La Beauté n° 17
Préambule
S’intéresser à la « beauté littéraire » (gardons ces guillemets prudents), ne serait-ce pas tout simplement une entreprise idéaliste, comme nous disions au bon vieux temps du marxisme et comme la plupart des historiens le pensent encore - Marie-Pascale Halary nous en donne un exemple au début de sa réfléxion ? Idéaliste, ou, pire encore, anachronique dès que l’on sort de l’époque du régime esthétique des arts ?
Ces questions que François Cornilliat posait à l’échelle de toute notre discipline, l’article de Marie-Pascale Halary les pose de façon précise, rigoureuse, informée, à propos du roman médiéval en commençant par circonscrire une difficulté particulièrement criante pour un médiéviste : « nous postulons [la beauté] dans notre enseignement mais aussi, plus largement, dans notre rapport avec notre objet d’étude » ; mais, quasiment introuvable au Moyen Age pour caractériser un texte littéraire – du reste, la littérature elle-même n’est-elle pas un anachronisme ? -, ce postulat ne communique pas avec la recherche. En somme, la beauté demeure l’impensable de nos travaux, précisément parce qu’elle n’est plus leur impensé « idéaliste ». Nous avons changé d’impensé : désormais, notre impensé à tous, c’est cet interdit de fonder quelque analyse que ce soit sur le postulat de la beauté des textes.
Le paysage du médiéviste est, à cet égard, particulièrement déstabilisant. Seul Dieu est beau, et les beaux objets de sa création : « Dieu reste la cause, le parangon et l’image incomparable de toutes les beautés ». Toutefois, elle séjourne aussi du côté des textes latins : c’est elle qu’ils visent, ce sont eux qu’elle couronne. De ce constat, Marie-Pascale Halary fait le point de départ d’un subtil trajet dans les textes de « littera vulgaris », expression dont elle souligne l’oxymore après Jean Batany, pour montrer comment la beauté a pu être une « renvendication », une conquête, le transfert de la dignité de l’écrit latin dans le roman.
Une affaire de valeur, alors, de valeur sociale, purement contextuelle, qui laissera notre impensé ... impensable ? Non. C’est là toute la force et l’originalité de l’analyse de Marie-Pascale Halary qui hasarde une hypothèse finale : « Quelque chose, ici, paraît résister que ne résout pas le simple décalage entre la manière dont le Moyen Âge définit la beauté de la composition et la conception moderne du beau, [...] cette proclamation qu’il existe une différence, cette déclaration inaugurale que la mise en roman qui suit possède un mode d’être singulier et distinctif ».
La beauté littéraire, le nom d’une différence. Une différence, dans son détail concret, historique. Mais l’exigence – ou le désir ? – qu’elle nomme pourraient bien être, eux, transhistoriques, au moins au sein de notre culture lettrée.
H. M.-K.
Marie-Pascale Halary est maître de conférence en langue et littérature médiévales à l'Université Lumière-Lyon 2 et membre du CIHAM (Histoire, Archéologie, Littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux). Ses travaux portent essentiellement sur le genre romanesque et ses rapports avec les discours spirituels et la rhétorique. Marie-Pascale Halary est l'auteure d'une thèse sur la représentation de la beauté dans le roman du début du XIIIe siècle qui sera publiée prochainement aux éditions Champion sous le titre La question de la beauté. Modes d'écriture et modes de pensée dans le discours romanesque du début du XIIIe siècle.
Revendiquer la « beauté littéraire »
dans les romans du XIIe siècle*
« En Ronsard, […] tout […] est beau » : tel est le jugement d’Étienne Pasquier qui sert de point de départ à Jean-Charles Monferran. S’agissant des premiers textes romanesques de langue romane, composés au XIIe siècle, on ne trouve pas, semble-t-il, pareille évaluation. Certes, les conditions de la réception pendant ce Moyen Âge central contribuent largement à l’expliquer. Mais, bien plus, on ne rencontre que rarement des récits qui revendiquent leur qualité esthétique (pas plus, d’ailleurs, au début du XIIIe siècle dans les premiers romans en prose) : de ce que nous pourrions appeler, de manière sans doute un peu anachronique et un peu imprécise, la beauté du texte littéraire, il n’y a que quelques mentions. Cette discrétion paraît d’autant plus étonnante que l’émergence du genre romanesque, en cette deuxième moitié du XIIe siècle, correspond à une véritable invasion des « beles choses » dans le champ de la représentation : pour les récits en langue vernaculaire, avec le roman, la dame (presque invariablement belle) fait, pour ainsi dire, son entrée en littérature tandis que se multiplient les beaux objets, les beaux châteaux ou encore les magnifiques vergers. En d’autres termes, « tout peut être qualifié comme beau à l’aide de l’adjectif bel (biaus) » [1] – tout, sauf peut-être le texte.
Cette beauté, pourtant, nous la postulons – dans notre enseignement mais aussi, plus largement, dans notre rapport avec notre objet d’étude. C’est dans une certaine mesure ce qu’explique John W. Baldwin qui, s’appuyant sur un corpus partiellement roman, différencie son approche d’historien de celle des littéraires qui, selon lui, adhèrent à un « essentialisme esthétique » ou à une « ontologie de la beauté » [2]. Et defait,si, comme les contributions réunies ici le rappellent, il ne s’agit en rien de nier l’évidente historicité des critères du beau, il y a bien au départ cette croyance ou cette certitude que l’écrit que nous examinons « n’est pas un texte comme un autre » [3], qu’il se distingue par sa valeur esthétique. Sous ce rapport, les premiers romans français, qui n’affichent qu’exceptionnellement leur prétention à atteindre une forme de « beauté littéraire », peuvent fournir un intéressant poste d’observation, en particulier parce que, comme le signale Paul Zumthor, le genre romanesque est sans doute le genre médiéval qui entre le mieux « dans le cadre à la fois idéal et pragmatique que désigne notre terme de littérature » [4].
