La Beauté n° 7
Préambule
« Il est vrai que seul est beau le jaillissement, nécessaire le jaillissement original. Mais celui-ci peut-il se manifester ailleurs qu’au sein d’une courtoisie ? »
La phrase est d'André Dhôtel. Relançant le débat amorcé entre Marcel Hénaff et Gérald Sfez et déplacé par Delphine Denis, Marie-Hélène Boblet retrace ici le combat de l'auteur du Pays où l'on n'arrive jamais et de Paulhan en faveur des mots de la tribu et d'une « justesse communicable », en marge de la flamboyance surréaliste. Un combat nécessairement marginal : « Dhôtel mise sur la relation au monde et sur l'entretien avec le lecteur » à une époque de soupçon et de rupture. De là son statut de minor ? Un choix, en tout cas - mais jusqu'où ?
Le trajet de Marie-Hélène Boblet accomplit ou illustre quelque chose du projet de Transitions : un apaisement, de l'intensité à la civilité. Dhôtel, tel qu'elle nous le présente, cherche à concilier l'une et l'autre, son étonnante formule pour définir Rimbaud - « l’honnête homme de la nature qui écrivit les Illuminations » - le montre. Gérald Sfez insistait sur une sorte de différend entre les deux pôles. Où loger l'excitation, la douleur, le chaos ? Comment s'exposer à l'indignation, au souffle coupé, sans y faire sombrer les formes et le dialogue ?
Nous ne voulons pas répondre trop vite, mais présenter des cas de figure écartés, ici un cas injustement oublié, nous dit Marie-Hélène Boblet.
H. M.-K.
Marie-Hélène Boblet est spécialiste de la littérature française du XXe siècle, enseignante-chercheuse à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 et membre de Transitions. Elle a publié Le Roman dialogué après 1950. Poétique de l'hybridité (Champion, 2003) et Terres promises. Emerveillement et récit au XXe siècle (Alain-Fournier, Breton, Gracq, Dhôtel, Germain) (José Corti, 2011).
La courtoisie des mammifères
Pour lancer la réflexion sur la beauté de cette rubrique « Intensités », à l’ouverture du site de Transitions, Gérald Sfez rappelait que la beauté, même vue de Grèce, ne se confondait pas avec la civilité, excédée ou pénétrée qu’elle est par la démesure d’une certaine sauvagerie. Et il se demandait si le classicisme ne résiderait pas dans l'équilibre recherché « entre ces deux postulations ». Je vais relancer à mon tour la question de l’équilibrisme du classicisme non pas vue de Grèce ni de l’Antiquité, mais depuis les Ardennes de Rimbaud et la crise de la Modernité.
Rimbaud reste avec Mallarmé le pape de la modernité et le chantre de l’intensité fulgurante. Pourtant, c'est à l'aune de la justesse que le romancier André Dhôtel apprécie son génie. Le critère de l’appréciation peut étonner aussi bien les disciples du voleur de feu qu’un George Steiner. Les premiers se sentent libérés, élevés par l’affranchissement des règles et des conventions que les deux poètes ont opéré. Pour le second qui s’inquiète de leur vertu dissolvante, Rimbaud partage avec Mallarmé la responsabilité d’avoir simultanément rompu deux contrats : entre le mot et le monde, entre le je et le moi. « Sur cette brisure, nous vivons actuellement, plus ou moins consciemment. Et les grandes mythologies de la raison subversive et ironique forgées par Nietzsche puis par Freud se nourrissent de cette brisure, dont elle sont en quelque sorte le déploiement logique »[1]. Or, tout nourri qu’il est de Rimbaud, Dhôtel n’est pas atteint par le soupçon généralisé ni par la tentation du nihilisme. Il n’est pas d’humeur sarcastique, et comme Breton ou Gracq, il rend grâce à Rimbaud de sa puissance communicative d’affirmation et de célébration.
André Dhôtel, injustement connu pour le seul Pays où l’on n’arrive jamais [1955] auquel lui-même préférait d’autres de ses fictions, est considéré comme un romancier mineur. Mineur, peut-être ; paradoxal sans aucun doute, mais sans artifice, et avec l’acuité spéculative de toute pensée non conforme. Peut-être les qualités qui m'intéressent ici, sa discrétion et son obstination de franc-tireur, participent au discrédit dont il fait les frais : elles le préservaient de toute injonction et de tout mimétisme facile autant qu’elles l’isolaient[2]. Classique et inclassable, André Dhôtel tient d’une main à Rimbaud et de l’autre à Paulhan.
