La Beauté  n° 19

 

Préambule

« Revenir aux Grecs ? Pas si simple », écrivait Anne-Lise Darras-Worms dans son article intitulé «  les Grecs, la beauté, la vie ». Le texte de Pietro Pucci le confirme de façon spectaculaire. Nous y apprenons que jamais les Grecs, du moins les Grecs archaïques, n’ont qualifié de « belle » la poésie elle-même. C’est que pour eux, elle était bien plus que cela : « une distillation divine dans une bouche humaine ».

Ni l’Iliade ni l’Odyssée ne sont vraiment « beaux » : « L’Iliade se consacre à produire du kleos – réputation, gloire des anciens héros – », ce qui fait entrer le poème dans le voisinage du divin « indicible, terrifiant et exaltant » ; « et l’Odyssée se veut le poème de l’envoûtement et de l’enchantement ». Bref, « c’est avec les philosophes que la beauté de la poésie entre en jeu comme une sorte d’épithète et de prédicat reconnus », mais non sans comprendre alors des connotations qui la colorent d’une raison et d’une utilité pour nous, modernes, étrangères à elle.

Mais sommes-nous si certains, aujourd’hui, de savoir ce que « beau » veut dire ? Au cours des réflexions de chacun sur la beauté, nous n’avons pas cessé de rencontrer une nébuleuse d’autres termes qui s’y associent ou s’en distinguent. L’essentiel ne résiderait-il pas dans cette espèce d’index verbal ému (ému d’émotions diverses) qui nomme l’élan nous attachant à un texte ? Pour qualifier cet élan que les Grecs apparemment savaient si bien circonscrire (au point de le redouter), « beau » ne serait-il pas, à tout prendre, l’adjectif le plus simple, car le plus flou ?

H. M.-K.

Pietro Pucci est professeur de Lettres Classiques à Cornell University (New-York, USA). Il a publié notamment Odysseus Polutropos (trad. français : Ulysse Polutropos, Presses Universitaires du Septentrion, 1995) et The Song of the Sirens (Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, 1998). Il est par ailleurs préfacier d'une édition italienne de Philoctète de Sophocle (Sofocle, Filottete, Rome, Fonazione L. Valla, 2003) et l'auteur d'un poème paru dans le numéro 133 de la revue Po&sie intitulé « Le ventre d'Ulysse » (2011). Pietro Pucci termine actuellement un manuscrit sur les tragédies d'Euripide (Euripides : A Revolution under Cover).

 

 



« Le beau » poétique (to kalon) d'Homère à Aristote

 

Pietro Pucci

13/04/2013

Quand Iris, la messagère de Zeus, vint rendre visite à Hélène, la plus belle femme du monde, elle la trouva dans son palais « tissant un grand tapis, double, de pourpre, sur lequel elle semait maints combats de Troyens dompteurs de chevaux et d’Achéens vêtus de bronze, combats que, pour elle, ils souffraient sous la main d’Arès ». (Hom. Iliade 3, 126-28).

Les scholies anciennes (bT 125-26) considèrent cette représentation de la guerre par  Hélène comme « l’archétype » de la poésie homérique et Paul De Man, interprétant ce tapis comme une métaphore de la poésie homérique, attribue ou transfère la beauté d’Hélène à la poésie elle-même [1].

