Le contresens n° 11

 

Préambule

Empruntant un trajet aussi personnel que rigoureux, Laurent Susini pose ici une question dérangeante : pourquoi la connaissance d’un contexte, en l’occurrence, le contexte biographique par lequel s’éclaire la chanson de Barbara, L’Aigle noir, a-t-elle pu en modifier du tout au tout l’appréhension qu’il en avait ? Il l’élargit à des cas où des sens strictement inverses semblent déposés à égalité dans un texte, et reformule alors sa question : « Car enfin où est le sens d’une œuvre, de quelque nature qu’elle soit, quand il rayonne dans deux directions si contraires ? Et est-ce aller contre son sens que de ne pas actualiser ses différents possibles – sans même compter l’éventuelle chimère qu’il y aurait à poursuivre leur aléatoire convergence ? » Et c’est à partir de ces interrrogations qu’il essaie de situer la tâche non seulement du philologue et de l’historien, mais de l’enseignant : non plus en termes de vérité, mais de vraisemblance, sans évacuer la responsabilité des effets induits par une interprétation, une élucidation.

J’ai réécouté L’Aigle noir. Le choc est rude. Trouble et angoisse. La levée du voile, paradoxalement, interviendrait-elle comme une censure, la censure du désir ? Laurent Susini enchaîne sur Sade : là aussi, le sujet du savoir fait peut-être mauvais ménage avec le sujet du désir. Voici l’inconfortable conclusion que Laurent Susini nous fait envisager fiévreusement. Et nous voici aussi aux antipodes des démarches de Francis Goyet ou de Florence Naugrette (et des textes et des oeuvres que ces derniers envisagent), où le désir se frayait au contraire un chemin de raisons.

Mais cet inconfort ne nous ramène-t-il pas à sa manière à ce que Samuel Estier constatait, à propos du rapport de Barthes à l’écriture : « en moi c’est le corps, c’est l’imaginaire qui parle, et [...] cet imaginaire est “indifférent aux bons usages du savoir” ». Il ajoutait : « Ce phénomène porte un nom : l’exemption du sens. L’exemption du sens ne connaît pas le contresens ».

Le désir exempte parfois du sens, et il aurait alors raison, en somme, contre le savoir.

 H. M.-K.

Laurent Susini est né en 1977. Ancien élève de l'ENS (Ulm), actuellement maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne, il a publié L’Écriture de Pascal. La lumière et le feu, la « vraie éloquence » à l’oeuvre dans les Pensées (Paris, Champion, 2008 ; Prix Dumézil 2009 de l’Académie française). Ses travaux portent sur l'oeuvre de Pascal, envisagée suivant un double prisme génétique et rhétorique, et plus généralement sur la littérature spirituelle à l'âge classique, de Bérulle à Fénelon.

 

 



Vers une dialectique du contresens ?

 

 

Laurent Susini

11/05/2013 

 

  
 

Pour Marc Escola, ce prolongement d’un amical dialogue

  

« Une chanson est comme le tofu : elle prend la saveur et le goût du bouillon dans lequel elle est trempée ». La boutade est de Leonard Cohen – et le détour par la chanson loin d’être indifférent, venant d’un auteur-interprète.