Au sein de la production écrite contemporaine, dans quelle mesure ces textes se différencient-ils d’autres textes en raison de leur projet esthétique ? Ou alors y a-t-il pour ces plus anciens romans en langue vernaculaire un rapport spécifique à la « beauté littéraire » ? En effet, malgré le sentiment de relative familiarité que nous pouvons ressentir à la lecture de ces premières réalisations du genre romanesque, celles-ci restent situées à un « carrefour d’identité et d’altérité » [5], ce qui nous impose, peut-être, de ne pas tenir la finalité esthétique de l’écriture pour une évidence.
De ce fait, l’examen de la « beauté littéraire » de ces premiers romans aurait pour premier enjeu de savoir si notre croyance en une qualité esthétique distinctive s’adosse, comme le dit John W. Baldwin, à une « ontologie de la beauté » ou plutôt à ce que nous pourrions appeler une histoire de la beauté, c’est-à-dire au mouvement qui, dans l’histoire, conduit à l’émergence et/ou la construction de l’éminence esthétique des textes littéraires. De manière corollaire, il s’agira de déterminer sur quels critères se fonde cette éventuelle « beauté littéraire », expression par laquelle nous désignerons le résultat d’une opération faite sur une matière et explicitement donnée comme esthétique.
Cette question de la beauté littéraire des premières œuvres romanesques pourrait être envisagée selon différentes voies. L’enquête pourrait tout d’abord porter sur la présence, dans les récits, de tel ou tel canon du beau. Plus encore que les problèmes liés à l’historicité de ces critères, une semblable approche, pour cette époque d’avant l’imprimerie, exigerait de tenir compte du caractère variable et de la mutabilité de l’écriture médiévale, alors que nous avons peut-être tendance à associer à l’atemporalité de la valeur esthétique et littéraire et à la permanence de l’objet esthétique la stabilité d’un « texte sûr », fixé une fois pour toutes et destiné à être transmis sous cette forme [6]. L’investigation pourrait aussi s’attacher à l’effet produit. En ce qui concerne la littérature du Moyen Âge, Hans Robert Jauss, qui s’est efforcé de réconcilier la perspective historique et les théories formalistes en se concentrant sur une histoire de la réception [7], s'y est montré particulièrement sensible. Dans un article consacré aux travaux de Robert Guiette, il est notamment revenu sur les « modalités de l’expérience esthétique dans la littérature médiévale » [8] ainsi que sur leur altérité : prenant acte de l’écart qui existe entre notre expérience, moderne, et l’expérience ancienne, il cherche à revenir sur les fondements, spécifiquement médiévaux, de la satisfaction esthétique. Ce « revirement vers une esthétique des expériences du lecteur » [9] a ceci de salutaire qu’il prémunit contre le risque d’évaluer la production du Moyen Âge à l’aune de canons classiques ou romantiques (l’exigence d’unité et de cohérence, la recherche d’originalité, etc.). Toutefois, le lecteur de Hans Robert Jauss reste un « lecteur abstrait » [10], dont la rencontre s’appuie peu, semble-t-il, sur les manuscrits, premiers témoins des réceptions historiques d’un « texte ». En outre, on peut avoir l’impression que, même s’il part de l’altérité de la littérature médiévale, le critique postule au fond à la fois la fonction esthétique des textes de langue romane qu’il examine et leur autonomie. Il ne s’agit pas, certes, de nier d’emblée ces deux caractéristiques ; simplement, ce ne sont peut-être pas, non plus, des évidences.
Aussi avons-nous choisi de suivre une troisième piste qui permettrait de poser cette question de la « beauté littéraire » des premiers romans : non pas réfléchir sur ce qui fait que le récit est beau ou sur ce qui fait qu’un récepteur, ancien ou moderne, peut éprouver une forme de jouissance esthétique [11], mais se demander dans quelle mesure les compositeurs proclament (ou non) la valeur esthétique de l’écriture de langue romane. Autrement dit, nous voudrions nous attacher plus précisément aux revendications de « beauté littéraire » dans les plus anciennes œuvres romanesques afin de déterminer si celles-ci sont explicitement distinguées par une « différence esthétique ». En effet, ce qui nous semble être en jeu dans de telles déclarations, c’est le lien entre esthétique et éthique [12] : la beauté, en particulier lorsqu’elle est affichée ou proclamée, s’inscrit dans l’ordre des valeurs et signale le mode d’être spécifique (esthétique) de la composition ainsi qualifiée ; elle contribue au positionnement hiérarchique de la production écrite et participe de la construction de son éminence. La revendication de « beauté littéraire » (plus encore que l’opération esthétique proprement dite) est une prise de position dans le champ symbolique de l’écriture : elle dit la haute valeur voire le caractère distinctif de la mise en roman. Selon notre proposition, donc, le beau en tant qu’il est aussi une valeur peut être envisagé comme l’objet d’échanges, de constructions, de circulations et d’appropriations qui peuvent contribuer à expliquer certains des énoncés relatifs à la qualité esthétique des premiers romans français.
Nous partirons dans un premier temps de la rareté des revendications de beauté dans ces textes (ce qui n’est pas nécessairement la même chose que l’absence de beauté) : nous voudrions nous demander si, au fond, la situation de ces récits, dans un autre horizon littéraire, dans une autre conjoncture historique et linguistique, ne permet pas de comprendre ce silence relatif. À la lumière de ce contexte, nous nous efforcerons ensuite d’examiner quelques romans qui proclament leur « différence esthétique » : le sens de telles déclarations ne peut-il pas aussi être mis en relation avec les jeux de circulation et de conquête de la valeur ?
