La Beauté n° 6
Préambule
Ecrites de Chine, les réflexions de Jean-Paul Sermain nous font changer d'échelle. D'abord, parce qu'il nous parle de sa propre relation à la beauté, n'importe laquelle, dans la recherche comme dans la vie quotidienne. La beauté se conjugue à la fluidité de la vie, à l'émerveillement du regard qui accueille toutes formes et toutes lumières dans l'écho qu'elles se renvoient. La beauté se dissémine, elle passe d'un sens à l'autre, d'une expérience à l'autre, et mélange le donné le plus inattendu à la mémoire de l'art ou au souvenir de gestes familiers vus dans l'enfance. Elle n'a pas de critère, pas de concept. Elle est évidence, mais d'une évidence volatile, liée à l'incertitude de sa présence. On ne peut pas la revendiquer, l'arrêter dans une valeur.
Du coup, comme Claude Habib, Jean-Paul Sermain en vient à se poser la question de son enseignement : « Vais-je annoncer à mes étudiants cette beauté que je goûte devant eux ? Est-ce mon histoire qu'ainsi je laisserai entrapercevoir ? Pourquoi devrai-je les priver de leur expérience de la beauté en la programmant ? » Pourtant, il faudrait rétablir son expérience dans nos pratiques pédagogiques, sans ignorer les difficultés épistémologiques de la démarche, car « c'est une source de bonheur et une invitation à veiller à la manière dont le monde se fabrique pour nous. » La solution, suggère finalement le texte, réside dans la connaissance des cultures diverses de la beauté pour pouvoir « en proposer la pratique ».
H. M.-K.
Jean-Paul Sermain est professeur de littérature française du 18e siècle à l'université de la Sorbonne nouvelle. Il s'intéresse aux modes de pensée du texte littéraire, et a publié plusieurs études sur le roman de la première modernité, la littérature de sagesse (essais, contes et fables) et la comédie. Il a publié Le Conte de fées du classicisme aux Lumières (Paris, éd. Desjonquères, 2005) ; Les Mille et une nuits entre Orient et Occident (Paris, Desjonquères, 2009) ; et Le Roman jusqu'à la Révolution (Paris, PUF, 2011).
Troubles beautés
Marivaux montre, dans La Dispute (1744), un prince amener son amie Hermianne observer la conclusion d’une expérience que son père avait mise en place - il fait enfin se rencontrer pour la première fois des jeunes gens élevés dans une solitude complète, de façon à observer leurs rencontres amoureuses et à décider si ce sont les hommes ou les femmes qui sont par leur nature inconstants. La question transpose sur le registre galant et donc peu sérieux un dispositif traditionnellement conçu pour découvrir le langage et l’homme de l’origine. Marivaux écrit ici en moraliste et se préoccupe peu de la vraisemblance de la situation : il se contente de monter des personnages qui auraient été privés de toute conscience sociale et donc morale, ainsi livrés à leurs désirs, dont la libération a nourri dès le 18e siècle une idéologie à virulente revendication progressiste. Ses jeunes gens parlent la langue la plus raffinée, et s’ils ignorent ce qu’est un cours d’eau, la beauté, elle, leur est immédiatement familière. Ainsi à la troisième scène, Églé se découvre dans le cours d’eau si nouveau pour elle, et se voit confirmer que c’est bien « mon visage » qu’elle y voit : « Mais savez vous bien que cela est très beau, que cela fait un objet charmant. Quel dommage de ne pas l’avoir su plus tôt. CARISE : Il est vrai que vous êtes fort belle. ÉGLÉ : Comment belle, admirable ; cette découverte-là m’enchante. » A la scène neuf, Églé rencontre une autre jeune fille, Adine, et lui demande de reconnaître sa beauté : « C’est à la plus belle à attendre qu’on la remarque et qu’on s’étonne ». Adine lui déclare : « Je vous trouve assez laide », à quoi Églé répond : « Les eaux du ruisseau, qui se moquent de vous, m’apprendront qu’il n’y a rien de si beau que moi ».