* * *

Comme tout le monde, sans doute, j’ai longtemps compris L’Aigle Noir comme une chanson sur l’enfance, sa nostalgie, sa prégnance et le drame d’une mémoire (celle du passé, comme celle du rêve qui le reconstruit) vouée à s’effilocher. Mais comme la plupart aussi, la lecture des mémoires de Barbara [1] m’a ensuite amené à reconnaître derrière l’évocation supposée d’un passé lumineux la hantise d’un refoulé en perpétuel retour, donnant la figure de l’aigle pour celle du père incestueux. Ainsi les rives du lac disaient moins la merveille et le vœu d’un temps suspendu que la menace, toujours revécue au présent, d’un nouveau Frankenstein, et loin de marquer l’espace flottant d’une frontière onirique, elles figuraient les contours d’une scène primitive, assez proche, tout compte fait, de celle dessinée par les rives du Rhin hantées par le vampire de Düsseldorf, dans la glaçante comptine de Randy Newman, In Germany before the war : « We lie beneath the autumn sky / My little golden girl and I / And she lies very still ». Entre les sombres arrangements wagnériens de cette dernière chanson et les arpèges si réminiscents de la Mondschein Sonate structurant L’Aigle Noir, du reste, le rapprochement n’a rien de fortuit : l’allusion à la figure de Peter Kürten chez Randy Newman et la convocation d’un aigle noir par Barbara ne valent pas moins allégories topiques, voire symboles consacrés, du Troisième Reich. Non, bien sûr, que L’Aigle Noir puisse se réduire à cette dimension historico-politique : on ne saurait soutenir sans absurdité que Barbara y chante avant tout, comme, par exemple, dans Il me revient, des souvenirs de guerre. Mais pour peu qu’on accepte de voir en L’Aigle Noir une évocation de l’enfance, comme tout semble y autoriser, alors comment cette évocation eût-elle fait l’économie des hantises de la jeune Monique Serf des années 1940-1945, perpétuellement en fuite devant la menace nazie ? Si l’aigle noir ne représente pas plus le père incestueux que l’Allemagne hitlérienne, du moins est-on fondé à penser qu’il ne renvoie pas moins à l’un qu’à l’autre, conformément aux jeux de condensations, déplacements et figurations propres au rêve : « je m’étais endormie ». Quant à la nostalgie, dès lors si mystérieuse, présidant à son évocation, sans doute doit-elle résister aux instruments d’analyse du littéraire et du mytho-critique. Elle explique cependant – sans rendre plus facile à l’accepter – qu’on ait pu se méprendre à ce point sur un objet a priori si familier, et entendre L’Aigle Noir comme, par exemple, Le Petit Bois De Saint-Amant. La chanson sitôt ressaisie à la lumière des Mémoires, pourtant, une multitude d’indices textuels jusqu’alors minorés, occultés ou plus radicalement refoulés, ne permettait plus d’en douter : dans L’Aigle Noir la menace perçait toujours derrière le voile onirique ; de même que dans Nantes, il n’y était pas tant question d’irréversible que d’irrémédiable et d’impossible résilience. Et de la sorte, ce que, des années durant, je destinais à ma rêverie me glace aujourd’hui le sang.

Si l’anecdote me retient, c’est pour son caractère exemplaire. Il est déjà singulier que la connaissance d’un contexte, biographique ou autre, puisse changer du tout au tout non seulement la compréhension, mais la perception que j’ai d’une œuvre ; mais il est encore plus singulier que le sens de cette œuvre, pour moi, ne puisse plus se concevoir indépendamment de ce contexte, à telle enseigne qu’il me devienne impossible de faire abstraction de ce dernier et de retrouver, au contact de l’œuvre, les émotions qui étaient les miennes avant de savoir. L’œuvre n’ayant pourtant pas changé, et tenant toujours en les mêmes mots joints aux mêmes notes, quel blocage m’interdit de revenir en arrière et d’y retrouver ce que j’y trouvais ? Qui ne saurait rien du contexte biographique dans lequel s’inscrit L’Aigle Noir aurait-il « tort » de ne pas l’entendre et de la ressentir comme je l’entends et la ressens à présent ? A l’évidence, ce qui a su mettre tout le monde d’accord à un moment donné n’est pas dénué de fondements. Et ce que je reçois aujourd’hui comme un contresens saurait d’autant moins être exclu du sens de la chanson qu’il fait, très consciemment, partie de son programme, et qu’en l’occurrence, le caractère fantastique de ses évocations entend bel et bien proposer le drame qui les fonde à la rêverie, plutôt qu’au pur effroi des auditeurs. Certes, L’Aigle Noir n’est pas qu’une vignette naïve, mais il se donne d’abord pour cela : ce n’est donc pas aller contre son sens que d’y lire une célébration nostalgique plutôt quela hantise d’un passé qui ne passe pas, l’une et l’autre interprétations n’étant, dans leur ordre, pas moins légitimes – et, aussi bien, somme toute, pas moins imparfaites. Car plus qu’une simple alternative, la saisie du sens ne semble-t-elle pas impliquer ici celle de cette double postulation (non pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre) et de cette même ambivalence qu’interrogeait frontalement une chanson comme L’Enfance (« La guerre nous avait jetés là, / Nous vivions comme hors-la-loi : / Que j’aimais cela, quand j’y pense ! ») ? Avec le doute toujours présent, bien sûr, qu’en s’efforçant de penser cette ambivalence, l’interprète ne s’applique en réalité qu’à dissiper le problème qu’il aspire à régler. Car enfin où est le sens d’une œuvre, de quelque nature qu’elle soit, quand il rayonne dans deux directions si contraires ? Et est-ce aller contre son sens que de ne pas actualiser ses différents possibles – sans même compter l’éventuelle chimère qu’il y aurait à poursuivre leur aléatoire convergence ?