« La beauté d’avant l’art », d’avant l’esthétique et d’avant la littérature
Au cours de la période qui a, dit-on, vu naître le genre romanesque (du Roman de Thèbes au Conte du graal, de 1150 environ aux années 1180 [13]), dans un contexte dominé par le latin, les premières compositions romanes multiplient les stratégies pour afficher leur légitimité. Le montrent en particulier les prologues de ces œuvres, sur lesquels nous nous appuierons essentiellement [14]. Mais si, en ces « seuils », les textes prétendent surtout tenir leur valeur de l’ancienneté d’une source prestigieuse ou encore du profit moral que pourront en retirer les auditeurs, sauf quelques exceptions sur lesquelles nous reviendrons, ils restent fort discrets sur leur qualité esthétique.
Ce premier constat, à partir des plus anciens romans médiévaux, conduirait peut-être en un de ces lieux qui peuvent mettre notre croyance en la beauté littéraire à l’épreuve. Le risque (ou l’enjeu, comme on voudra) serait de se rendre compte que ce silence (relatif) des textes vient de ce que la question de la composition narrative de langue romane ne se pose pas d’abord en termes de beauté, c’est-à-dire que cette perspective esthétique témoignerait d’une préoccupation essentiellement moderne (qui ne saurait d’ailleurs être considérée comme illégitime pour cette seule raison [15]).
En ce sens, Olivier Boulnois, prolongeant les réflexions de Hans Belting, rappelle qu’on ne saurait parler d’une esthétique médiévale : s’il ne s’agit bien sûr pas de refuser de reconnaître aux médiévaux une réelle sensibilité à la beauté ni de nier l’existence d’une véritable conception du beau au Moyen Âge, il ne convient pas, pour autant, d’établir a priori un lien entre cette conception et une pensée « artistique » largement anachronique. En d’autres termes, construire pour cette période une catégorie comme l’esthétique, catégorie dont la naissance est historiquement datée [16], en « rattach[ant] ingénieusement des énoncés différents portant sur le beau et sur l’art, c’est créer une épistémè qui ne se trouve pas au Moyen Âge » [17]. De surcroît, dans cet univers néo-platonicien, bien que les textes latins et romans puissent incontestablement reconnaître la qualité esthétique des choses sensibles voire celle de ces productions humaines que nous rapportons aujourd’hui au champ artistique, il n’en demeure pas moins que Dieu reste la cause, le parangon et l’image incomparable de toutes les beautés : si l’esthétique, étymologiquement, se donne comme une réflexion portant sur la sensation ou le sensible, le Moyen Âge ferait de l’« intelligible » ou de l’Invisible le premier lieu du beau ; il situerait la plus haute perfection là où, précisément, s’arrêterait le « territoire » de l’esthétique telle qu’elle fut définie par Baumgarten [18]. Au demeurant et de manière significative, c’est peut-être chez les auteurs monastiques (et, en particulier quoique non exclusivement, chez les mystiques) que nous pouvons trouver les réflexions les plus importantes sur la beauté.
Au même titre que l’esthétique ou encore que les beaux-arts, catégories historiques dont le champ de pertinence n’est peut-être pas universel, la littérature du Moyen Âge et des siècles postérieurs, comme cela a souvent été rappelé, est une « littérature d’avant la littérature » [19]. De là, est-ce que ce postulat de beauté littéraire sur lequel nous fondons nos pratiques ne tient pas largement à cette identification des textes médiévaux de langue romane que nous étudions à la littérature [20] ? Autrement dit, ne s’agit-il pas, selon cette perspective, d’hypostasier en quelque sorte la beauté littéraire pour en faire une propriété discriminante ou distinctive au sein de la production écrite contemporaine ? Au demeurant, cette esthétisation éventuelle, dût-on la soupçonner de ressortir à la projection rétrospective d’une conception moderne de la littérature, participe de la valorisation de notre corpus et de sa légitimation comme objet d’étude : les romans médiévaux, comme le montrent les spécialistes depuis des décennies, ne sont pas ces productions naïves et attendrissantes, populaires et spontanées, que la critique du XIXe siècle décrivait parfois. Contester, à l’inverse, la validité de la question du beau pour le texte médiéval voire refuser toute valeur esthétique à ces compositions de langue romane au nom de leur contexte historique et « épistémique », si tant est que cette position soit véritablement possible [21] ou même souhaitable [22], risquerait de saper les fondements mêmes de notre approche des œuvres et d’invalider les outils avec lesquels nous examinons ceux-ci. Si la « beauté littéraire » ou « l’ontologie de la beauté » n’est qu’une construction, ne sommes-nous pas contraints à un historicisme documentaire ? En ce cas, qu’est-ce qui distingue l’étude des historiens de la nôtre – sinon, pour les études médiévales et l’Université française, une tendance à distribuer les corpus selon leur langue, latine pour les historiens et romane pour les littéraires ?