La remarque de la beauté vient spontanément à Églé et, s’appliquant à la découverte de soi dans le miroir de l’eau, elle lui procure un plaisir intense qu’elle va raviver quand un garçon à son tour la regardera et la trouvera belle ; mais cette qualification est aussi contestée par Carise et l’objet d’une aigre dispute : les deux femmes ne peuvent se mettre d’accord et se séparent méchamment.
La beauté vous concerne directement, elle vous dit qui vous êtes, elle est source de conflits, elle fait partie de la concurrence des femmes et de leur séduction. Elle entre dans l’expérience la plus quotidienne, elle donne à nos jours ses accents et ses bonheurs. Mon regard s’est arrêté le long des routes de la campagne chinoise sur les citrouilles étalées ou entassées de formes et de couleurs variées, sur les boites de kakis orange, sur les navets et les pêches. Au sortir de chez moi, traversant la partie de la résidence faite d’immeubles de briques des années 1960, j’ai contemplé les petits massifs qui les bordent, avec des arbres au plus près des bâtiments et un enchevêtrement de belles de jour à l’éclat bleu ou violet, et les courges aux larges feuilles découpées piquées de leurs fleurs d’un jaune intense, et d’autres fleurs plus violettes et moins hautes. Sur la droite les vélos sont rassemblés sous un toit de tôles qui est recouvert de plants de courges grasses et fermes, vertes ou orangées, à moitié à deviner derrière les feuilles qui retombent en dentelles, encadrant la longue succession des vélos arrangés nonchalamment et comme marquant chacun son âge et son style par son usure et sa poussière tandis que l’espace devant les portes est parfois occupé, comme par un rideau, par un grand édredon imprimé mis à l’air, remplacé le soir par un groupe de vieux chinois sur de minuscules tabourets jouant aux dominos ; dans les taxis, les immeubles neufs présentent les formes et les découpages les plus surprenants tandis qu’on s’étonne des volumes chantournés des très hautes tours d’habitation ; les autoroutes de la ville ressemblent à des boulevards tant une foule continue les arpente avec tranquillité. Les vélos et les pousse-pousse électriques parfaitement silencieux se glissent comme des animaux dans ce fleuve paisible. Arrivé sur le campus, je vois progressivement passer à l’or les ginkos, et, dans les temples plus lointains, je m’étonne de leur taille formidable et reposante, car ils s’épaississent comme une société amicale. Les temples ménagent sans cesse des enchevêtrements de lignes qui prennent toutes les lumières de la journée. Invité dans un hôtel dont le style vaguement Nouvelle-Orléans n’est pas plaisant, lors de la matinée officielle si bien minutée, ne comprenant presque rien, je m’attarde pensivement sur la silhouette ondoyant dans une robe parfaite de la présentatrice avant de regarder comment prend vie le visage de la publiciste de Hong Kong à ma gauche, et plus loin la vedette de télévision qui me regarde avec une bienveillance prosaïque. D’un seul coup, je remarque sur les tables toutes posées régulièrement une tasse à thé un peu haute avec son couvercle : dans ce lieu sans grâce, d’une forme admirable et d’une blancheur immaculée elles ne laissent rien à désirer, dans un alignement impeccable. Je fais le tour du lac sans nom de Beida pour les différentes lumières qui en changent à chaque fois les perspectives et les arbres qui se transforment pour l’hiver. Bientôt la surface gelée du lac attirera la lumière blanche du soleil.
La marche un peu longue qui doit conduire à l’école ou aux salles de cours me délivre une série inépuisable et toujours surprenante d’allures et de visages, rieurs ou pensifs, parfois marqués par l’âge, et comme je les trouve beaux, je serai bien incapable de dire ce qui relie la jeune fille si harmonieusement dessinée, l’enfant au visage rond un peu aplati et les lignes qui entourent les yeux un peu en retrait sous des sourcils broussailleux. La beauté ne cesse de me solliciter. L’autre matin, j’ai pris la pêche, à peu près grosse comme nos pamplemousses et dont la peau présente un incarnat presque vivant, et avec deux prunes assez larges et brillantes dans leur violet, je les ai rassemblées dans un plat de porcelaine très fine et très blanche, deux feuilles vertes s’y ajoutaient, et je ne peux comprendre le plaisir que me font ces trois fruits et cet accord de couleurs. Je sais qu’une fois la pêche pelée, sa chair me présentera d’autres couleurs puis un goût très doux qui sera comme l’essence du fruit. Dans les restaurants, chaque plat qui arrive est composé de couleurs et de formes, de chair et d’éclat.