* * *

D’une guerre l’autre : Sade. Que comprendre à Silling ? Voilà au moins un paradoxe irritant : comme l’a déjà souligné Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer,on n’a jamais imaginé que Pasolini pût faire œuvre fasciste en adaptant les 120 Journées. Mais alors pourquoi lit-on toujours ces dernières comme une apologie de l’enfer, et comme une odieuse plaidoirie plutôt que comme un réquisitoire [2] ? Pourquoi voir Salo comme une charge anti-capitaliste, mais lire Les 120 Journées de Sodome comme une justification anticipée d’Auschwitz ? Pourquoi Curval, Blangis, Durcet s’imposent-ils régulièrement à nous comme des porte-voix de leur créateur, plutôt que comme de simples repoussoirs conçus comme tels par Sade lui-même ? Certes, l’antiphysisme, l’intensivisme et l’isolisme qu’ils s’accordent à prôner rejoignent les grands principes de la philosophie sadienne [3] ; mais a-t-on jamais tenu qu’une convergence de principes vaille à coup sûr convergence de points de vue, ou qu’un matérialisme militant dût nécessairement se résoudre en rêveries concentrationnaires ? Il est pour le moins étrange qu’on ait toujours prêté au cinéaste ce qu’on refuse régulièrement à l’auteur qu’il adapte, comme s’il allait de soi que Salo eût pris Les 120 Journées à rebours et se donnât ainsi comme une lecture à contresens de leur texte source.

Cela étant, supposerait-on l’intention politico-morale de l’œuvre sadienne, que la difficulté ne manquerait pas de se retourner sur elle-même : car dès lors que l’antiphysisme, l’intensivisme et l’isolisme des grands libertins sadiens sont également ceux de leur créateur, alors quel sens donner à leur promotion par de tels avocats – et à ce choix, effectué par Sade, de défendre des options philosophiques qui lui tenaient à cœur en leur prêtant les illustrations les plus indéfendables ? Comment, en somme, penser la cohérence d’un projet littéraire et philosophique s’employant à soutenir une cause en la sapant ?

A l’évidence, trois voies et seulement trois semblent, de prime abord, se proposer à l’interprétation : soit Sade est fou et son œuvre délirante ; soit la philosophie sadienne est entièrement soluble dans le sadisme le plus débridé ; soit les grands libertins sadiens ne rendent pas compte de la position sadienne.

Mais la première option, qui n’aide à rien penser, s’avère trop indigne de l’ampleur des enjeux soulevés par les romans sadiens pour retenir l’attention. Le simple effet de lecture ménagé par Les 120 Journées permet ensuite de douter de la validité de la seconde : car si le narrateur adhérait vraiment à sa narration, se serait-il employé à horrifier à ce point son lecteur ? Eût-il entrepris de le convaincre en le tenant si continûment à distance ? Enfin, les innombrables convergences marquées par les Curval et consorts avec le matérialisme sadien, ainsi que l’espace considérable simplement réservé à leurs discours et à leurs actes rendent la troisième hypothèse stricto sensu inconcevable. En d’autres termes, il semble qu’on ne s’exposerait pas moins au risque du contresens en défendant l’une ou l’autre des deux grandes lectures apparemment impliquées par l’œuvre de Sade – ou bien : Les grands libertins sadiens expriment l’intention de leur auteur, ou bien : Les grands libertins sadiens n’expriment pas l’intention de leur auteur. Certes, la difficulté peut-être levée en inscrivant Sade et Curval dans un schéma dialectique. Car si Curval fait éclater la fausseté des principes chrétiens et marque ainsi, du point de vue de Sade, une salutaire étape de déniaisement, il n’est pas interdit de penser que la fausseté des conséquences qu’il tire de ses vrais principes serait, quant à elle, appelée à être corrigée dans une troisième étape, conservant la seconde en la dépassant. En termes pascaliens, la figure de demi-habile qu’incarnerait Curval solliciterait implicitement l’habileté active d’un suffisant lecteur [4].

