Le contresens n° 12
Préambule
« Toute la difficulté de l’interprétation de Kleist est là : [...] [t]out semble prêter à contresens et à confusion, les mots et les comportements. »
Comment le commentateur se comportera-t-il face à une oeuvre où c’est le contresens lui-même qui est le moteur du drame et où personne ne s’entend à interpréter des signes ?
Telle est la question que nous pose ici indirectement Christian Drapron à propos de l’oeuvre d’Heinrich von Kleist, dont le cas peut d’autant plus prendre la valeur d’un exemple qu’à défaut d’un sens certain, elle embarque obstinément le lecteur ou le spectateur du côté du rêve : or, le rêve n’est-il pas le paradigme par excellence de ce qui semble demander interprétation et, cependant, la vouer à l’échec au profit d’un plaisir jamais épuisé ?
Et de là, l’analyse de Christian Drapron nous mène ailleurs encore : de la question du contresens à celle de la beauté - de la beauté et de la grâce. Peut-être parce qu’entre le contresens et la « contracture », il y a une sorte de sympathie. Ou plus exactement, peut-être parce que se tenir en équilibre au bord de l’abîme (et du risible) est une des définitions possibles de la beauté. Et voici comment, sans que nous l’ayons vraiment pensé (mais peut-être rêvé !), ces deux thèmes d’« Intensités » se rejoignent...
H. M.-K.
Christian Drapron est Professeur agrégé de philosophie retraité. Il a participé à la création d’une option Théâtre Expression Dramatique au Lycée de Montgeron, a publié dans les revues Théâtre – Public, La Revue du Théâtre, Théâtre aujourd'hui, pris part au Colloque de l’ANFIAC (T. Kantor) (Actes Sud, 1990) et aux dossiers pédagogiques du Centre National du Théâtre. Il enseigne l’histoire du théâtre et la dramaturgie à l’Ecole Départementale de Théâtre d’Evry dirigée par C. Jéhanin.
De la vie rêvée des marionnettes
Kleist : le sens en procès
Peut-être est-il vrai que je suis une espèce de génie manqué,
même si je n’ai pas échoué au sens qu’ils donnent à ce mot,
mais au sens que je lui donne, moi.
Kleist, lettre à Wilhelmine von Zenge du 10 oct. 1801,
Correspondance complète, p. 238.
Dans le texte de présentation de cette rubrique Hélène Merlin-Kajman écrivait : « Personnage parfois discret, parfois emphatique de notre théâtre critique, le contresens nous est utile parce qu’il nous fournit un point d’accroche, un ennemi, un drame ». Ne peut-on faire du contresens l’argument même du drame, son opérateur le plus actif et le moins amendable ? Ainsi chez Kleist en qui Nietzsche saluait le diagnosticien de « l’incurable même » [1].
Comment peut-on à la fois être et ne pas être, être soi-même et un autre, génial et raté, honnête et criminel, héroïque et lâche, innocent et coupable, mortel et immortel, ange et démon ? Kleist s’ingénie à entretenir un principe d’incertitude propre à inquiéter toute reconnaissance et toute certitude identitaire. Tout se passe avec lui comme s’il s’agissait moins de lever l’hypothèque du contresens et de la méprise au nom d’une vérité ou d’un sens à restaurer que de l’entretenir et la porter à l’incandescence au titre d’un malentendu permanent ; moins de l’élever à la dignité du paradoxe que de creuser l’abîme entre deux extrêmes.
Toute la difficulté de l’interprétation de Kleist est là : il y a, si on peut dire, du tremblé, du bougé dans ces intrigues embrouillées, peuplées de personnages flottants, toujours entre deux mondes, funambules entre ciel et terre ; somnambules entre veille et sommeil. Tout semble prêter à contresens et à confusion, les mots et les comportements. Aux prises avec les embarras de la parole et du destin, ils se meuvent en perpétuel déséquilibre sans qu’aucun tribunal puisse leur faire rendre raison de leurs actes. C’est pourquoi la chute et le procès sont les figures récurrentes du drame où ils se débattent.