Transférer la beauté de l’auteur à son œuvre tissée et, par métaphore, à la poésie homérique, est un geste critique qui révèle peut-être ce qui est implicite dans le texte ; mais on aimerait le voir confirmé par des assertions que la poésie homérique ferait sur elle-même. Cependant cette confirmation directe n’existe pas : exactement comme dans le cas d’Hélène, tout ce qui se réfère à la poésie est décrit comme étant beau, d’une beauté divine, par exemple la voix ou les instruments, mais la poésie elle-même, sa manifestation globale de forme et de contenu, n’est jamais accompagnée par l’épithète kalos qui en Grec désigne la beauté. Une formule à la fin du vers opi kalêi (« avec une belle voix ») loue la beauté de la voix des Muses lorsqu’elles chantent pour les dieux ou les hommes (Iliade I, 604, Od. 24, 60), de Calypso (Od. 5, 61), de Circé (Od. 10. 221), etc. ; elles chantent d’une belle façon (kalon aeidein) ; la lyre d’Apollon qui les accompagne est elle-même très belle, voire splendide (perikallês, Iliade 1, 603) ; sous forme de chants divins, la poésie naît d’êtres très beaux, parfois même d’Aphrodite (Eur. Helena, 1341-52) ; la poésie des hommes a souvent les mêmes privilèges puisqu’elle est inspirée par les dieux, et vient fréquemment à la vie avec l’aide de beaux instruments et est souvent soutenue par de beaux chœurs (Eur. fr. 453, 21). Mais la beauté ne constitue pas chez Homère – et dans la poésie archaïque en général – une épithète, un prédicat, et donc une caractéristique de l’être de la poésie.

C’est un phénomène curieux qui mérite d’être exploré.

Il y a peut-être quelques exceptions à cette règle castratrice, un ou deux cas douteux. Dans Iliade 18, 569-71, un enfant chante une complainte : « un enfant est au centre qui délicieusement (himeroen) joue d’un luth sonore, cependant que, de sa voix grêle, il chante une belle complainte (linon d’hupo kalon aeide) ». Dans cette traduction de Mazon, le linos, qui est une sorte de chant funèbre, serait beau, bien que son contenu soit lui-même triste. On aurait ici le témoignage de la valeur esthétique de la beauté du chant. Mais le mot kalon dans cette phrase doit probablement être pris comme un adverbe qui modifie le verbe aeidein (chanter) ce qui donne « il chantait le linos d’une belle façon » [2]. En effet, la définition de « la belle façon de chanter » correspond, dans le vers précédant, à la description du luth comme étant « sonore » (ligeiê) : dans les deux cas, c’est à la musicalité que l’on donne le prédicat de la beauté.

Dans la poésie épique et dans la description du chant lyrique qu’elle en fait, la production d’une belle voix est évidemment une priorité absolue de l’art. La première, la plus importante des Muses, est Calliope (Hésiode, Th. 79) dont le nom signifie « dotée d’une belle voix » : et bien qu’elle assiste les rois dans leur rôle d’arbitres, ce n’est pas la sagesse (sophia) qui est attachée à son nom.

Il y a de nombreuses raisons qui expliquent cet emploi limité de kalon pour désigner la poésie comme phénomène esthétique dans les textes homériques et, comme on le verra, dans la suite de la tradition poétique. Tout d’abord, le kalon se réfère surtout à une perception visuelle et auditive, donc, en principe, à quelque chose qui se montre, qui apparaît à la surface. Cette première connotation de kalon explique déjà son emploi pour indiquer des phénomènes qui sont immédiatement perçus, comme la musique et la voix. Cette connotation mettant en évidence l’aspect extérieur, l’apparence perçue par les sens, est moins heureuse que les connotations qui embrassent le phénomène esthétique sur des registres moins limités. Il y a un nombre extraordinaire de mots qui désignent un aspect plaisant, aimable, doux, et la nature inspirée de la création épique et lyrique, tel que himeroen (« aimable », Od. 17,518-19), hedu (« doux, plaisant » [3]) ; les composées du mot « miel » (meli) qui, en Grec archaïque, implique un rapport mythologique avec la prophétie et la vérité [4] ; les mots connectés avec kharis (grâce, faveur, hommage, charme etc.) qui se relient au divin à travers les Kharites (« les Grâces »), divinités qui accompagnent les Muses ; les mots qui indiquent l’inspiration des Muses et caractérisent donc la voix ou le chant comme étant divins (thespis: Od. 1, 328 et 8,498; Hymn Hom. Hermes, 442; Hesiode Th. 31). Le poète lui-même est appelé thespis aoidos, « chanteur divin » [5] qui, comme dit l’Od. 17, 385, « donne du plaisir en chantant (terpêisin aeidôn) ». Dans ce vers, on donne une définition presque « professionnelle » au poète odysséen.