Sans prétendre aucunement répondre à ces questions [23], nous voudrions insister sur certaines des conditions qui rendent possible, non pas la belle composition, mais la revendication esthétique dans les premiers récits de langue romane. Le Moyen Âge pour lequel, en matière de beauté, l’excellence est celle, invisible, de Dieu est une de ces périodes qui nous invitent peut-être à poser autrement la question du beau – en « dénouant » certaines associations qui ne vont pas de soi : beauté et esthétique, beauté et art, beauté et littérature. De là, quels sont les énoncés sur la qualité esthétique des « textes » ou, tout d’abord, de la langue ? Sous ce rapport, un fait intéressant peut être rappelé : lorsque les médiévaux mentionnent la litteratura ou, plus fréquemment, la littera, ils font référence à la langue latine [24] : « les lettres antiques sont le seul modèle avoué » [25]. Litteraliter signifie « en latin » et s’oppose à maternaliter, « en langue vulgaire » [26] ; le litteratus se distingue de l’illitteratus par « une compétence, celle de l’écriture », par « un savoir, celui que livrent les textes » et par « un statut social, celui du clerc opposé au laïc » [27]. Cette différence s’exprime en termes hiérarchiques : l’éminence du latin tient notamment à son caractère sacré (c’est la langue de la Vulgate), à son unicité et à sa stabilité (face aux diverses langues vernaculaires), à sa conservation dans la forme prestigieuse de l’écrit et à sa captation, dans un premier temps exclusive, des champs du savoir [28]. Cette subordination de la langue romane à la langue latine est non seulement sociale mais elle est aussi éthique : les spécialistes ont recensé de nombreux indices qui attestent cette différence de valeur propre à la lingua latina. Michel Zink rappelle ainsi que, dans de nombreux cas, seule l’écriture latine a fixé dans des manuscrits des sermons qui furent prononcés en langue romane [29] ; de même, les réflexions sur la traduction examinées par Serge Lusignan soulignent à maintes reprises et même à la fin du Moyen Âge les « imperfections » de la langue française dans laquelle les auteurs veulent translater l’original latin [30] :
Videntes enim Philosophi nullum idioma vulgare esse completum et perfectum, per quod perfecte exprimere possent naturas rerum, et mores hominum, et cursus astrorum, et alia de quibus disputare volebant, invenerunt sibi quasi proprium idioma, quod dicitur latinum, vel idioma literale : quod constituerunt adeo latum et copiosum, ut per ipsum possent omnes suos conceptus sufficienter exprimere.
Les philosophes, voyant qu’il n’existait aucune langue vulgaire complète et parfaite par laquelle ils pourraient exprimer la nature des choses, les mœurs des hommes, le cours des astres et tout ce dont ils souhaitaient discuter, s’inventèrent une langue qui à toute fin pratique leur est propre et qui s’appelle le latin ou langue littéraire. Ils la constituèrent riche et ouverte afin que par elle ils puissent exprimer adéquatement tous leurs concepts. [31]
Certes, au fil des siècles les contre-exemples se multiplient (d’autant que, parmi les langues « vulgaires », se distinguent progressivement certaines scripta et certains dialectes, dotés d’un prestige nouveau [32]). Toutefois, pour le Moyen Âge central, il nous semble que, dans les représentations, s’il est une langue suffisamment éminente pour accueillir la « beauté littéraire », c’est bien d’abord la langue latine, elle qui, à cette période, « occupe l’horizon poétique » [33].
Et de fait, la supériorité éthique de cette langue se double d’un souci esthétique explicite dans les arts poétiques latins, textes qui, au XIIe siècle et au début du XIIIe siècle, n’ont aucun équivalent français. Ces traités, dont plusieurs furent publiés par Edmond Faral [34], touchent à la rhétorique et à la grammaire et sont consacrés à l’art de bien composer en latin : ils présentent ce qu’on pourrait peut-être considérer comme les différentes manières d’embellir une langue (déjà belle). Ainsi, dans le cadre de la « théorie des conversions », théorie qui concerne spécifiquement l’écriture latine et qui préconise de « convertir » les mots en jouant sur les différents cas et les différents temps ainsi que de modifier la nature des termes, Geoffroi de Vinsauf précise : « In proprie sumptis satis est jocunda venustas, / Sed bene transsumptis magis est cognata voluptas » [35].
De même, la Poetria nova distingue deux modèles rhétoriques, significativement désignés comme l’ornatus difficilis (pour les « couleurs » de rhétorique) et l’ornatus facilis (pour les tropes) [36]. Dans un extrait fameux, la transsumptio verbi est ainsi présentée, selon une métaphore vestimentaire qui court dans l’ensemble du traité, comme un moyen de doter les mots d’une nouvelle parure et même d’un nouveau visage :
Ut res ergo sibi pretiosum sumat amictum, / Si vetus est verbum, sis physicus et veteranum / Redde novum. Noli semper concedere verbo / In proprio residere loco : residentia talis / Dedecus est ipsi verbo ; loca propria vitet / Et peregrinetur alibi sedemque placentem / Fundet in alterius fundo : sit ibi novus hospes / Et placeat novitate sua. Si conficis istud / Antidotum, verbi facies juvenescere vultum.
Afin de revêtir le sujet de la robe précieuse qui lui siée, / si le mot est usé, soyez médecin, et de ce vieillard / faites un jeune homme ! N’autorisez jamais le mot / à demeurer en son lieu propre : une telle demeure / lui fait honte. Qu’il laisse là son territoire / et prenne la route pour ailleurs ; qu’il établisse / ses pénates charmantes sur la propriété d’autrui, / y soit le nouvel hôte et charme par sa nouveauté. / Si tu confectionnes un tel élixir, tu rajeuniras le visage du mot. [37]
Les préceptes liés à la dispositio obéissent également à un souci esthétique explicite : c’est, indique par exemple Geoffroy, une même splendeur, une égale distinction ou une commune élégance qui caractérise les proverba et les exempla placés en guise de commencements [38].On le voit, dans le contexte de la composition en latin, les arts poétiques témoignent d’un réel souci d’embellissement. Irait d’ailleurs tout à fait en ce sens la lecture de la Poetria nova proposée par Jean-Yves Tilliette, lui qui refuse de voir dans ce traité un simple « catalogue raisonné de techniques et de modèles d’écriture » [39] et qui, réhabilitant les nombreux passages illustratifs que ce texte comporte, en souligne la « qualité littéraire » [40]. L’exemple des arts poétiques le montre, l’écriture latine assume et revendique un travail sur la matière verbale dont la finalité est esthétique : la litteratura peut afficher sa beauté et, dans une démarche réflexive qui, pour cette époque, ne concerne pas en apparence le français, elle peut recenser et commenter les différentes modalités de cette ornementation.