Au premier, dont il salue l’inspirante sauvagerie, il consacra trois essais : Rimbaud et la révolte moderne, L’Œuvre logique de Rimbaud, La Vie de Rimbaud. Avec le second, dont il partage l’exigence de rigueur et de civilité, il entretint une correspondance fournie de 1938 à 1968. C’est dans une lettre qu’il adresse à Jean Paulhan que Dhôtel explique sa vision du poète en qui il voit non pas « l’homme de la nature qui écrivit les Illuminations » mais « l’honnête homme de la nature qui écrivit les Illuminations »[3], réconciliant ainsi les contraires, l’honnête homme et le voleur de feu. Dans une autre de ses lettres, il lui annonce un essai intitulé Renaissance d’un pensée primitive, dont L’Œuvre logique de Rimbaud devait constituer la première partie, et Les Maîtres-Mots et la rhétorique de Jean Paulhan la troisième. Malgré l’inaboutissement de ce projet, la pensée de Dhôtel s’exprime dans la seconde partie putative de cet essai, La Littérature et le hasard - dont monsieur François Dhôtel a « courtoisement » autorisé la transcription du manuscrit inédit - et dans l’essai Rhétorique fabuleuse[4].
La question de la justesse, qui recouvrera ici la beauté par opposition à la sublimité de la fulgurance et de l’illumination, est au cœur de l’intelligence du paradoxe que j’ai souligné. Si depuis les Illuminations et Une saison en enfer l’esthétique de l’intensité s’est déployée en dérèglement de tous les sens, en culte de la stupeur voire de la convulsion jusqu’à fonder le règne tyrannique de la poéticité et se confondre avec le régime du littéraire, André Dhôtel se rappelle la mesure d’un Pierre Reverdy, envers qui d’ailleurs Breton reconnaissait sa dette dès les premières pages du Manifeste du Surréalisme. Or la pérennité d’un Reverdy se fonde sur la sagesse d’une intempérance modérée, d’une audace discrète. Ces vertus caractérisent, sur le plan de l’émotion romanesque et dans l’espace narratif, la pensée rhétorique et poétique d’André Dhôtel. Même si l’un et l’autre consentent à la définition dominante depuis le XIXe siècle de la langue littéraire comme écart de langage, définition qui lui assure une différence élective avec les mots de la tribu et la prose vulgaire de l’universel reportage, chacun d’entre eux se méfie de son devenir doxique et toxique. Ils n’oublient jamais que l’acte littéraire n’existe que dans l’envoi à un lecteur, que la poésie et le conte ne se passent pas de l’appel à un auditoire. Et pour que l’intensité, la fulgurance, la stupéfaction émerveillent le lecteur ou l’auditeur, il faut qu’à l’écart se mêle un accord. Que la familiarité compense l’étrangeté. Que le juste retienne l’excès, et la mesure le démesuré.
« Juste » ne signifie pas ici convenu mais jamais encore advenu et cependant immédiatement reconnu. Il y a image, et elle est juste, si elle convoque une familière étrangeté, si l’écart où elle s’origine suscite l’accord, ébranle l’émotion des lecteurs dans la mesure même où elle fait de l’inédit un évidemment dit. On se rappelle la définition de Reverdy dans Nord-Sud : « L’Image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. […] Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique – mais parce que l’association des idées est lointaine et juste. […] Ce qui est grand ce n’est pas l’image – mais l’émotion qu’elle provoque ; si cette dernière est grande on estimera l’image à sa mesure »[5]. Cette justesse donne à l’image son efficacité révélante. Elle atteste que le poète « a pressenti une soudaine percée de l’obscurité fonctionnelle »[6]. C’est l’entrelacs de la fulgurance inouïe et de l’évidence sentie qui crée l’émotion, c’est l’intensité d’une parole qui n’eut jamais d’exemple et se reçoit toutefois spontanément comme exemplaire qui fonde la possibilité de la littérature.