C’est grâce à la collaboration entre le divin et l’humain à travers les Muses que la poésie grecque devient une expression unique, indépendante de toute autre expression, une distillation divine dans une bouche humaine.

Comparée à ces fortes qualifications esthétiques touchant à la grâce, au plaisir et à la nature divine du chant, non seulement la beauté paraît un prédicat faible pour dire l’être de la poésie, mais de plus elle trahit un manque de spécificité connotative, comme le montrent les exemples qui suivent.

Lorsque Ulysse veut célébrer le poète Demodokos qui chante la guerre de Troie pour les Phéaciens, il dit :

C’est beau (kalon) d’écouter un chanteur [6] comme celui-ci dont la voix (aoidê) est semblable à celle des dieux […] Il n’y a pas un moment plus charmant (khariesteron) que lorsque la joie règne parmi tout le peuple, et les convives au palais écoutent le poète, […] et les tables sont couvertes de pain et de viandes, et le servant puise le vin du cratère, l’amène et le verse dans les gobelets. Cela, dans mon cœur, me semble la chose la plus belle. (Od. 9, 3-11)

La performance du poète est belle précisément dans le déploiement de la voix, qui « est semblable à la voix des dieux ». Le poète ne sait pas comment définir cette beauté si ce n’est par une comparaison qui transforme la voix du poète en une voix qui n’est pas la sienne et dont la beauté est elle-même imaginaire. Même si l’empreinte divine présente dans la voix de Demodokos hausse sa beauté jusqu’à l’indicible et fait du chanteur le réceptacle de ce que les Muses et Apollon lui disent (Od. 8, 488-89), cet éloge ne mentionne aucune des qualités et attributs qui pourraient décrire la nature spécifique de la voix. On se souviendra que lorsque Hélène apparaît devant les vieux Troyens, sur la tour de Troie, ils la regardent et ne peuvent décrire sa sublime beauté qu’en disant : « son visage ressemble terriblement à celui des déesses immortelles » (Iliade 3, 158). Ici encore, comme dans l’exemple précédant, la description de la beauté d’Hélène est escamotée et remplacée par une comparaison avec la beauté divine [7]. Les rhéteurs louent Homère pour son immense virtuosité rhétorique : cette beauté dépasse donc la langue et l’imaginaire. En effet, elle va bien au-delà de la langue et de ce qu’elle peut dire et signifier.

Comme nous l’avons vu, la distinction entre la voix et le contenu du poème n’est pas toujours simple et nette, mais le texte la soutient avec cohérence. Les Sirènes invitent Ulysse à arrêter son navire et à « écouter [leur] voix » (Od. 12, 185) qu’elles qualifient immédiatement de « douce comme le miel » (meligêrun…opa 187) ; « celui qui l’écoute, disent-elles, retourne joyeux (terpsamenos « ayant pris du plaisir ») et sachant maintes choses, puisque nous savons ce que les Argiens et les Troyens ont souffert dans la vaste Troie, par la volonté des dieux et nous savons [8] tout ce qui arrive sur la terre nourricière » (188-91). A ce point, le narrateur Ulysse commente : « Ainsi dirent-elles, en lançant une belle voix » (opa kallimon 192).

Finalement, ce qu’Ulysse définit comme « beau » du chant et des connaissances que les Sirènes lui promettent, c’est la voix, ce qu’il a entendu : cette expression fait écho à la voix douce comme le miel des Sirènes, mais Ulysse omet tout jugement sur les connaissances extraordinaires qu’elles promettent de chanter, connaissances qui attisent son désir et sont source de plaisir (terpsamenos) [9].