Si la chute est la conséquence du péché originel et si le criticisme kantien a scellé l’impossible retour à « l’Arbre de la Connaissance », certains phénomènes indiquent néanmoins les voies d’une relève possible. Mais cette relève ne procède pas du retour sur soi d’une conscience s’élevant à l’Absolu, elle réclame un autre tour d’esprit, une autre Odyssée. Ainsi écrit Kleist : « Le paradis est verrouillé et le chérubin est derrière nous ; il nous faut faire le tour du monde pour voir s’il n’y a pas peut-être quelque part derrière un autre accès » [2].
A la surenchère spéculative et aux prouesses de la science, il oppose de menus prodiges : l’infaillible précision du réflexe animal ; la souplesse des membres articulés confectionnés pour les amputés ; le mécanisme des orgues de barbarie et les prouesses de la danse « antigravitationnelle » des marionnettes. A l’illusion de la maîtrise s’oppose ainsi la grâce des automates et des pantins dépourvus de conscience. Née de la coïncidence de l’âme du machiniste et du centre de gravité d’un corps articulé, la grâce repose sur un équilibre fragile qui, à peine rompu, tourne à la pantomime grotesque et à la surenchère paranoïaque : « La moindre impulsion, tout ce qui est involontaire est beau ; et toute chose devient gauche, confuse, dès qu’elle prend conscience de soi » [3]. Car, pour peu qu’elle se réfléchisse et tente de se répéter volontairement, l’harmonie n’est bientôt plus que sa propre parodie : c’est au prix d’une risible et vaine gesticulation que le jeune garçon surpris par ses compagnons dans la pose de la statue de « l’éphèbe à l’épine » tentera de la reproduire consciemment. De même, il arrive qu’en scène l’effort pour opérer la jonction entre l’âme et le centre de gravité se mue en contracture hystérique : telle danseuse incarnant Daphné poursuivie par Apollon se retrouve « l’âme logée dans les vertèbres lombaires », et tel autre interprète en Paris choisissant entre les trois déesses a « l’âme logée (c’est effroyable à voir) dans son coude » [4]. Quiconque tente de forcer la porte du paradis s’expose à la disgrâce. Condamné à la répétition, il est voué et au bégaiement et, tel Jacob au terme du combat avec l’Ange, à la boiterie.
Paradoxe fécond pour l’avenir du théâtre, un metteur en scène comme Gordon Craig s’en souviendra : le charme suscité par l’artifice marionnetique ne consiste pas dans la simple imitation du vivant, mais c’est au corps vivant de l’acteur ou du danseur qu’il revient de tirer parti du modèle purement mécanique du pantin articulé. Si le simple mouvement pendulaire auquel ce dernier obéit se fait jeu et danse, cela ne relève en rien de la maîtrise surplombante ou du contrôle méticuleux que le marionnettiste exercerait séparément sur chaque fil commandant aux membres du pantin. Une telle analyse est affaire de calcul et d’agencement d’horlogerie fine quand ce qui importe est le déclic ou le tour de clé qui suffit à tendre et déclencher tout le mécanisme. Il en va ici comme de la lutte où la victoire sur un adversaire ne procède pas d’une minutieuse étude anatomique des muscles à contracter et des membres à mobiliser. L’instinct, le réflexe ou l’intuition y pourvoient si bien qu’on voit un ours parer sans peine, d’un simple coup de patte, les assauts les plus précis de l’escrimeur expérimenté. C’est pourquoi, le marionnettiste n’a rien d’un simple manipulateur extérieur à son pantin. Il lui faut réaliser dans son propre corps le schème dynamique de la pantomime, autrement dit, il lui faut danser également [5]. Il n’y a donc pas, à proprement parler, manipulation, mais lutte, corps à corps, duel, combat, étreinte : « La vie est un combat avec le destin, et il en va de l’action comme de la lutte » [6].