Car il n’y a de littérature que dans le partage sensible de ses images et de ses rythmes. Dhôtel croit en une justesse communicable, ou plutôt il pose que la communicabilité de l’émotion poétique ou littéraire est l’épreuve de la justesse de l’image poétique ou de la fable romanesque (au sens du genre). Forte d’une exclusive revendication d’aristocratique différence ou d’élitiste dissonance, la Littérature oubliant son destinataire négligerait que seul le vaniteux s’accroche aux marques distinctives, dans le manque qu’il éprouve de sang bleu ou de vertu propre : snob ne signifie-t-il pas sine nobilitate[7]? Ce qui dissuada Dhôtel non de l’ambition mais de l’autorité des Surréalistes, ce qui suscita sa réticence à l’égard de la poésie autonome, indépendante à l’égard des données du monde et idéalement verbale, c’est qu’il y vit l’exaltation sans appel des procédés d’une « fausse magie » : « Si la mathématique, science pure, finit par retrouver l’expérience et quelque objet, la poésie tend à se dégager de tout objet. […] La poésie se trouve ainsi niée pour elle-même et se maintient par sa négation »[8]. Plutôt que cet enchantement idéal et formel qui en oublie l’être, plutôt que ce charme diabolique qui se présente comme l’expression suprême de la liberté, Dhôtel mise sur la relation au monde et sur l’entretien avec le lecteur : le récit est adressé, il parie sur la connivence d’une réception confiante. Si la convention peut empêcher la spontanéité et inhiber la confiance en son propre pouvoir d’expression, il ne convient pas à l’inverse de transformer en principe éternel ni en mot d’ordre absolu le goût historique et relatif de la démesure et de la discordance.
Aussi le romancier refuse-t-il à l’écriture de faire écran entre l’expérience qu’elle dit et le lecteur pour qui elle la dit, de capter l’attention du public par l’absolutisation de l’expression. Pour Dhôtel, la simplicité du langage renvoie à la nécessité première de la communication. Aucune convention n’est d’abord littéraire : elle est humaine, sociale. De même qu’il n’y a pas de société sans code, de communauté sans rituel, il n’y a pas de littérature sans conventions. Et loin de contrarier la beauté, elles lui donnent au contraire l’espace où se déployer, la configuration d’où se détacher. Car il faut des lieux communs pour que soit sensible un lieu singulier. Aucune originalité, aucune « beauté convulsive » sans partage du banal, du courant, partage qui fonde une entente possible, que le romancier appelle une « courtoisie ».
Cette exigence un peu anachronique l’amène à requalifier l’art rhétorique et à en inventer un avatar inédit, la rhétorique "fabuleuse" : « La rhétorique, c’est un art de parler qui est codifié. […] Tandis que la rhétorique fabuleuse, c’est exactement l’inverse. C’est l’attention prêtée aux données du monde qui sont fournies par la nature et qui ne se prêtent pas à des formules ni aux procédés d’un langage »[9]. Sans ignorer les élans ni les fastes du Romantisme et de sa suite, le romancier modère la néfaste passion de l’extrême et de l’intensité par la « courtoisie » et la civilité. Au lieu de cultiver son secret, son humeur et son idiosyncrasie, il participe à l’énigme universelle de l’existence dont il tente, avec l’aide de ses lecteurs, de débrouiller les fils. Dans l’horizon du Degré zéro de l’écriture, Dhôtel ne saurait certes prétendre au statut d’écrivain mais tout au plus d’écrivant. Sa langue se veut effacée. Il n’a pas de style, si le style, « presque au-delà [de la littérature] forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur, dans cette hypophysique de la parole où […] s’installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence »[10]. Au contraire, Dhôtel revendique son appartenance au commun des mortels, son impersonnalité, et sa politesse consiste précisément à honorer « le pacte qui lie l’écrivain à la société »[11]. Il ne sacrifie pas à l’élocution expressive, isolante et insulaire, la rhétorique communicative, mais il la redéfinit sans formule, ni phrase, ni procédé. La rhétorique fabuleuse, pour être fabuleuse, ne se veut évidemment ni savante ni réglée ; mais elle ne doit pas cesser non plus d’être une rhétorique. Ainsi Dhôtel écrit-il à Jean Paulhan, le 16 juin 1943 : « La vieille tradition de l’auteur parlant au lecteur m’est très sensible (quoiqu’en dehors du mérite de l’oeuvre) et me permet souvent de saisir plus vivement les images du conte. Y aurait-il déjà là quelque nécessité fondamentale ? Je me demande si la littérature ne devrait pas toujours se définir comme courtoisie. […] Courtoisie : une sorte d’entente entre l’auteur et le lecteur, bien éloignée de la complaisance, puisqu’il semble qu’elle permettrait de dire plus de choses, qui autrement seraient sévères, non entendables, ou invraisemblables »[12].