Dans la mesure où to kalon (la beauté) caractérise une perception directe souvent visuelle ou auditive, liée à l’apparence des choses, c’est là une notion inappropriée pour définir le rôle poétique que les deux poèmes épiques se reconnaissent. L’Iliade se consacre à produire du kleos – réputation, gloire des anciens héros – et l’Odyssée se veut le poème de l’envoûtement et de l’enchantement (thelgein) [10]. Pour l’Iliade le respect de la vérité est essentiel et les Muses présentes aux évènements narrés en sont la garantie, comme le dit le poète en s’adressant à elles : « Vous êtes déesses, vous êtes présentes, et savez tout, mais nous [les poètes] écoutons seulement la réputation, et ne savons rien » (2, 485-86). Dans cette perspective, la beauté des grands et lumineux tableaux iliadiques  [11] est secondaire à leur vérité, à la splendeur des gestes et à la mort héroïque qui garantit la gloire.

L’Odyssée vante le pouvoir magique et envoûtant de sa poésie ; le plaisir est son but et son principal effet. Pour ces deux poèmes, la beauté n’est donc pas un attribut essentiel de leur fondement esthétique.

La fonction et le rôle à la fois éthique et social, hédoniste et théologique semblent être au centre de l’intérêt critique que les poètes épiques attribuent à leur poésie. Dans le poème pseudo-homérique Certamen Homeri et Hesiodi, Hésiode, qui est certainement un poète moins bon qu’Homère, gagne parce que la représentation de la paix est supérieure aux histoires de guerre.

En conclusion, bien que la beauté assiège le fait poétique – la beauté de la voix, la beauté de la lyre, la belle sensation d’écouter cette voix divine dans des occasions festives (Od. 9, 1-10) – dans la poésie épique archaïque, le fait poétique lui-même n’est pas célébré comme étant « beau » (kalon). La lumière divine éclaire les grands tableaux de l’Iliade lorsque les héros courent à la gloire et ils sont magnifiques pour nous, mais, pour le poète, ils participent aussi à un autre monde, dans lequel le divin est indicible, terrifiant, et exaltant.

Nous retrouvons, dans l’ensemble, la même situation dans la poésie lyrique et tragique. Pindare emploie kalon dans une belle métaphore suivant laquelle le chant épinicien est « la très belle rosée des Grâces » (I. 6, 64). Il fait ailleurs le même usage adverbial de kalon qu’Homère, par exemple dans I.,1, 46 (où le texte une fois de plus est ambigu et pourrait s’entendre comme l’ode est « une belle chose »).

Pindare fait un emploi très limité de kalon dans la sphère esthétique ; il préfère les images hardies, les métaphores, par exemple celles qui sont liées au champ sémantique de kharis : il appelle kharites (« charmes »), les poèmes et les chants (I, I, 6 ; 3,8 [12]), ceux de Dionysos (Ol. 13,19) etc. ; il considère les Grâces comme étant ses inspiratrices (Ol. 4, 9 ; et voir 14, 1-24 ; P. 9. 90, etc.).

Pour donner un exemple de la tragédie, Euripide parle de la poésie en termes traditionnels, et par conséquent, fait lui aussi un usage extrêmement rare du kalon dans la sphère esthétique. On trouve un bel exemple dans fr. 453, 21i, dans une ode en honneur à la Paix (« Eirene ») où, celui qui parle, dit : « Je crains que la vieillesse ne m’accable par ses épreuves, avant que je puisse regarder ta gracieuse saison (khariessan ôran) et tes chants avec leurs beaux chœurs (kallikhorous aoidas) et tes fêtes avec la joie des couronnes ».