Singulier objet, cependant, qu’une œuvre ne se donnant, de prime abord, que sous la menace des deux contresens supposés auxquels elle invite… et dont la relation de contradiction, au sens logique du terme, semble de surcroît trop apparente pour que l’invraisemblance de l’un puisse s’accommoder sans invraisemblance de l’invraisemblance de l’autre.

* * *

D’une guerre l’autre, encore : Pascal, justement ; sa pensée politique et sa tendance à manifester en même temps que l’ « injust[ice] » des « lois » [5], celle qu’il y aurait à les « fronder » [6], tant ce que la guerre civile est « le plus grand des maux » [7], que, parce qu’en bonne doctrine thomiste, « [l]es vrais chrétiens obéissent aux folies […], non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » [8]. Dans ce cadre, on ne va pas moins contre le sens de l’auteur en minorant l’injustice des lois au prétexte de l’injustice des révoltes, qu’en tirant du constat de celle-là toutes les conséquences prévenues par celle-ci. Mais théoriquement concevable dans sa complexité même, une telle position est, en pratique, des plus difficiles à tenir, tant l’usage que tout lecteur actuel est naturellement tenté de faire d’une telle pensée ne peut manquer de déborder l’interprétation que sa probité intellectuelle ou sa simple conscience professionnelle peut, éventuellement, l’obliger à en proposer. Curieuse pratique, là encore, que de s’obliger à lire à rebours ce qui paraît couler de source ; ou, pour reprendre la métaphore de Randy Newman, de s’obliger à fixer le fleuve sans penser à la mer où il devrait déboucher (« I’m looking at the river, but I’m thinking of the sea ») ! Et en l’occurrence, de fait, comment s’interdire de concevoir en termes de « contradiction […] la pente révolutionnaire du raisonnement et les positions conservatrices professées sur un plan pratique » [9] ? Et que penser d’un texte qui invite avec tant d’insistance à penser contre lui ?

Confrontant la lecture « janséniste-conservatrice » de Pascal proposée par Auerbach à la lecture « révolutionnaire » proposée par Goldmann, Marc Escola a récemment fait valoir, quant au fond, leur relative indifférence : dans l’un et l’autre cas, ne se ferait jamais jour qu’une même volonté d’user du texte pascalien, si spécifiques soient par ailleurs les modalités de cet usage : « Seules diffèrent les visées respectives de ces deux lectures – et le public qu’il s’agit finalement de convaincre sinon de séduire ; lecteurs d’Erich Auerbach et lecteurs de Lucien Goldmann forment deux “communautés interprétatives” distinctes ; à chacune sa vraisemblance et sa rhétorique critiques, où la “fidélité” n’est que l’autre nom d’une conviction, et peut-être d’une croyance » [10].

Or le problème ici posé par les lectures de Pascal valant, à l’évidence, pour toute lecture, je serais tenté de ne pas intervenir en pascalien dans le débat plus général engagé par ces quelques lignes, dont la force de proposition théorique excède, de loin, celle de leur apparente provocation.