Sur cette courtoisie, Jean Paulhan de son côté a médité au début des années quarante. La prétention littéraire qui excède la légitime ambition d’un travail sur la langue et qui sacralise l’élaboration stylistique, prosodique, métaphorique du discours, il l’assimile à la présomption des « faiseurs de surprise » que sont les (petits) rhétoriqueurs devenus. Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres combat l’asservissement au nom de la liberté, l’aliénation au nom de l’innovation, la religion de l’art au nom du désenchantement des esprits. Polémiquant avec les mots d’ordre de la Terreur poétique qui annulent tout espoir de contrat avec le lecteur, Jean Paulhan mène en chef les troupes de « la Maintenance », qu’il n’appelle précisément pas conservateurs ni traditionalistes ni classiques. Il oppose le partage immédiat et collectif de toute communication à l’agressive, exclusive innovation de toute avant-garde. Au nom du présent - le « maintenant » de la Maintenance - , il rappelle le lien avec le passé, lien nécessaire à toute invention projective du futur. Au nom de la relation entre auteur et lecteurs, il exhorte à penser le commun du lieu, à mesurer l’heur de l’expression qui lui a valu de devenir topique.
L’allure modeste et modérée des auteurs de « Maintenance » lui inspire une irrévérencieuse et tendre image zoologique. Paulhan compare avec les mammifères les Classiques - et les rhétoriqueurs fabuleux… -, tandis que les dandys de l’écriture artiste ressemblent aux crustacés : « Le support de l’œuvre, le système de l’expression – et si l’on aime mieux la rhétorique (au sens courant du mot) - se trouve en Maintenance dissimulé, comme le squelette d’un mammifère, mais en Terreur évident, comme la carapace d’un crustacé. Théophile Gautier le porte au dehors, comme un homard. Mais Racine au-dedans, comme un taureau. L’œuvre classique est libre de nous offrir des événements, des passions, les choses mêmes. Mais l’œuvre romantique ne nous les montre jamais que mêlées d’opinions et de moyens : en bref de littérature »[13].
Or ce catalogue sera tout à la fois confirmé et inversé par Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture : d’un côté, des écrivains sans style comme Gide complètent la catégorie des mammifères tandis que de l’autre Hugo, Rimbaud et Char s’inscrivent dans la lignée des crustacés. « Le type même de l’écrivain sans style, c’est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d’un certain ethos classique, tout comme Saint-Saens a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. À l’opposé, la poésie moderne – celle d’un Hugo, d’un Rimbaud ou d’un Char – est saturée de style et n’est art que par référence à une intention de Poésie » [14]. Ici la littérature se reconnaît dans son abstinence, sa contention, sa réticence, et là dans son ostentation, son irrégularité, son insolence. Paulhan, qui refuse de se laisser enfermer par la Terreur dans la solitude ou l’angoisse, a pour ambition de se faire entendre. Il se réjouit que l’usage et les conventions permettent de communiquer. Ainsi la fraîcheur avec majuscule que Barthes accorde au Poète (« une Fraîcheur au-dessus de l’Histoire »), c’est au conteur naïf et minuscule que Paulhan l’affecte : « Le romancier qui se contente d’écrire "minuit sonnait à l’horloge !" témoigne peut-être de je ne sais quelle fraîcheur de la sensibilité, quelle naïveté de l’imagination. Il voit cette nuit, il entend ces coups, il s’en enchante. Il attend que le lecteur s’enchante avec lui (il ne s’y trompe pas toujours). La poésie, c’est aussi de voir avec fraîcheur ce que chacun voyait. […] La vérité d’un événement, l’urgence d’une réflexion suffisent assez bien à nous faire oublier les phrases que nous connaissions à leur propos. Ou du moins à faire qu’elles ne nous semblent plus phrases. […] À quoi s’ajoute que le lieu commun part, à l’ordinaire, d’une remarque heureuse, ou surprenante – et d’où lui viendrait sinon son succès ? »[15] D’une part Les Fleurs de Tarbes soupçonnent le Poète de pallier, voire de masquer un défaut d’être ou de crédit. L’écrin de sa phrase fait écran aux données du monde. D’autre part, le lieu commun ne l’est pas de nature, il l’est devenu parce qu’il l’a mérité. Telle « remarque heureuse » ressemble à telle proposition du « langage général d’autrui » qu’Aristote honore : « L’avis universel est la mesure de l’être »[16]. Elle ne s’oublie plus, circule d’une parole à l’autre, fait lien et sens en même temps.