La beauté n’ajoute ici qu’un détail à la mosaïque de cette joyeuse célébration. Euripide aime à représenter l’atmosphère de la création poétique avec tous ces attributs traditionnels, non sans quelque amusement ou ironie. C’est le cas du chœur qui chante :« Je ne cesserai d’unir les Grâces aux Muses dans la plus délicieuse des alliances. Puissé-je ne pas vivre sans la poésie (amousia [13]), mais porter toujours des couronnes [14]. Même vieux aède je célèbre encore la Mémoire (Mnemosyne), je chante d’Héraclès l’hymne triomphale, avec Bromios donneur du vin, avec la mélodie de la lyre aux sept cordes et la flûte lybienne » (Héraclès 673-84).

La douceur et le charme de la poésie sont évoqués à l’horizon de la présence des divinités traditionnelles, les Muses, leur mère Mnemosyne, les Grâces et Dionysos qui ont autorité sur la poésie, sans oublier de mentionner les deux instruments, l’un cher à Apollon, la lyre, et l’autre à la tragédie et à Dionysos, la flûte. On peut apprécier ici tant l’extase de pouvoir vivre en communauté avec les dieux de la poésie que l’exclusivité et la continuité de cette communauté. L’invention homérique est ici vécue comme une expérience de vie possible, faisant de la création poétique une sortie hors de notre monde, une immersion dans un univers musical où les dieux sont des compagnons musiciens.

C’est avec les philosophes que la beauté de la poésie entre en jeu comme une sorte d’épithète et de prédicat reconnus. Démocrite (fr. 18) dit : « Tout ce que le poète, inspiré par le dieu et par le souffle sacré, écrit (graphêi) est fort beau (kala karta) » [15]. Démocrite emploie un seul mot pour qualifier le fait poétique dans le champ esthétique et il a recours au mot « beau. » Dans un autre fragment (21), il voit l’inspiration et l’art (technique, tekhnê) comme étant alliées : « Homère étant doté d’une nature divine, créa par l’art (etektenato) un monde de toute sorte de vers ».

Platon reconnaît la beauté des poèmes épiques et de la poésie en général, et dans son Ion où il met en scène Socrate dialoguant avec Ion le rapsode, il fait dire à Socrate : « Car tous les poètes épiques, les bons poètes, ce n’est point par un effet de l’art, mais pour être inspirés par un dieu et possédés qu’ils débitent tous ces beaux poèmes » (Ion, 533 e, 7 et suiv., traduction L. Meridier).

Socrate parle des grands poèmes épiques comme si la qualification de « beaux » leur était naturellement attachée. Toutefois, comme le passage le met en évidence, la poésie étant pour Platon le produit de la possession divine et non de l’art des poètes, sa « beauté » est le seul jugement positif qui lui reste. La beauté de la poésie relève du charme et de la force magique (kêlesis) produits par le rythme, le mètre et l’harmonie et naît sans aucune participation de la raison (nous) de son créateur.

Tous ces arguments sont présentés et répétés dans l’œuvre platonicienne, en particulier dans le Ion et la République. Socrate, après le passage cité, poursuit : « Il en est de même des bons poètes lyriques : tout comme les gens en proie au délire des Corybantes n’ont pas leur raison quand ils dansent, ainsi les poètes lyriques n’ont pas leur raison quand ils composent ces beaux vers (ta kala melê tauta poiousin) ».

Cette reconnaissance semble être un hommage offert à la poésie et, en même temps, le prix qu’elle doit payer pour ce qu’elle est : simplement belle.

Socrate insiste sur le fait que les poètes sont possédés tout comme les Bacchantes, « car ils nous disent, n’est-ce pas, les poètes, que c’est à des sources de miel, dans certains jardins et vallons des Muses qu’ils butinent les vers pour nous les apporter à la façon des abeilles, en voltigeant eux-mêmes comme elles. Et ils disent vrai : c’est chose légère que le poète, ailée, sacrée » (534 a8 -b4).

Le ton devient ironique et amusant : Socrate « prend méchamment à la lettre les métaphores poétiques des poètes » (P. Murray : 118) ; mais il continue à parler de la beauté de leurs œuvres : ils « disent tant de belles choses sur les sujets qu’ils traitent… » (polla legontes kai kalà peri tôn pragmatôn 534 b8 et voir c2, d8, e 3, et 535 a1).