Ecrire, pour Kleist, c’est construire une machine de guerre sans usage ni destination préétablis, car sa guerre est une guerre que ne commande aucune stratégie préconçue (la distraction rêveuse du Prince de Hombourg durant l’exposé du plan de la bataille de Fehrbellin est, à cet égard, significative). L’emporter, c’est jouer le tout pour le tout dans une seule charge irréfléchie, en dépit des leçons apprises et des ordres reçus. Obtenue sur un coup de dés ou de hasard, sans qu’aucune loi en assure la répétition, la victoire n’en est donc pas vraiment une. C’est pourquoi, le héros se rend nécessairement fautif au regard de l’avenir et de l’Histoire. Tout compte fait, il est indifférent que le combat se solde par la victoire ou la défaite. Le double destin du Prince de Hombourg – simultanément héros en un sens et traitre dans l’autre – illustre cette ambiguïté. Aussi est-ce à tort qu’on réduirait la figure récurrente de la guerre chez Kleist à une simple métaphore des malheurs du temps : conquêtes napoléoniennes et misère allemande en mal d’unité nationale. Ses fictions se déploient comme en marge de l’histoire réelle à laquelle elles empruntent cependant leurs motifs. Dans un monde livré au chaos, agir à contresens c’est agir à contretemps ou à rebours de toute théodicée, de toute téléologie morale ou historique. Autrement dit, c’est se rendre résolument inactuel ou, selon l’expression de Carmelo Bene, anti-historique [7].
Les mots, les initiales, les noms propres et jusqu’aux lettres qui les composent [8] sont, comme les évènements mêmes, intriqués, et mêlés pour entretenir méprise et contresens. Ecrire, parler, danser, agir, combattre, aimer, c’est donc s’exposer à la chute, au bégaiement, au lapsus, à l’acte manqué, c’est-à-dire faire l’expérience du discontinu. Les intermittences de la conscience, l’alternance de la veille et du sommeil, les absences et les retours au réel scandent ces existences morcelées dont le rêve seul peut renouer la trame déchirée. Fantasmé dans un accès de somnambulisme, le songe de gloire du Prince de Hombourg se retourne en haute trahison à l’épreuve du combat réel et de sa charge intempestive. Mais c’est au rêve qu’appartient la réparation, si bien qu’au simulacre d’exécution succèdera finalement un simulacre de couronnement.
Ainsi en va-t-il de la grâce ou de la disgrâce qui échoient aux créatures en procès de Kleist.
Méprises et contresens étendent leur règne, au point que la raison entre en conflit avec elle-même et que les êtres se dédoublent : ayant tenté de pénétrer par effraction dans la chambre de la petite Eve, le juge Adam de La Cruche cassée se trouve pris au piège du procès qu’il lui faut instruire contre lui-même. Dans l’Amphitryon que Kleist « traduit » de Molière, la vertueuse Alcmène nuitamment visitée par Jupiter paie chèrement le risque d’avoir pris à plaisanterie les mots par lesquels le dieu, sous l’apparence d’Amphitryon, la prévenait : « Ah, et cette plaisanterie équivoque, ô Charis, / Qui revenait toujours : il voulait qu’entre lui / Et Amphitryon je fasse la différence. / Si c’était lui, l’homme à qui je me suis mariée, / Pourquoi toujours se donnait-il le nom d’amant ? ». Dans la Bataille d’Arminius, la prononciation des noms de lieu (Iphikon et Pfiffikon) fonctionne comme le piège qui scelle la perte de Varus et de ses légions et Penthésilée fait de la lacération du cadavre d’Achille qu’elle aime l’effet d’une méprise sur les mots « Je me suis donc méprise. Enlacer (küssen), lacérer (bissen) / Cela rime et celui qui aime d’un cœur ardent / Peut prendre l’un pour l’autre ».