À s’en tenir à ces premiers constats, on pourrait se trouver face à un curieux paradoxe : pour le XIIe et le début du XIIIe siècle, les déclarations les plus explicites concernant ce que nous avons appelé la « beauté littéraire » ont trait à la littérature latine [41] ; le corpus de langue romane, celui qui, précisément, est le plus souvent l’objet des études littéraires, exhibe beaucoup moins volontiers cette qualité esthétique. C’est peut-être que, dans cette conjoncture historique et linguistique et comme le rappelle Jean Batany, il y a dans « la constitution d’une littérature [romane] – [d’] une littera vulgaris – [un] étrange oxymore ! » [42].
De l’écriture romane à la beauté romane
Pourtant, ce défi qui consistait en la formation d’une « littérature » de langue romane a, dans une certaine mesure, été relevé. De l’histoire de cette émergence, la revendication de la beauté littéraire serait peut-être non un simple reflet ou un témoignage mais un élément constitutif et décisif.
L’examen des « seuils » du texte romanesque confirme certains des traits qui ont été décrits précédemment, en particulier l’éminence du latin dans le contexte de cette deuxième moitié du XIIe siècle et la position subordonnée du français. Ainsi, à la faveur du discours rapporté, Partonopeus de Blois fait entendre le propos « clérical » et ses préventions à l’égard de l’écriture en français : « Cil clerc dient que n’est pas sens / Qu’es[c]rire estoire d’antif tens / Quant jo nes escris en latin, / Et que je perç mon tans en fin » [43].
La réponse à cette objection passe par la reprise d’une autre parole, celle de saint Paul – mais, cette fois-ci et à la différence du passage précédent, le narrateur manifeste son assentiment et renchérit sur cette autorité :
Sains Pols, li maistres de la gent, / Nos dist en son enseignement / Que quanqu’est es li[vres] escrit, / Tot i est por notre [prof]it / Et por nos en bien d[oct]riner, / Qu’en sa[çon]s [visces] eschiver. / Il dist [raison et bi]en et voir, / Et parf[ont] et repost savoir, / Car nus escris n’est tant frarins, / Nis d[e f]ables as sarasins, / Dont on ne puisse exemple traire / Del mal lai[ssier] et del bien faire [44].
Au fond, à l’argument de l’infériorité de la langue vernaculaire, la voix qui se fait entendre dans ce prologue rétorque en proclamant la valeur de toute mise en écrit (ce que montre particulièrement l’exemple des « mensonges des Sarrasins »). Et de fait, comme le rappellent les spécialistes, l’inscription de la langue romane, celle qui, au IXe siècle, était désignée comme la lingua romana rustica, n’était pas nécessaire ou prévisible [45] : ce passage à l’écriture pour une langue autre que le latin constitue la première étape d’un mouvement de consécration et de conquête de prestige.
Car c’est bien là [un] phénomène majeur, pauvre sans doute [au départ], obscur, mais infiniment fort et vénérable : l’affrontement à l’écrit, non plus seulement de cette belle langue cultivée et professionnelle, familière de la disposition scripturaire, qu’est le latin médiéval, mais de la langue par laquelle se fait l’entrée dans la vie et l’apprentissage du sens, qui fonde les solidarités, et par où s’énoncent au plus profond les désirs et les peines [46].
D’une part, donc, la constitution de la langue vernaculaire en scripta atteste la valeur de cette langue, désormais suffisamment digne pour côtoyer le latin (parfois sur l’espace du même manuscrit), pour transmettre le savoir, en particulier aux laïcs [47], et pour prétendre donner la vraie version ou la « verur » [48] d’une histoire. D’autre part, les lettres latines, en cette période, définissent ce que nous pourrions appeler une norme esthétique et littéraire. Telles sont ce que nous proposons de considérer comme plusieurs des conditions qui rendent possible l’émergence d’une revendication de beauté dans les premiers romans français.
Nous l’avons déjà suggéré, les textes affichent assez rarement une ambition de cette nature et, sous ce rapport, trois d’entre eux peuvent être distingués et fournir quelques pistes concernant les modalités de l’esthétisation de la composition romane. Le Roman de Troie et Ipomedon, tout d’abord, situent le travail d’embellissement dans le prolongement de la translatio d’une source latine. Reprenant le topos du manuscrit trouvé, le prologue fameux de Benoît de Sainte-Maure présente la narration comme l’aboutissement d’une chaîne de transmissions et de traductions (du grec au latin et du latin au « roman ») à même de conférer autorité et légitimité à l’écrit vernaculaire. Après cette fiction sur les origines du texte, Benoît, dans un même mouvement, assume la paternité du récit en langue romane et définit la nature de son « intervention » :
[…] Beneeiz de Sainte More / La [l’estoire]continue e fait e dit / E o sa main les moz escrit, / Ensi taillez e si curez / E si asis e si posez / Que plus ne meinz n’i a mester. / Ci vueil l’estoire conmencier : / Le latin sivrai e la letre ; / Niul autre rien n’i voudrai metre / S’ensi non com jel truis escrit. / Ne di mie qu’aucun buen dit / N’i mete, se faire le sai, / Mais la matire en ensirrai [49].