Dans la République, surtout au livre 10, la critique platonicienne de la poésie devient, comme on le sait, moins ironique et plus sérieusement radicale. La poésie d’Homère est exclue de la cité idéale. Car la poésie repose à trois degrés de distance de la vérité des formes. Étant donnée cette distance, si on ôtait à la poésie l’ensorcellement produit par le mètre, le rythme et l’harmonie, il ne lui resterait que de simples discours (logoi) sans intérêt (Rép. 601 b 1, Gorgias 501 d 1, etc.) [16].

L’esthétique platonicienne est fort complexe, parfois contradictoire, et la recherche moderne a développé un très riche corpus d’analyses et interprétations : mais, puisque je suis la trace incertaine de la « beauté », je dois laisser de côté ce vaste pan de la poétique de Platon.

J’ai suggéré deux raisons qui peuvent expliquer l’usage limité de la notion de kalon (la beauté) pour désigner le phénomène esthétique d’Homère à Platon. J’ai souligné que le kalon exprime la beauté en tant que perception directe, fréquemment par la vue, et en général par les sens, et que, lorsque les poètes parlent du contenu de leur poésie, ils ont recours à des notions éthico-sociales ou hédonistes. Eschyle met en avant la force persuasive de la justice divine et Sophocle la présence du divin, toute énigmatique et désespérante qu’elle soit.

Il reste cependant une raison supplémentaire pour comprendre comment joue le terme kalon dans l’esthétique grec archaïque : par rapport à l’emploi moderne du « beau », kalon contient un élargissement sémantique qui, pour nous, en trouble la clarté. Déjà chez Homère, kalon recouvre les connotations de « beau », « bon », « utile » et « noble », « honorable ». Mais, alors que ces connotations sont très rares, et en tout cas déterminées [17], chez Homère ou Hésiode, on assiste dans la littérature, la poésie lyrique et tragique, et dans la philosophie, à la généralisation d’un usage qui pour nous modernes semble une confusion connotative.

Lorsque Platon (Rep. 599 e 2-3) dit : « Si le bon poète compose bien (kalôs poiêsein) », il emploie le mot kalôs dans le sens de « bien, avec la connaissance de la vérité », et ajoute donc à kalon une connotation pour nous étrangère au « beau », et semble lui ôter toute spécificité strictement esthétique.

Hors du champ esthétique, Aristote (Eth. Nic.1115b 23) écrit : « C’est au nom du beau (kalou de heneka) qu’un homme de courage supporte et accomplit émotions et gestes propres au courage », un commentaire qu’il avait généralisé précédemment en disant, parlant du beau, que « c’est le but vers lequel la vertu se dirige » (1115 b 12-13).

Les interprètes sont déconcertés devant cette connotation de kalon, et ne savent comment la traduire : beautiful, fine ou noble en anglais ; beau ou bon en français etc. Comment est-il possible d’affirmer que la vertu se dirige vers le beau, qu’elle est recherchée pour la beauté ? Et comment entendre que chez Euripide et Platon la sôphrosune (modestie, sagesse) soit belle ?

Récemment Classical Philology a consacré un numéro spécial à « Beau et Bon » [Beauty and the Good] (vol.105, 2010) ; A. Kosman, ayant recueilli et illustré les passages les plus intrigants, se demande, conscient de son imprudence « si les Grecs avaient une conception du beau » (p.351). Naturellement, ils l’avaient, comme Kosman s’empresse de l’expliquer, mais pour le comprendre il faut partir de la notion et de l’expérience que les Grecs avaient de l’apparence. Pour nous, l’apparence tend à désigner la surface, le superficiel, le momentané, le simplement visible, le semblable, la fausse image etc., mais pour les Grecs l’apparence manifestait la splendeur de l’être (352-5) ; cette conception de l’apparence pour les Grecs, déjà mentionnée par Heidegger dans l’Introdution à la Métaphysique, expliquerait les nuances que kalon assume en Grec. Dans certains passages des textes que nous avons analysés, le kalon esthétique pourrait également avoir une connotation pratique ou morale. Ainsi, par exemple, dans le passage Ion 534 c2 : « kalôs poiein » est traduit par « composer avec succès » par Meridier, c’est-à-dire « bien composer [18]. »