La parole est fautive dès qu’elle s’énonce et la controverse tourne au dialogue de sourds. La justice du procès, du duel ou de l’ordalie se fait opaque [9] dès lors que chefs d’accusation et arguments de la défense semblent également passer les bornes de la raison. Le silence têtu de la jeune Eve suffit à précipiter le juge Adam dans la grotesque gesticulation de la ratiocination procédurière. L’équivoque règne au point que les meilleures vertus sont mises à l’épreuve de situations pour le moins scabreuses : Alcmène proteste de son innocence malgré l’accumulation des indices qui témoignent en faveur de la consommation de l’adultère. Violée par son sauveur même à la faveur d’un évanouissement, c’est en toute bonne foi et au risque de sa réputation que la Marquise d’O fait publier un avis de recherche en paternité dans la feuille locale. Mais au lieu de reconnaître « l’ange » salvateur entrevu dans les nuées du songe et de la guerre, elle prend la fuite devant le « démon » surgi sous les dehors aimables du Comte F. À la vue de von Strahl, la petite Catherine de Heilbronn se jette par la fenêtre de la demeure paternelle et trouve la voie d’une équivoque sainteté en mettant ses pas dans ceux de la soldatesque des Seigneurs de guerre…
Tel est le paradoxe de ces êtres intransigeants qui, contre toute vraisemblance, contre l’évidence même, s’entêtent à poursuivre des fins pour le moins obscures, sinon absurdes aux yeux du monde. Le déclic ou le coup de force d’un accident ou d’un éblouissement suffit à les jeter dans une entreprise qui les expose à la chute, à la compromission, à la folie ou à la mort. Il suffit qu’un dieu, un homme ou une femme vienne prêter un visage de chair au « chérubin » qui, comme dit Kleist, « se tient derrière », pour susciter la foi aveugle qui les guide (ainsi Jupiter pour Alcmène, Von Strahl pour la petite Catherine, Achille pour Penthésilée…). Passifs ou rebelles, opiniâtres ou combatifs, ils le sont toujours excessivement tant leur cause semble vaine absurde et comme perdue d’avance.
Sommeil et rêve forment l’élément où se tend le ressort d’un procès permanent avec le monde dans lequel le destin instruit lourdement à charge [10]. C’est pourquoi, aux charges exorbitantes qui s’accumulent, ne peut répondre, en dernière instance, que la perte ou l’extraordinaire recours d’un coup de hasard ou de théâtre. Seule l’intervention d’un deus ex machina en la personne de Jupiter déchirant les nues peut réhabiliter Alcmène. Rien de moins qu’un rêve commun et la découverte inopinée d’une filiation impériale suffisent pour que Catherine, malgré les rebuffades qu’il lui faut essuyer, reconnaisse son « ange » sous l’armure de fer de Von Strahl. Il faut l’arrivée fortuite de son sauveur-violeur pour que la Marquise d’O retrouve la paix. Il faut encore l’intercession d’un « ange » en la personne de Nathalie pour obtenir in extremis la grâce du Grand Electeur et soustraire Fréderic de Hombourg à une mort infâmante.
Le destin du personnage tragique suit son cours inéluctable mais le sens n’en est déchiffrable qu’après coup. De même que, selon Kleist, la parole n’est pas la simple expression de l’idée mais que « l’idée vient en parlant » [11], ce n’est qu’une fois devenue effective, fût-ce au prix du meurtre et du carnage, que l’action peut prendre sens et que le monde peut retrouver un équilibre : « Qu’est-ce qui est mal ? absolument mal ? Les choses de ce monde sont emmêlées et tiennent ensemble par mille liens, toute action est la mère de millions d’autres, et la pire bien souvent engendre les meilleures » [12]. Une fois l’équilibre du monde rompu, le destin suit inéluctablement sa pente. C’est ce qui advient à Michael Kolhaas : « Son âme qui avait toujours été à l’unisson du monde s’attendait à un évènement qui ne correspondait pas totalement au sentiment qu’elle avait des choses ». Faute d’obtenir réparation du dommage subi par le vol de deux bêtes, sa soif de justice pousse l’intègre maquignon à mettre la Saxe à feu et à sang. Ce n’est qu’au moment où ses chevaux lui sont rendus qu’il consent à se livrer de lui-même au bourreau en paiement de ses crimes.