André Dhôtel non plus que Jean Paulhan ne veut d’une langue qui attire à elle l’attention, d’un langage poétique transfiguré en objet d’adoration. À l’opportune pertinence du lieu commun s’ajoute en effet sa fonction sociale et l’usage de liant. « Les mots ne sont des lieux communs que pour une logique spécialisée, et demeurent ce qu’ils étaient dès l’origine : de simples rites. Le logicien veut écarter le rituel, non pas le rhéteur »[17]. Au logicien s’oppose donc le magicien comme au Poète le rhéteur fabuleux. De même que le rituel de communication signe l’appartenance à une communauté, de même le lieu commun situe ; il rappelle que l’individu naît et grandit en langue, au milieu des autres. Et cette appartenance première est la condition de possibilité de son individuation. Par dérivation, la courtoisie et la civilité sont la condition première de toute intensité qui, seule et sublime en sa démesure, sans être ni adressée ni reçue, se sacrifierait de soi-même. « Il est vrai que seul est beau le jaillissement, nécessaire le jaillissement original. Mais celui-ci peut-il se manifester ailleurs qu’au sein d’une courtoisie ? »[18] Sans confondre le jaillissant et le beau, sans opposer terme à terme l’irruptif et le poli, Dhôtel substitue à l’antithèse de l’hostilité la synthèse de l’hospitalité : le « sein » de la courtoisie… Quand le roman selon Paulhan rêve d’un homme qui serait tous les hommes, le narrateur dhôtelien témoigne d’une communauté à laquelle il appartient, et pour elle il se tient dans l’ombre. S’il advient que menace la tentation de l’invention formelle et de l’extravagance rhétorique, il lui oppose le maintien de la convention et l’inscription dans le dicible « entendable », vraisemblable. Les minores ne sont pas mineurs d’être inaptes à quelque envolée lyrique ou climax épique ; ils le sont parfois sciemment, de leur plein gré, voire au prix d’un effort de dépersonnalisation qui honore l’homme en eux. À propos de son roman de 1943, Dhôtel écrit par exemple à Paulhan : « J’ai repris mon roman Les Rues dans l’aurore […]. La grande difficulté est que des lumières trop vives (le fameux inexprimable) se présentent parfois : alors il faut en revenir à de quotidiennes péripéties ou conventions qui sont notre partage » [19]. Tenté par l’indicible et le sublime, il y résiste au nom du bien commun, des affects et des aventures ordinaires. Au temps de la Terreur dans les Lettres, il réclame le droit à la différence, au choix personnel, le sel de la chose étant que la différence ressemble à l’indifférence et le personnel à l’impersonnel. Ce qui le distingue radicalement d’un Blanchot : « Je lis en ce moment Faux pas de Maurice Blanchot. […] Cette foi insensée et très belle en l’indépendance presque absolue d’une langue poétique, je ne la partage pas. Il est vrai qu’il se borne à la décrire. Mais ne croyez-vous pas que le surprenant ou l’exceptionnel part de ce qui est familier pour en revenir au familier ? Il n’est pas de voyages ni de découvertes possibles pour qui n’aime et ne possède la plus banale des patries »[20]. La médiocrité, Dhôtel l’assume donc orgueilleusement. Il ne fait ni comme tout le monde, ni comme personne. La fécondité de son inspiration, le nombre de ses romans publiés témoignent de l’heureuse fortune de ses choix esthétiques, malgré la difficulté d’affronter les esprits auto-proclamés « supérieurs ». Un dimanche de lucidité (non daté), il écrit à propos de David, roman de 1946 : « Avais-je cherché à écrire un livre difficile (ou impossible) à imprimer ? Refus des règles et des transitions normales, et refus du scandale. Lautréamont, Miller en maintenant des maximes éternellement désuètes et familières, et en parlant avec amour de la campagne. Vraiment on crève d’esprits supérieurs » [21].