Que toute lecture soit le fait d’une communauté interprétative, certes, c’est ce dont tout enseignant peut témoigner sans difficulté. Mirage rhétorique de l’auditoire universel ! A l’évidence, « [l]a communication se produit à l’intérieur de situations et être en situation, c’est déjà être en possession d’une (ou être possédé par une) structure de présupposés, de pratiques comprises comme pertinentes par rapport à des finalités et à des objectifs qui sont déjà en place ; et c’est à l’intérieur du présupposé de ses finalités et objectifs que tout énoncé est immédiatement entendu » [11]. Aussi la certitude de partager un même univers de valeurs vaut-elle bien souvent la plus inconsciente des autocensures – et qui en douterait n’aurait qu’à proposer à un groupe d’étudiants deux textes s’employant à justifier l’esclavage, l’un emprunté à L’Esprit des Lois, l’autre à La Chute : certes, les étudiants ne manqueront pas de proposer une lecture ironique du texte de Montesquieu – quoique le monde dans lequel ils vivent dût les incliner à ne pas se débarrasser si facilement d’énoncés aussi ambivalents que : « Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves » ; mais ils auront aussi bien tendance à lire Camus (« on ne peut se passer de dominer ou d’être servi […], commander c’est respirer ») comme on leur a appris à lire Voltaire : avec un sourire entendu, ne pouvant concevoir qu’un texte proposé à leur étude dans un cadre universitaire puisse ne pas faire l’objet d’une lecture intégralement vertueuse – et s’empressant donc de désamorcer à coups d’antiphrases toute charge de mauvaise conscience, tant celle du texte que la leur.

Pour autant, que toute lecture soit le fait d’une communauté interprétative, et que toute lecture puisse même faire valoir sa pertinence au sein de la communauté qui la programme, voilà qui ne semble pas impliquer que chaque communauté interprétative puisse se réclamer de lectures d’une « vraisemblance »propre – ce qui revient en fait à dire : indifféremment vraisemblables. C’est que contrairement à la vérité, la vraisemblance admet bel et bien des degrés ; elle est susceptible d’un traitement scalaire. Or il est bien entendu que le philologue – que je suis – pas plus que l’historien – que je ne suis pas – n’ont la naïveté de prétendre aujourd’hui à la Vérité de leurs lectures [12]. Mais du moins l’un et l’autre peuvent-ils aspirer sans honte à la plus grande vraisemblance : et qui, du reste, soutiendrait sans réticence des interprétations qu’il jugerait invraisemblables ? À cet égard, la défiance du philologue envers le contresens n’est pas moins vaine, sans doute, ni moins légitime, que celle de l’historien envers l’anachronisme. Pas moins vaine, parce que, de même que l’anachronisme est nécessairement inscrit dans la relation de l’historien à son objet, comme l’a montré Daniel Arasse [13], l’impossibilité absolue de restituer une intention stable implique, comme par nécessité, le contresens de toute quête d’un Sens unitaire originel [14]. Mais pas moins légitime aussi, parce qu’à défaut de circonscrire le Vrai, la connaissance approfondie d’un contexte, la familiarité progressivement conquise à son égard, permettent du moins, à l’historien comme au philologue, de hiérarchiser des hypothèses par ordre de vraisemblance [15]. En sorte que toutes les hypothèses peuvent se recommander d’une pertinence propre dans des contextes de production donnés, certes, quoique sans être également vraisemblables pour autant.

* * *

Pour être honnête, je ne sais (et je doute qu’il y ait des moyens de savoir) s’il est vrai ou non, pour reprendre la célèbre formule de Louis Hay glosée par Michel Charles, que « le texte n’existe pas » – comprenons : « avant qu’on y fasse retour » [16]. Et peu importe, au fond, que le célèbre oracle nietzschéen : « il n’y a précisément pas de faits, mais que des interprétations », n’engage, somme toute, qu’un énoncé sui-falsificateur [17]. La vaine défiance du philologue envers le contresens n’aurait pas de raison d’être si le contresens ne s’avérait lui-même si séduisant : c’est-à-dire, s’il n’engageait, bien souvent, à défaut d’une lecture plus vraisemblable, une lecture non seulement plus parlante [18], fût-ce au seul moment t, mais, partant, plus féconde. Or pour peu qu’on jette la vraisemblance et la fécondité dans une même balance, laquelle des deux pourrait, à bon droit, faire pencher le plateau ? Qu’ai-je à faire de la plus grande vraisemblance, si elle m’apporte moins que cette vérité sur moi-même qu’éclairent mes choix de lire, en toute conscience, telle ou telle œuvre à rebours ? Quel prix peut-elle avoir à mes yeux, si son affirmation m’oblige à assourdir ce qui ne demanderait qu’à résonner avec ce que je vis et suis ? Et faudrait-il ne voir qu’un paradoxe, enfin, dans cette parrhésie de la moindre vraisemblance induite par l’actualisation d’un contresens assumé ?