À en croire Benoît, s’il s’agit pour lui de reprendre fidèlement la matiere ancienne, cette translatio en langue vernaculaire n’est pas dénuée d’un souci esthétique : la métaphore des premiers vers cités, qui met l’accent sur le geste et la matérialité de l’écriture, établit un parallèle entre le travail du compositeur et celui de l’architecte ou du maçon. Au demeurant, de même que le récit roman se situe dans le prolongement d’une source latine, l’image servant à caractériser la posture de l’« écrivain » rappelle elle aussi le modèle de la lettre latine : dans les arts poétiques édités par Edmond Faral, celui qui est chargé de l’embellissement « littéraire » est à de nombreuses reprises comparé à un artifex, qu’il s’agisse de l’architecte précisément ou encore du forgeron [50]. Nous le voyons, il semble donc, en un sens, qu’au moment où l’écriture romane suggère sa valeur esthétique propre et même sa capacité à atteindre une forme de perfection [51], elle se réfère à ce modèle que constitue la litteratura latine [52]. Rien ne témoigne mieux de ce rapport complexe et dialectique à l’écriture en latin que la leçon de deux manuscrits telle qu’elle est analysée par Francine Mora. L’édition de Léopold Constans donne ainsi : « […] Beneeiz de Sainte More / L’a contrové e fait e dit […] » [53]. La spécialiste rappelle que si trover (de tropare)fait référence à l’activité poétique, le préfixe contre signale non seulement la contiguïté féconde entre le latin et la nouvelle écriture romane mais aussi la rivalité [54]. Tout se passe comme si la finalité esthétique pouvait être affichée justement parce que le compositeur, qui se présente au fond comme un double du translateur qu’est Cornelius [55], reprenait le système de valeurs de la littérature latine – ainsi que certaines de ses images les plus fréquentes. En d’autres termes, exhiber cette filiation paraît autoriser dans le même temps une revendication sans précédent : le travail sur la langue romane est semblable à celui qui est effectué sur la langue la plus éminente. La référence architecturale, en cela, participerait pleinement de l’affirmation de la valeur esthétique de l’écrit vernaculaire.
Même si la problématique linguistique est davantage thématisée, c’est, nous semble-t-il, le prolongement de cette logique de comparaison/confrontation avec le latin qui régit le prologue d’Ipomedon, texte également présenté (mais faussement cette fois) comme une traduction : Hue de Rotelande qui, comme Benoît, inscrit son nom en tête de son récit, s’identifie comme celui « ky de latin velt roman fere » [56]. Si, comme dans le cas précédent, la comparaison avec une autre version, moins satisfaisante, vise à souligner la qualité du récit qui suit, les arguments ne sont pas tout à fait les mêmes. Tandis que le Roman de Troie s’appuie sur le critère de la vérité pour opposer le récit transmis par Homère, moins fiable, à celui qui a été donné par Darès puis Cornelius, Hue de Rotelandeinsiste davantage sur la différence linguistique puisqu’il établit un rapport de concurrence entre l’original latin et la traduction vernaculaire :
Moult me mervail de ces clers sages / Ky entendent plusurs langages, / K’il ont lessee ceste estorie, / Ke mise ne l’ont en memorie. / Ne di pas qe il bien ne dit / Cil qi en latin l’ad descrit, / Mes plus i ad leis ke lettrez ; / Si li latin n’est translatez / Gaires n’i erent entendanz ; / Por ceo voil dire en romanz / A plus brefment que jeo savrai, / Si entendrunt e clerc et lai [57].
Sous le rapport de la diffusion de l’estoire à un large public (ce qui correspond au topos de la nécessité de divulguer le savoir), Ipomedon rappelle la supériorité de l’écriture vernaculaire : « Si entendrunt e clerc et lai » [58]. Pour reprendre une des orientations sémantiques du verbe controuver présent dans certains manuscrits du Roman de Troie, la posture adoptée par Hue dans cette prétendue traduction tient sans doute plus de la rivalité. Dans ce cadre, les développements sur la qualité respective des deux langues paraissent révélateurs. Loin de contester la valeur intrinsèque du latin (« Ne di pas qe il bien ne dit / Cil qi en latin l’ad descrit »), le prologue d’Ipomedon va jusqu’à rappeler les limites propres au vernaculaire :
Hue de Rotelande nus dit, / Ky cest’estorie nous descrit, / Ky de latin velt romanz fere / Ne lui deit l’em a mal retrere / S’il ne poet tuz ses cas garder, / De tut en tut les tens former [59].
Ces quelques vers, au fond, définiraient la nature de la translatio que Hue prétend mener à bien : celle-ci ne consiste pas en une simple transposition qui conserverait toutes les caractéristiques de la langue source ; il s’agirait plutôt d’une adaptation qui n’est pas dénuée d’un souci esthétique. C’est du moins ce qui apparaît à la lecture de la leçon éditée par Anthony J. Holden pour les vers qui suivent ceux qui viennent d’être cités :
Mes pur hastiver la matire / Nos estovra par biau motz dire ; / Ffors la verrour n’y acrestrai, / Dirai brefment ceo qe jeo en sai. / Ke grant ovre voet translater, / Brefment l’estuet outre passer, / Ou si ceo noun trop se anoieront / Cil ki de oïr talent avront ; / Ne voil tut mon sen celer mes, / Or me escotez, si aiez pes [60] !