Quel sens y a-t-il à « civiliser » Lautréamont ou Miller ? Désensauvager ne signifie pas récupérer, mais sauver l’intensité de l’obscénité. C’est une voie médiane, comme celle qui consiste à situer la merveille dans le quotidien, l’insolite dans l’ordinaire. Les fables de Dhôtel sont à la fois dépaysantes et familières grâce à un art non conventionnel de la composition, à une « science de l’égarement » qui en passe par des transitions inédites et des bifurcations à tombeau ouvert. Son art poétique obéit à des lois, mais à des lois non prévisibles. La dispositio s’organise sur un plan supérieur, comme la migration des oiseaux dont on n’a jamais identifié l’ordre néanmoins irréfutable. L’inventio, elle, repose sur le sempiternel partage de péripéties quotidiennes et de thèmes universels. Quant à l’elocutio, par goût d’une langue banale qui se partage comme un four banal, Dhôtel la fait dériver de son assentiment à une psyché collective et à un sort commun, qu’au lieu de taire ou renier il assume, exprime : « Pourquoi ignorer que nous sommes prisonniers de certains thèmes, grands et petits, puisque, quoi que nous fassions, quels que soient les événements et notre façon de les exprimer, nous retrouvons toujours ces thèmes qui appartiennent plus au monde qu’à nous-mêmes : thèmes du départ, du retour, de l’absence ou n’importe quoi. Ce ne sont plus des conventions, mais des nécessités aussi absolues que les jeux d’une draperie »[22]. L’écrivain ne se méprend pas sur la contrainte exercée par le déterminisme thématique ; les jeux de la draperie compensent, par leur liberté ludique, l’insistance de certains motifs.
Fidèle à cet art de la migration, Dhôtel signe une oeuvre novatrice dans son classicisme, audacieuse dans sa discrétion. Il outrepasse la convention romantique et moderne de l’invention et se libère de l’obligation de la surprise. Il s’acquitte de la littérature comme d’une conversation et d’un entretien, d’une pratique qui perpétue une forme de magie dans notre mentalité de civilisés. « La littérature est une discussion magique […]. Rôle de la littérature : rencontre d’une parole avec un événement non encore formulé, de l’expression avec un sentiment qui existait inexprimé. On interroge un destin inconnu et le miracle est que celui-ci réponde, que d’autres hommes comprennent. Car il n’y a pas réponse à un signal convenu mais à un signal dont la signification est inexpliquée pour moi qui le compose et pour vous qui le comprenez et qui m’aidez à le comprendre »[23]. En écrivant on ne dévoile ni ne décèle rien, on réveille quelque chose qui sommeillait, et autrui, en lisant, s’y éveille à son tour. Ecrire fait advenir quelque chose qui pré-existait. Le geste est celui de l’approche et de la rencontre[24]. « Une œuvre est une simple possibilité. Inutile donc d’avoir ce génie trop semblable à celui d’un dieu créateur – mais seulement un génie de la discussion »[25].
Ce génie de la discussion s’approche du don de la relation que Walter Benjamin reconnaissait au conteur. Dans l’essai de 1933 « Le Narrateur », il fondait le « bon conseil » des récits non sur le luxe de l’art mais sur la modestie du récit : « […] toute vraie narration […] comporte ouvertement ou secrètement une utilité. Cette utilité se traduira tantôt par un proverbe ou une règle de conduite, tantôt par une recommandation pratique, tantôt par une moralité, en tout cas le narrateur est de bon conseil pour son public. […] Un conseil, en effet, est peut-être moins réponse à une question que suggestion à propos de la continuation d’une histoire (qui est en train d’être développée). Pour qu’on nous le donne, ce conseil, il faut donc que nous commencions par nous raconter »[26].