Toutes ces beautés éphémères sont comme entraînées dans la vie de chaque moment et de chaque jour, renouvelées et absorbées par les plaisirs qu’elles annoncent. J’imagine sans peine que l’attention à l’ordre et aux couleurs, les vues découpées et les lumières qui changent brusquement ce qu’il y a de plus terne, je les dois aussi à mes promenades dans les musées, je sais que les navets et les courges, les fleurs de pécher et de prunier entrent dans les méditatives peintures chinoises ; je me doute que ma mère aimait associer sur la nappe les vaisselles et les fruits, qu’elle s’arrêtait au coucher du soleil devant la maison que nous avions louée, si modeste, juste au bord de la mer, avant que tout soit submergé de résidences et traversé de foules qui amèneront d’autres beautés moins aimables. Il se trouve qu’en même temps, je commente les poèmes de Lamartine, de Baudelaire et de Verlaine, les tirades de Marivaux et de Molière, les contes de Perrault et les fables de La Fontaine, je m’enchante de ces bonheurs et de cette chance.
Vais-je annoncer à mes étudiants cette beauté que je goûte devant eux ? Est-ce mon histoire qu’ainsi je laisserai entrevoir ? Pourquoi devrai-je les priver de leur expérience de la beauté en la programmant ? Surtout, saurai-je bien la désigner et la repérer ? Qu’est-ce-qui, dans ces textes, est beau ? Moi-même je n’ai pas pour chacun la même réponse ; même si je suis à peu près assuré que certains textes produisent régulièrement le même émerveillement, ce n’est pas toujours la même chose que je retiens, que je m’explique, que je me répète. La beauté de ces textes est comme celle d’Églé, elle fait partie d’eux, et ses auteurs l’ont voulue et leurs lecteurs l’ont reconnue. Mais elle est discutable, elle est source de conflits. Si je m’en tiens seulement aux textes de la première modernité, je sais que leur qualification par la beauté fait partie de ce qui occupe le poète et l’écrivain. Je sais aussi que, durant cette période, la formation du texte littéraire ménage des degrés et des espèces de beautés non identiques, et qu’il n’est aucun genre ou type d’écriture qui n’en soit non seulement susceptible mais redevable comme d’un impératif. Il y a de la beauté dans un discours et dans une répartie, dans une narration historique et un petit poème, une fable et un récit épique, des plaintes tragiques ou un échange comique. Une discussion et un proverbe, un récit et un bon mot. Cet élan vers la beauté, certains de ses usages, sa perception, tout cela fait partie de ce qui entre dans la littérature que nous retirons de cette période. Peut-on en parler en la cachant comme on se cache de plaisirs trop émouvants ? C’est pourtant tout le contraire : leur beauté, c’est leur face publique, ce qu’ils affichent et qui justifie leur existence et leur partage.
Je sais aussi que cette beauté poétique a des malheurs : elle s’oublie, a des éclipses réparables, ou se perd définitivement ; le musée doit sélectionner et laisser dans les caves ou dans les terrains vagues ce qui encombre ou n’est plus rien pour nous. Je sais aussi que si la beauté est partout avant Baumgarten et son esthétique, il en introduit le terme et le concept, orientant sa perception vers la manifestation sensible d’une vérité : que devient alors le texte éloquent, l’échange, le mot d’esprit ? que devient même la fable ou la tirade ? que devient la dispute, la littérature de sagesse, la philosophie morale ? tous ces domaines si riches ont leur propre beauté. Je peux lire Stendhal et Flaubert, Verlaine et Baudelaire à peu près comme si de rien n’était, mais je dois bien, avec la peinture moderne d’abord, voir que la beauté s’est étendue à des objets repoussants, dégoûtants, paradoxalement laids, et que cette extension ne cesse de s’étendre. Ne me suis-je pas arrêté devant ces immeubles des années cinquante si piteux et leur jardins informes et grossiers ; ces courges et ces courgettes ? les taudis qu’il faut traverser pour aller jusqu’à l’école où se pressent les gens fortunés qui n’ont pas le bonheur d’enseigner à l’université ? Je les attendais chaque matin à surveiller leurs changements : à reconnaître ce qui les rend vivants, donc mortels.