Alors une vérité émerge au terme de l’action menée aveuglément et la conscience de soi coïncide avec l’anéantissement du héros. L’essai inachevé Sur l’élaboration progressive des idées par la parole le disait déjà : « Ce n’est pas nous qui savons, c’est d’abord un certain état de nous-mêmes qui sait ». Autrement dit, il y a un savoir, une certitude qui rend « la sonorité propre » d’une sensibilité humaine mais que l’élan et l’impulsion conduisent à n’exprimer d’abord que de manière incompréhensible [13].
Mus par un désir intransigeant, ces êtres singuliers traversent les périls ou y succombent. C’est ce qui les rend exagérés, impossibles, suspects et, finalement, peu mobilisables au service d’une cause quelle qu’elle soit [14]. S’il est humain de se tromper, persévérer c’est se situer par-delà le bien et le mal, transgresser les limites du monde et de l’humain, transgresser même les commandements de Dieu. Dans L’Enfant trouvé, levieuxPiachi conduit à la potence refuse l’absolution pour mieux poursuivre jusqu’en enfer sa vengeance contre l’infâme Nicolo. De même, Michael Kohlaas renonce au pardon des offenses, fût-ce au prix des sacrements qu’il réclame de Luther en personne.
Si contresens il y a, il n’est pas de l’ordre de l’erreur, il procède de la puissance d’une volonté intraitable et néanmoins aveugle sur ses motifs et ses véritables fins. Il y a des chutes annonciatrices d’un nouvel élan comme celle de Catherine, et d’autres, comme celle de Penthésilée, qui présagent une perte sans retour. Mais si toutes sortes de signes jalonnent son parcours, à l’inverse d’Œdipe déchiffreur d’énigmes, ou de Macbeth à l’écoute des sorcières, nul personnage de Kleist ne s’attarde à les interpréter. Parce que seule l’action menée à terme peut en déployer le sens, le drame se poursuit sans suspens ni pathos.
Face au monde qui les condamne et les désavoue, lancés dans une entreprise dont ils ne maitrisent pas le cours, les héros de Kleist ne découvrent donc que tardivement la forme de leur destin. Même vouée à l’échec, leur action reste soumise à une loi dont la raison leur échappe. Soumis au commandement absolu d’une maxime non universalisable, même privés de tout expédient fortuit ou surnaturel, même voués à l’échec et à la mort, ils parviennent à une certitude qui n’appartient finalement qu’à eux seuls. Le paradis nous est fermé parce qu’il est, note Roger Munier, « le dehors pur ». C’est donc du côté de l’intériorité et du rêve qu’il faut trouver « un autre accès ». Ainsi conclut le Prince de Hombourg : « Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi ! ». Le désir amoureux interdit à la reine des Amazones conduit la farouche Penthésilée à dévorer avec sa meute le cadavre d’Achille : « Maintenant je descends au sein de moi / Comme au fond d’une mine et j’en retire, / Glacial minerai, le sentiment qui va m’anéantir ».
Son action ne pouvant prétendre à l’exemplarité, le héros ne l’entreprend que pour son propre compte et sans égards pour une communauté dont il se sait séparé. Mercenaire romain sous le nom d’Arminius, passé à la cause du soulèvement national des Germains, Hermann engage la lutte sur cette déclaration paradoxale : « Mon seul souci est de me faire battre selon mes propres fins ».