Cette conception de l’art comme espace de relation, de transition, de conversation, on la trouve sous la plume de Merleau-Ponty, dans La Prose du monde, élaboré en 1951-1952. En 1945, Merleau-Ponty et Jean Paulhan faisaient ensemble partie du comité de rédaction des Temps modernes, et les premières pages de « Science et expérience de l’expression » sont habitées par la mémoire des Fleurs de Tarbes, parues dix ans plus tôt. L’intertexte est explicite ou non. Mais la pensée de Merleau-Ponty ne pouvait que résonner et dialoguer avec l’exigence paulhanienne. Par exemple : « La perfection du langage est bien de passer inaperçue. Mais cela même est la vertu du langage : c’est lui qui nous jette à ce qu’il signifie […]. Son triomphe est de s’effacer et de nous donner accès, par-delà les mots, à la pensée même de l’auteur, de telle sorte qu’après coup nous croyons nous être entretenus avec lui sans paroles »[27]. Ce qui pour le phénoménologue est vrai du langage commun qui engage à faire passer le monde devant les mots le reste de son usage littéraire. Le langage et la littérature ont un pouvoir opérant, constituant, ils suscitent ce qu’on ne savait ni penser, ni dire, ni écrire ou lire. Il y a un surcroît de l’expression, si l’on consent à sa simplicité, à sa neutralité, à l’humilité de « l’humus signifiant » dont parlait Sartre. Sous-jacente à une esthétique classique de concision et de discrétion, une même éthique du commun, une même exigence de socialité non seulement humaine mais surtout anthropogène rapprochent Dhôtel, Paulhan, Merleau-Ponty. C’est bien une civilisation de l’entretien et du dialogue que le philosophe encourage pour fonder l’espace d’un partage sensible et assurer ce que, dans un autre contexte, Jacques Rancière appelle un « partage du sensible »[28]. Fonder, et ouvrir : « Les mots, dans l’art de la prose, transportent celui qui parle et celui qui les entend dans un univers commun, mais ils ne le font qu’en nous entraînant avec eux vers une signification nouvelle »[29].
Le vivre-ensemble ne se replie pas sur une vulgaire co-habitation, mais sur la co-responsabilité d’une expérience et d’un horizon de sens. Cela engage l’invention d’un avenir partageable, par une invention elle-même partagée. En résonance avec cette idée qui court des Fleurs de Tarbes à La Prose du monde, les réflexions de La Littérature et le hasard lancent une bouteille à la mer, une amorce à saisir. Au lecteur de reconduire, de passer le relais d’une proposition toujours ouverte, inchoative, inachevée. Pour Paulhan, Merleau-Ponty ou Dhôtel, il ne s’agit donc pas de faire un bon usage de la langue dont on observe les règles, mais un noble usage de la langue qui se prête à des échanges. Le bonheur l’emportera sur l’orthodoxie. Comme la valeur d’usage est une valeur fiduciaire, au risque de la Terreur dans les Lettres répond la confiance dans le langage : « Si on y regarde mieux c’est un bonheur que les formules courantes enregistrées par une rhétorique littéraire ou courante présentent, dans leur neutralité et l’extrême facilité de leur emploi au cours des événements que nous traversons : le pouvoir de révéler les aspects les plus divers de notre pensée. C’est un don précieux […]. Le langage n’est pas faux. Le doute seul, péché essentiel, y fait pénétrer la damnation et la terreur. Car le langage, comme la vie elle-même, est simplement dangereux. Mais il le devient plus encore (et parfois mortellement) lorsque nous avons peur de l’utiliser »[30]. Se fier aux mots de la tribu assure donc un possible partage qui n’est que le début de l’aventure littéraire, mais un début nécessaire à l’audace d’inventer une fable, de lancer un conte. Communiquer son expérience pour donner et recevoir conseil sauve de l’isolement et de l’esseulement, pourvu que l’on renonce aux fastes de l’individu roi ou de l’écriture artiste, et que l’on se fie au sens commun. La terreur ne peut être qu’une crise passagère qui ouvre sur une nouvelle ère, si du moins « on peut la rendre juste et lui substituer cette méthode préventive qui s’exprime par une législation dont la fonction est de rendre possibles les relations humaines, en précisant les coutumes dont l’indétermination a pour conséquence aussi bien l’anarchie que les mesures de salut public »[31].