Comme nous l’avons vu, Aristote utilise les différentes nuances de kalon ; cependant, dans la Poétique, dans les passages où il emploie le kalon au sens esthétique, il nous donne une illustration de ce que ce mot signifie pour lui. On sort finalement de l’indétermination de ce qu’est le kalon. On lit dans la Poétique (1451 b31) : « Puisque donc, la composition, dans la tragédie la plus belle (tês kallistês tragôdias), ne doit pas être simple, mais complexe, et de plus la tragédie doit imiter des faits qui suscitent la crainte et la pitié […] » ; ce passage nous montre que la beauté de la tragédie réside dans la composition de son intrigue. L’ordre de cette composition doit avoir comme but les effets propres à la tragédie, en d’autres termes, la structure de l’intrigue (mythos) doit harmonieusement combiner la séquence des actions avec la production des émotions. La tragédie est belle quand son intrigue a la mesure juste et une structure visant à l’effet tragique. Le texte le dit expressément (1450 b34-37) : « la beauté consiste dans l’étendue et l’ordre (to gar kalon en megethei kai taxei esti) ». Cette définition peut sembler un peu maigre et limitée, mais elle se réfère au principe de la beauté dans la nature : « De plus, puisque le bel animal et toute belle chose composée de parties supposent non seulement l’ordre dans les parties, mais encore une étendue (megethos) qui n’est pas n’importe laquelle, car la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordre… »

Avec Aristote, l’œuvre poétique, en particulier la poésie épique ou la tragédie, est belle non parce qu’elle est bien interprétée par des voix divines, ou parce qu’elle est inspirée par un dieu, comme le pense encore Platon, mais parce qu’elle a la potentialité même de ce qui est beau dans le monde, qu’elle est en harmonie avec la beauté de la nature : « […] dans tous les êtres vivants, il y a quelque chose de naturel et de beau. Ce qui ne dépend pas du hasard mais existe en vue d’une certaine finalité appartient surtout aux œuvres de la nature. Le but pour lequel ces œuvres ont été organisées et subsistent, appartient au beau. » (Aristote, Parties des Animaux, 645a 22-26). C’est donc là le but de l’existence de la belle poésie qui a pour dessein de donner du plaisir et de créer par la structure et l’ordre choisis les émotions propres à chaque genre poétique.



[1] Blindness and Insight, 2ème éd. 1983, p.17.

[2] Voir Mark W. Edward, The Iliad : A Commentary, Cambridge University Press, 1991, et H. Ebeling, Lexicon Homericum, p.642 qui rassemble tous les exemples épiques de kalon aeidein, tous avec la même valeur adverbiale de kalon. Un autre cas ambigu se trouve dans Iliade I, 673 kalon aeidontes paiêona « chantant un beau péan » ou « chantant un péan de belle façon ». Ici aussi, la phraséologie homérique et les nombreux exemples de opi kalêi (« avec la belle voix ») favorisent la seconde interprétation.

[3] Les Muses elles-mêmes sont définies par heduepeia (la douceur du son de leurs paroles) Hés. Th.965 ; la qualification « douce » de la caractérisation de la poésie se trouve souvent chez Sapho et dans l’art post-homérique.

[4] Penelope Murray, Plato on Poetry, Cambridge University Press, 1996, pp.116-17. Les Sirènes définissent leur propre voix comme étant « douce comme le miel » ( meligêrun opa, Od. 12, 187), la même voix que le poète, avec ses propres mots, définit quelques vers plus bas comme étant « belle » (Ibid. 192).