L’entretien délibéré de l’ambiguïté au risque du contresens s’oppose à l’effort de la conscience qui tente de ramener le réel à la raison. Il ne s’agit pas pour autant de se soumettre à l’ordre du monde. La plupart des personnages de Kleist sont des rebelles, mais il y a des rébellions silencieuses (Alcmène, Catherine) et des rébellions ouvertement insurrectionnelles (Kolhaas, Hermann). D’une part, il ne s’agit pas d’interpréter le monde parce que le malentendu entretenu (comme on le dit d’un feu, d’une confusion ou d’un désordre) signe la débâcle de la raison interprétative et législatrice. D’autre part, il ne s’agit pas non plus de le transformer parce que triompher ou échouer sont indifférents dès lors qu’on agit, fût-ce en vain. Si la victoire ne s’obtient que par chance et sans plan préétabli, il suffit d’échouer selon ses propres plans. Tel fut le dessein de Kleist lui-même.
Ainsi ses personnages exagérés restent essentiellement les créatures de leurs songes. Ils agissent inconditionnellement, sans égards pour la réalité objective, les savoirs enseignés et l’intérêt collectif. C’est ensuite seulement qu’il leur devient possible d’approuver le réel et de consentir au jugement du monde. Dans ce savoir ultime coïncident la grâce et l’anéantissement. Le double coup de feu qui retentit un soir de novembre 1811 sur les rives du Wannsee est, pour Kleist, autant un constat d’échec qu’un ultime coup de grâce [15]. Le retour à l’Arbre de la Connaissance et à l’état d’innocence signe « le dernier chapitre de l’histoire du monde » concluait l’essai Sur le théâtre de marionnettes. Kafka qui reconnaîtra sa dette envers Kleist lui fera ainsi écho: « Dans la lutte entre toi et le monde, seconde le monde » [16].
Aux personnages paradoxaux de ce « théâtre invisible » dont parlait Goethe [17], il faut bien une scène, un sol, un territoire : Troie, Thèbes ou une Germanie rêvée. Mais, tels les pantins, ils « n’ont besoin du sol que pour le frôler tels des elfes, et ranimer ainsi l’envolée de leurs membres par cette entrave momentanée ». Ils touchent si peu terre qu’ils semblent transiter dans les limbes, « quelque part derrière » ce monde. Certains y retombent et s’y fracassent, d’autres sont sauvés, mais tous cherchent un « autre accès » vers cette limite où le corps dénué de conscience du pantin articulé égalerait la conscience infinie du dieu [18]. Kleist, ou de la vie rêvée des marionnettes.
BIBLIOGRAPHIE
ŒUVRES DE KLEIST
- Correspondance complète, 1793-1811, trad. Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1976.
- Michael Kohlaas et autres nouvelles, Paris, Verso, Phébus, 1983.
- La Marquise d’O et autres nouvelles, Paris, Verso, Phébus, 1991.
- Petits écrits, trad. Pierre Dehusses, O.C I, Paris, Gallimard, « Le Promeneur », 1999.
-Théâtre Complet, trad. Ruth Orthmann et Eloi Recoing, Paris, Babel, 2001.
ESSAIS ET ARTICLES
- Roger Ayrault, Heinrich von Kleist, Paris, Aubier Montaigne, 1966.
- Marthe Robert, Un homme inexprimable. Essai sur l’œuvre d’Heinrich von Kleist, Paris, L’Arche, 1981.
- Roger Munier, « Avant-Propos »à Sur le théâtre de marionnettes, Paris, Traversière, 1981.
- Bernard Dort, « Un voyage autour du monde », Théâtre/Public n °43, janvier/ février 1982.
- Jean Cassou, « Kleist et le somnambulisme tragique », Le Romantisme allemand, Cahiers du sud, 1983.
- Heinrich von Kleist, textes réunis par Jean Jourdheuil, Théâtre/Public n° 57, mai/juin 1984.
- Mathieu Carriere, Pour une littérature de guerre, Kleist, trad. Martin Ziegler, Arles, Actes Sud, 1985.
- Christian Drapron, « Entre la chute et l’envol, ou La vérité imaginaire du théâtre (Kleist, Mallarmé, Kafka) », Théâtre/Public n°105, mai/juin 1992.