Au culte exacerbé de l’individu, de la différence et de la singularité comme à la modernité du soupçon et du désenchantement, Dhôtel a opposé avec bienveillance et simplicité de pauvres bougres, des esprits simples et des ruraux nomades qui se racontent leurs aventures et s’en étonnent avec mesure. Le conteur qu’il est ne souffre pas de la malédiction qui pèse sur le mythologue selon Barthes ou le romancier selon Ricardou, condamnés à vivre sur le mode sceptique et sarcastique leur relation au monde. Il ne reproche pas à la tradition du récit de trahir les temps modernes ; il ne soupçonne pas la formule éprouvée de porter le projet d’une littérature de masse. Il ne l’incrimine pas de favoriser un « parc humain » (Sloterdijk), voire de donner des gages à la réduction au matricule par laquelle Marc Fumaroli définit la culture de la communication. La socialité des mammifères ne concède absolument rien à la logique cumulative du matricule, à la facilité du stéréotype ni à la (con)fusion de la communication. Elle conserve l’exigence qualitative de la conversation, en la postulant commune et co-énoncée. Loin de redouter l’aliénation du topos, la duperie du cliché, Dhôtel se réjouit de la justesse qui les a fait naître et connaître, autant que de la justesse d’une illumination rimbaldienne. Redire x, c’est pour le locuteur ou le conteur se situer avec humilité et gratitude dans une filiation et un héritage, c’est pour l’énoncé admettre que les dits antérieurs ne l’ont pas réduit, cet x, qu’il reste un excédent, un supplément, auquel une réitération donne une chance. Car existe « cette possibilité d’une bonté du lieu commun, et que la surdité du langage puisse ne pas être ce complot ourdi par personne, qu’elle soit d’une relative inoffensivité, que la banalité même puisse se constituer en assomption d’une ignorance, forme d’innocence et voie de “connaissance”, d’initiation, pour qui se confie à la hardiesse de cette ingénuité »[32]. L’art selon Dhôtel ne connaît rien du savoir ni de la science. Proche d’un rite et d’une voie d’initiation, sa fiction relate, déplace, raconte, répète, transfère. Ecrire, c’est pour lui s’inscrire dans l’humanité comme légataire et comme donateur, entre sollicitude et gratitude : en transit, et dans un geste de transaction. Entre l’obligation de la convention et le devoir de l’innovation, il y a donc place pour une troisième voie, médiane, moyenne. En attente de la merveille, une espèce transgénique de poètes et d’écrivains, à mi-chemin entre celles des « crustacés » et celle des « mammifères », parie sur une rhétorique de la confiance sans outrecuidance et célèbre sans les sacraliser les pouvoirs de la littérature.
[1] G. Steiner, Réelles présences. Les arts du sens [1989], Paris, Gallimard, 1990, coll. Folio 1991, p. 12.
[2] Par exemple dans le compte-rendu paru dans Le Monde de mon livre Terres promises. Emerveillement et récit au XXe siècle, que je me permets de mentionner (Corti, 2011), Jean-Louis Jeannelle mentionne tous les auteurs (Alain-Fournier, Breton, Gracq, Sylvie Germain) à l’exception d’André Dhôtel…
[3] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 16 juin 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.
[4] Je remercie vivement monsieur Philippe Blondeau, auteur d’André Dhôtel ou les merveilles du romanesque (Paris, L’Harmattan, 2003), d’avoir mis à ma disposition cette transcription effectuée par ses soins.
[5] P. Reverdy, Nord-Sud, numéro 13, mars 1918, Nord-Sud n°1 – 1917-1919, Paris, Ed. Jean-Michel Place, 1980.
[6] Rhétorique fabuleuse, Paris, Garnier,1983, rééd. Cognac, Editions Le temps qu’il fait, 1990, p. 133.
[7] L’étymologie est fausse, mais la motivation pédante est possible, selon le Robert historique. Le mot « snob », d'origine obscure, signifie cordonnier, apprenti savetier en 1781 puis en 1796, dans l'argot des étudiants de Cambridge, désigne une personne ne faisant pas partie de l'université, et par extension comme par mépris, une personne de basse extraction, sans noblesse.
[8] Rhétorique fabuleuse, Paris, Garnier,1983, rééd. Cognac, Editions Le temps qu’il fait, 1990, p. 133.
[10] R. Barthes, « Qu’est-ce que l’écriture ? », Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953, coll. Points, 1973, p. 12.
[12] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 16 juin 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.
[13] Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Gallimard, 1941, coll. Folio essais, 1990, p. 160.
[17] Avec André Dhôtel. Correspondance André Dhôtel- Philippe Jaccottet, Montpellier, Fata Morgana, 2008. Lettre d’André Dhôtelà Philippe Jaccottet, 22 août 1956, p. 10.
[18] Correspondance Jean-Paulhan-André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 16 juin 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.
[19] Correspondance Jean-Paulhan- André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 22 octobre 1943, Fonds Jean Paulhan, IMEC.
[20] Correspondance Jean-Paulhan- André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 13 février 1944, Fonds Jean Paulhan, IMEC.
[21] Correspondance Jean-Paulhan- André Dhôtel, 1938-1968, lettre de Dhôtel à Paulhan du 13 février 1944, Fonds Jean Paulhan, IMEC.