J’ai beau lire et entendre qu’Alceste est avant tout censé me faire rire, et que telle fut d’ailleurs sa destination première ; j’ai beau connaître les théories de l’honnêteté qui lui sont contemporaines et qui dénoncent son ridicule ; j’ai beau ne pas ignorer que, du point de vue de ses premiers spectateurs, Philinte avait cent fois raison contre lui ; cela ne m’empêche pas, moi, aujourd’hui, et avec ou avant moi bien d’autres [19], de me reconnaître au moins partiellement dans son discours et ses dégoûts, de m’identifier à ses contradictions, à son tragique, et de le trouver en tout cas bien plus fascinant en personnage infiniment plastique qu’en monolithe purement grotesque. Alceste figé en ridicule n’a rien à me dire que la fadeur de Philinte.

La plasticité que je lui trouve, du reste, cette plasticité sous laquelle je préfère le concevoir et qui me le rend non seulement si intrigant mais encore si utile à penser mon propre rapport au monde – cette plasticité relève-t-elle du pur fantasme ? De la simple hallucination collective ? Ne dépend-elle que d’un regard décentré, anachronique, d’un dégoût tout moderne pour la fadeur du bon sens illustré par son plus proche ami ? N’y aurait-il pas quelque invraisemblance à donner pour un caprice arbitraire une telle tendance à toujours réactualiser la même lecture, et toujours comme malgré soi, sans considérer que le contresens, par ailleurs patent, qu’elle engage se trouve d’une certaine manière inscrit dans et programmé par le texte lui-même ?

Se fondant sur le cas si célèbre de l’analyse erronée des Ménines proposée par Foucault, Daniel Arasse a fait valoir non seulement le formidable aiguillon que pouvait constituer l’anachronisme pour les recherches historiques, mais encore la capacité de ces dernières, bien souvent, à rendre raison, en retour, de l’anachronisme qui les avait impulsées [20]. En l’occurrence, les résultats des récents travaux sur Molière semblent bel et bien nous aider à penser, sinon la capacité des contresens à stimuler les investigations philologiques, du moins la faculté de celles-ci à intégrer et justifier ceux-là. De fait, comment s’étonner encore de l’impression d’extraordinaire plasticité donnée par Alceste au rebours de sa raideur comique, dès lors que l’étude génétique de l’œuvre est en mesure de faire apparaître l’existence d’au moins trois sources et de diverses strates de la pièce ? Comment s’étonner de ne pouvoir clairement saisir le personnage, dès lors que le philologue est susceptible de mettre en évidence la tendance de Molière à penser et construire ses pièces par abouts de morceaux hétérogènes plutôt que comme autant de totalités pré-unifiées [21] ?

Subtile dialectique du contresens obsédant : participant à la meilleure connaissance du texte qu’il paraissait offusquer, et se trouvant in fine légitimé par l’opération même qui semblait devoir le dissoudre. 

* * *

« Un beau jour ou peut-être une nuit », commençait Barbara, évoquant sa rencontre avec l’aigle. Mais progressivement, à force de patients retours de la mémoire et du discours sur eux-mêmes : « Un-beau-jour-une-nuit ».

* * *

« M. de Roannez disait : les raisons me viennent après ; mais d'abord la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne trouve qu'ensuite » [22].

* * *

« Follow me, the wise man said. But he walked behind. » [23]



[1] Il était un piano noir, Paris, Fayard, 1998.

[2] Voir plus généralement Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Sade moraliste. Le dévoilement de la pensée sadienne à la lumière de la réforme pénale au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2005.

[3] Voir Jean Deprun, « Sade philosophe », dans Sade, Œuvres, I, éd. Michel Delon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. lix-lxix.