Institutionnellement, pour définir nos formations et les compétences acquises, je crois que n’apparaît jamais l’expérience et le sens de la beauté, ce qui est une erreur : parce que c’est une source de bonheur et une invitation à veiller à la manière dont le monde se fabrique pour nous. Cela tient en partie aux propriétés du texte littéraire et sans doute des pratiques d’enseignement qui s’y consacrent. Historiquement, de nombreux textes sont écrits dans une perspective qui leur fixe un idéal de beauté, mais variable et gradué, si l’on peut dire : textes et énoncés se qualifient, à force de soins et de réflexions, et cette qualification fait leur beauté propre, qui n’est pas la même selon les situations, les genres, les propos, les sujets, les dispositions. La moindre phrase en est susceptible. Deux « arts » principalement apprennent ce souci de la beauté, la rhétorique et la poétique, mais ils participent plus largement d’une sorte d’attention et de goût de la beauté, avec la philosophie, la religion, la morale. Toute étude des textes écrits dans ce cadre devrait au moins rendre compte de cet effort et s’interroger sur ses effets pour des lecteurs lointains. La fin du 18e siècle donne de l’esthétique une définition dont l’application au texte littéraire est malaisée, et surtout elle tend à séparer un ensemble de pratiques (savantes ou vulgaires, scientifiques ou commerciales) qui seraient en dehors de la littérature, dont l’éminence serait liée à une restriction, ce qui est assez logique (alors que la beauté du discours et du texte n’avait aucun recoin qui lui fût fermé). Cette division voit ses effets augmentés par des redéfinitions de la beauté qui y incluent ce qui en était écarté et fait soupçonner celles qui étaient reconnues : trop suaves, trop sereines, trop aliénées par la distinction, par exemple. De telles critiques mettent en évidence la dimension sociale, politique, idéologique de la beauté : c’est une culture.
Ce qui nous rend peut-être son enseignement légitime et nécessaire : elle peut alors se comprendre par des situations qui changent, jusqu’à la nôtre : certes obscure, trouble, disputée, contradictoire. La beauté n’est pas alors une évidence à reconnaître dans un ensemble de valeurs où elle était toujours seconde par rapport aux devoirs du bien public et à la domination du sacré, elle est prise dans un dialogue et un mouvement historique où la situation d’enseignement est elle-même engagée. La beauté se dissémine dans des échanges avec le passé et avec le présent, avec les étudiants et avec les textes. La singularité du texte littéraire par rapport à d’autres types d’œuvres est qu’il propose une pensée qui met en forme l’expérience, et c’est plutôt cela qui fait l’objet d’une transmission. Celle-ci retient d’un texte, et notre mémoire personnelle, des phrases, des ensembles de vers appris par cœur, des pages, des morceaux d’œuvres, des livres, et aussi des œuvres d’écrivains : Les Fables de La Fontaine ou La Recherche du temps perdu existent pour nous sous mille visages. Et leur beauté ne s’offre pas alors la même : sous une attribution (d’un titre ou d’un nom d’auteur), c’est à chaque fois, à chaque moment, quelque chose d’autre que nous observons, que nous goûtons, que nous retenons.
Cette mobilité du texte et de sa lecture, elle est analogue à celles que je rencontre dans la vie, toujours prête à disparaître, à se perdre dans quelque autre conduite, dans quelque autre rêverie, dans quelque autre lecture. C’est peut-être cette expérience trouble, touchante, inquiète, des textes qui nous permet de faire partager une culture de la beauté : ce sont alors des cultures diverses de la beauté qu’on peut décrire et dont on proposera la pratique, laissant idéalement à un cours d’histoire le soin d’en définir les conditions et les enjeux et à un cours de philosophie de penser leur articulation.