’un certain nombre de lectures. »
[42] Cf. Antoine Compagnon, « Le roman de Roland Barthes », in Critique, n° 678, 2003, p. 801 : « Le roman de Barthes n’aurait pas été, n’était pas un roman, et surtout pas un Texte, mais un poème. »
[43] Cf. Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Notes de cours et de séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, op. cit., p. 125-126.
[44] Cf. Roland Barthes, « Sur la théorie », [1970], in Œuvres complètes, Tome III, op. cit., p. 691.