Nous pouvons faire l’hypothèse que ce passage un peu problématique annonce deux des modalités de la transformation du texte source à laquelle Hue prétend se livrer. C’est tout d’abord une recherche de la concision qui caractérise cette translatio. Précisément, comme le note Francine Mora, cet idéal de brevitas, associé ici à la notion de vérité (« verrour »), n’est pas sans rappeler les préceptes des arts poétiques [61], ces préceptes qui définissent des canons esthétiques pour l’écriture latine. Quant à la deuxième opération, elle concernerait, pour cette leçon, le recours à de « biau motz ». La formule est particulièrement intéressante dans le contexte que nous avons essayé de rappeler : alors que, dans les représentations, la litteratura tend à s’accaparer le prestige et peut-être même la beauté « littéraires », il est certains manuscrits qui revendiquent, pour une partie du lexique roman, une valeur esthétique. L’expression, qui pourrait être rapprochée de cette « jocunda venustas » dont parle Geoffroy de Vinsauf à propos des mots (latins) pris au sens propre, témoignerait d’une extraordinaire promotion de la composition en langue romane : cette langue, qui a déjà reçu la consécration de l’écrit, semble en cette deuxième moitié du XIIe siècle pouvoir revendiquer une beauté spécifique – qui passe par une transformation de l’estoire latine (l’amplificatio avec Benoît, la brevitas avec Hue) et par l’emploi d’une matière verbale vernaculaire dotée d’une certaine valeur. Toutefois, cette hypothèse de lecture à partir du prologue d’Ipomedon doit rester nuancée : ce roman, avec la fiction liminaire d’une source à traduire pour les clercs et pour les laïcs, exhibe, comme Le Roman de Troie, la caution de la lettre latine. Tout se passe comme si cette littera continuait d’être affichée comme un modèle esthétique : selon notre proposition, il s’agit pour Hue, non de proclamer la supériorité de l’écriture romane, mais de signaler que, si celle-ci ne peut conserver certains traits du latin, elle peut peut-être, avec ses moyens propres, rivaliser avec elle.
Dans cette perspective, le prologue d’Erec et Enide de Chrétien de Troyes, abondamment commenté, semble marquer une étape décisive. La revendication esthétique, ici, n’est plus explicitement associée au canon latin :
Li vilains dit en son respit / Que tel chose a l’en en despit, / Qui mout vaut mieux que l’en ne cuide. / Por ce fait bien qui son estuide / Atorne a sens, quel que il l’ait ; / Car qui son estude entrelait, / Tost i puet tel chose taisir / Qui mout venroit puis a plesir. / Por ce dit Crestïens de Troies / Que raisons est que totes voies / Doit chascuns penser et entendre / A bien dire et a bien apprendre, / Et trait [d’]un conte d’aventure / Une moult bele conjunture / Par qu’em puet prover et savoir / Que cil ne fait mie savoir / Qui sa scïence n’abandone / Tant con Dex la grace l’en done. /D’Erec, le fil Lac, est li contes, / Que devant rois et devant contes / Depecier et corrompre suelent / Cil qui de conter vivre vuelent. / Des or comencerai l’estoire / Que toz jors mais iert en memoire / Tant con durra crestïentez. / De ce s’est Crestïens ventez [62].
Si, comme dans les autres prologues que nous avons signalés, l’opération esthétique est assumée par une voix qui – fait notable – affiche une fois encore son identité [63], non seulement la référence latine est cette fois-ci complètement évacuée mais, en outre, la posture de Chrétien n’est plus celle de la justification ou de la légitimation face (et grâce) à une littérature plus prestigieuse : « De ce s’est Crestïens ventez ». Tout se passe comme si, en ne présentant pas son récit comme une translatio, il ne plaçait pas la composition romane dans la position ancillaire qui nous semble, dans une certaine mesure, être celle des autres romans examinés. Et de fait, ce qu’annonce le proverbe sur lequel s’ouvre le passage, c’est bien la possibilité d’un véritable « renversement éthique » [64] : « tel chose a l’en en despit, / Qui mout vaut mieux que l’en ne cuide ». Selon notre proposition de lecture, c’est à un tel retournement que procède le prologue du premier roman de Chrétien : en affichant sa prétention à réaliser une « moult bele conjunture » à partir d’une matière préexistante (un « conte d’aventure »), l’auteur d’Erec et Enide ferait de l’écriture romane le lieu et le moyen d’une esthétisation ; c’est ici la composition en langue vernaculaire qui permettrait l’« embellissement » d’une materia déjà donnée et non qualifiée esthétiquement. Autrement dit, cette célèbre revendication de la beauté de la « conjunture » pourrait être comprise comme une proclamation de la valeur intrinsèque de cette langue romane devenue scripta et jadis tenue « en despit ».
Serait-ce alors que le silence du texte quant à la litteratura est révélateur d’une complète émancipation à l’égard du modèle latin ? Il nous semble qu’en réalité, en cette période d’émergence, cette construction de la valeur de l’écriture vernaculaire, au-delà des relations de rivalité ou de concurrence, passe aussi par l’imitation de la littérature latine. Rien ne le montre mieux que le choix du substantif qui fait l’objet d’une qualification esthétique : comme l’explique Douglas Kelly, la « conjunture », conçue comme « the result of the interlacing of different elements derived from the source or sources (or, for that matter, from the author’s imagination) » [65], doit beaucoup à la réflexion médio-latine sur la composition : la qualité de cette « conjunture » procède en particulier de l’amplification, de l’abréviation et de l’ornementation [66]. On le voit, prétendre réaliser une « bele conjunture » n’amène peut-être pas Chrétien à faire table rase du canon latin. Ce qui est intéressant dans cette déclaration, c’est que, à la différence des deux autres textes qui revendiquent une forme de travail esthétique, le romancier ne nous semble pas placer l’écriture romane dans la dépendance et le prolongement de l’écriture latine : en attribuant la beauté « littéraire » à la seule mise en forme vernaculaire, il se situerait au fond au même niveau que la litteratura. C’est ainsi, du moins, qu’on peut proposer d’interpréter la fin de ce prologue : comme dans les autres cas, Chrétien définit la valeur de son récit en le comparant à d’autres versions jugées inférieures. Mais cette fois-ci, parce qu’il établit un rapprochement avec la production vernaculaire et sans doute orale de ces conteurs accusés de « depecier et corrompre » le conte d’Erec, il s’accapare pour ainsi dire, et de manière exclusive, tout le prestige de l’écrit. Évaluant la qualité de son récit à l’aune de ces réalisations imparfaites, il attribue à la « bele conjunture » vernaculaire plusieurs des qualités qui font l’éminence de l’écriture latine, ce dont témoignent en particulier la rime « estoire »/« mémoire » ainsi que le jeu entre « Crestïentez » et « Crestïens », deux procédés qui soulignent que cet objet esthétique qu’est le roman, loin d’être seulement le moyen d’une diffusion du savoir auprès d’un public non clérical, est hissé, peut-être bien, au rang de monument.