[5] La formule fréquente pour désigner le poète (chanteur) divin est theios aoidos (Od. 8. 87, 539 ; 17, 358, etc.)

[6] La poésie épique à l’époque archaïque définit à la fois sa propre composition/récitation et le compositeur/récitant à travers les notions de « chanter » et de « chanteur », en référence à ce qui avait été une pratique véritablement musicale dans le passé. Mais à l’époque historique, à l’époque de l’Iliade et de l’Odyssée que nous connaissons, les poètes récitaient sans chanter, et sans accompagnement musical. (Gregory Nagy, « Early Greek views of poets and poetry » in The Cambridge History of Literary Criticism, vol 1, éd. par George A. Kennedy, Cambridge University Press, 1989, pp.4-8). Cela crée quelque cas difficiles : Hésiode Th. 22 dit que les Muses enseignèrent au poète « un beau chant » (kalên... aoiên, Mazon, Most), mais il pourrait vouloir dire que ce que les Muses ont appris à Hésiode, c’est sa poésie (voir 31-32). Toutefois, en 659, Hésiode rappelle ce même enseignement des Muses, et dit : « elles m’ont mis sur la voie d’un chant sonore » (ligurês... aoidês), et dans ce cas l’épithète montre qu’il fait référence à la voix.

[7] Giorgio Pasquali, dans une études sur les personnages beaux et laids chez Homère (Terze pagine stravaganti d’un filologo, Firenze, 1994, pp.99-118), remarquait que tandis que la laideur, par exemple celle de Thersite, est illustrée par des détails précis, par des attributs qui lui sont spécifiques, la beauté n’est jamais illustrée ou définie en tant que telle.

[8] Les Sirènes parlent comme des Muses : voir Hés. Th. 27-28 et Iliade 2, 485. Voir Pietro Pucci, The Song of the Sirens, Lanham, Boulder, New York, Oxford, 1998, pp.6-7.

[9] « Chanter » un contenu, suivant l’ordre des choses comme elles sont, se dit dans la langue d’Homère kata kosmon aeidein. (Od. 8, 488-90)

[10] Pietro Pucci, Odysseus Polutropos, Cornell University Press, Ithaca, 1987.

[11] Ciceron, Tusc. Dis.. V 39, p.114, parle en effet des tableux, des peintures qu’Homère nous donne à voir.

[12] « En récompense de ses gestes glorieux, il faut faire un hymne pour l’homme noble  et le louer avec des honneurs doux » (aganais kharitessin) (Pindare, I. 3,8). Dans ces emplois, kharis indique l’hommage poétique.

[13] La ré-étymologisation d’amousia est un acte créatif qui transmet le charme des Grâces au poète dans un speech-act.

[14] Les poètes portaient une couronne pendant la performance comme signe de dévotion aux Muses.

[15] Il y a un ton moderne dans ces quelques mots : l’emploi du verbe « écrire » (graphêi) pour parler de la production poétique, souligne que la poésie n’est plus essentiellement récitée, mais composée et lue ; la définition de cette écriture par la beauté est renforcée par l’allitération avec karta (« très »).

[16] L’opposition que Platon fait entre technique et inspiration poétique trouve un accueil favorable en latin où cette opposition s’exprime comme ars et ingenium.

[17] Un port utile (kalos liment) se trouve en Od. 6.623 ; le vent Borea est bon pour la navigation en Od. 14.253, 299 ; dans le sens de « bon, noble, honorable », Homère n’utilise kalon que sous la forme du neutre : par exemple « tu n’as pas bien parlé » (ou kalon eeipes) Od. 8.166, cf. 17.381, etc.

[18] P. Murray, p.114 : « dans cette section [533e-535 al] l’emphase est sur les poèmes qui sont « bien » ou « beaux ».

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