[4] Voir Laurent Susini, « Sade, d’une utopie l’autre : systèmes de la sexualité dansAline et Valcour », dansÉrotisme et sexualité. Actes du colloque international des 5, 6 et 7 mars 2009 à Amiens, éd. Danielle Buschinger, Amiens, Presses du Centre d'Etudes Médiévales, Université de Picardie, 2009, p. 235-245.

[5] Pascal, Pensées, opuscules et lettres, éd. P. Sellier, Paris 2010, fragment Sellier 100 (désormais S. 100).

[6] Voir S. 94 et S. 85.

[7] S. 128.

[8] S. 48.

[9] Marc Escola, « Penser contre "Pascal". Jansénisme ou révolution », Lire contre l’auteur, dir. S. Rabau, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2012, p. 44.

[10] Ibid., p. 48. La notion de « communauté interprétative » est empruntée à Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, trad. Etienne Dobenesque, Paris, coll. Penser/Croiser, Les Prairies ordinaires, 2007.

[11] Stanley Fish, Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, op. cit., p. 47. Cité par Marc Escola, « L'autorité de l'interprète. Les fables théoriques de Stanley Fish », Acta Fabula, janvier 2008, vol. 9 n° 1.

[12] Le fait n’est pas indifférent, je recroise ici, à travers le parallèle historiens / littéraires, une piste déjà suivie par Hélène Merlin-Kajman dans le cadre de la réflexion sur le contresens accueillie par Transitions : voir « Ce qui cloche ».

[13] Daniel Arasse, « Heurs et malheurs de l’anachronisme », Histoires de peinture, Paris, Denoël, 2004, p. 149 et suivantes.

[14] Voir, par exemple, Vincent Jouve, Pourquoi étudier la littérature, Paris, Armand Colin, 2010, p. 69 et suivantes.

[15] Voir notamment sur ce point Paul Veyne, Comment on écrit l’Histoire, Paris, Seuil, 1971.

[16] Michel Charles, L’Arbre et la source, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1985, p. 69.

[17] Voir plus précisément Jean-Marie Schaeffer, Les Célibataires de l’art – Pour une esthétique sans mythes, Paris, Gallimard, 1996, p. 296.

[18] Cf. Hélène Merlin, « Ce qui cloche », art. cité : « C’est là que l’on touche peut-être à une sorte de preuve que l’on peut opposer à Faurisson : son analyse ne m’intéresse pas, ne fait pas sens pour moi, et même, blesse mon plaisir ».

[19] Voir notamment Marc Escola, « Rousseau, juge d’Alceste. Généalogie d’un malentendu », dans Le Malentendu, éd. B. Clément et M. Escola, PU de Valenciennes, 2003, p. 151-181.

[20] Daniel Arasse, « Éloge paradoxal de Michel Foucault à travers Les Ménines », dans Histoires de peintures, op. cit., p. 153 et suivantes.

[21] Cf. Hélène Merlin, croisant maschelières (dont Furetière précise qu’« on les appelle aussi molaires ou molières ») dans son exploration anachronique – et assumée comme telle – dela matérialité du signifiant mamamouchi : « Le fil ainsi tiré sous le double effet d’une intuition subjective et d’une méthode critique – qu’on peut donc toutes deux dire anachroniques – semble nous avoir permis de surprendre le secret de son pseudonyme que Molière gardait jalousement selon Grimarest (…) ou, du moins, le chiffre caché de son inconscient. Et M. Jourdain devenumamamouchi serait donc le propre masque deMolière : non seulement, selon lamimesis, un bourgeois gentilhomme, mais encore, de façon cryptée, un « baladin » « paladin », comme le comprendra Mme Jourdain. (…) le sens poursuivi à partir d’une subjectivité et d’une méthodologie critique enracinées dans la modernité, nous ont ramenés en plein passé, en pleinehistoire, au croisement du "sens posé" – un marchand qui veut devenir gentilhomme et croit avoir acquis un titre de noblesse turc – et d’un sens caché, celui d’un fils de marchand devenu comédien du roi, c’est-à-dire consacré au pseudo » (« Mamamouchi-Molière, ou les enjeux du signifiant au XVIIe siècle », XVIIe Siècle, 2004, n° 223, p. 317-332).

[22] S. 804.

[23] Leonard Cohen, Teachers.