Pour conclure, quel sens donner à cette valorisation esthétique, extraordinaire dans le contexte du XIIe siècle ? Bien entendu, il ne s’agira pas ici d’apporter une réponse définitive mais seulement de faire quelques premières propositions.
À partir des exemples examinés, il semble tout d’abord qu’il y ait bien dans les revendications esthétiques des premiers romans une part de construction historique. La conjoncture linguistique et « épistémique » dans laquelle ces compositions furent produites contribuerait à expliquer la présence ainsi que la nature de ces déclarations de beauté – tout comme l’inscription dans l’histoire peut aider à éclairer la définition des critères médiévaux du beau ou l’estimation de la valeur des textes envisagée à partir de leur réception, ancienne ou moderne. Ainsi, les relations complexes entre l’écriture latine et l’écriture romane peuvent amener à voir dans la « bele cunjunture » de Chrétien et dans les affirmations esthétiques des premiers romanciers une véritable prise de position et un geste symboliquement fort [67] : ce geste consisterait en une appropriation de ce qui semblait jusque là réservé à la littérature latine et à ses maîtres cléricaux. Car la beauté est aussi une valeur qui, à ce titre, est engagée dans des jeux de circulations, de reprises et de contestations, ceux dont procèderait l’émergence, dans le champ des discours, d’un nouveau système de valeurs. De même, nous semble-t-il, la nature de la qualité esthétique dont se réclament les trois prologues examinés ne saurait être définie de manière intemporelle : cette beauté que nous avons appelée « littéraire » ne correspond sans doute pas au sens que nous donnerions aujourd’hui à cette expression. La valeur esthétique que revendiquent Benoît, Hue et Chrétien pourrait être essentiellement comprise comme ce qui est conforme au canon de la rhétorique médio-latine et, plus précisément, aux règles concernant la dispositio et l’elocutio [68].
Mais, pour autant – et cette différence serait un des éléments qui le montrent –, la prise en compte de cette dimension historique ne semble pas signifier qu’on puisse se contenter de lire ces déclarations de beauté comme le commencement d’un mouvement de l’histoire, selon une perspective linéaire et téléologique. Certes, on aimerait voir dans cette « consécration » esthétique de la composition romane l’effet d’une prise de conscience, chez Chrétien de Troyes par exemple, de la valeur de la langue vernaculaire tout autant que l’acte de naissance de « quelque chose » qui s’apparente à la Beauté littéraire (d’autant que, dans les œuvres romanesques en vers de la fin du XIIe siècle et du tournant du XIIIe siècle, les notations sur la qualité esthétique de la composition paraissent devenir plus topiques [69]). Toutefois, l’exemple des premiers romans en prose amène à la prudence, ces interprétations étant peut-être trop orientées par le « mythe des commencements » [70]. Ces textes, en effet, ne témoignent explicitement d’aucune supériorité en matière de beauté [71] : dans le prolongement de notre hypothèse, on pourrait l’expliquer par le fait que ces textes ne cultivent pas l’ornementation stylistique (au sens où les arts poétiques parlent de l’ornatus). Il faudra alors attendre une évolution dans la définition de la valeur esthétique de la « littérature », non plus « restreinte » à certains aspects de la rhétorique, pour que l’un des manuscrits du Lancelot (XVe siècle) puisse intégrer un prologue, véritable « corps étranger » [72], qui souligne l'agrément de cette « Œuvre belle et delictable a oïr, especialement aux jeunes chevaliers et escuyiers, voires aux jeudes dames et damoiselles » [73].
Alors que dans un premier temps le roman en prose ne semble donner lieu à aucune évaluation esthétique méliorative, ce manuscrit tardif annonce une « œuvre belle et delictable a oïr » : voilà peut-être l’indice d’une modification dans l’idée que l’on se fait de ce qu’est la « beauté littéraire ». Ces éléments invitent donc à nuancer l’idée que Chrétien de Troyes est l’initiateur d’un mouvement quasi linéaire selon lequel la dimension esthétique de la littérature est progressivement « assimilée » – comme si, une fois la beauté de la composition littéraire posée par cet illustre précurseur, il revenait au talent ou au génie de ses successeurs de retrouver cette dimension esthétique [74]. En réalité, après le romancier champenois, il est des romans, en prose, qui attestent leur hautece en revendiquant, non pas la beauté, mais la vérité.
Mais plus encore et indépendamment de ce problème d’une orientation finaliste, même si les revendications esthétiques des premiers romans semblent témoigner que la « beauté littéraire » relève au moins en partie d’une construction, on ne peut sans doute pas réduire ces déclarations au simple jeu des déterminismes sociaux et historiques. Quelque chose, ici, paraît résister que ne résout pas le simple décalage entre la manière dont le Moyen Âge définit la beauté de la composition et la conception moderne du beau. Plus que sur des réponses, ce sont finalement sur des questions que nous terminerons. Est-ce que le fait que la plus fameuse des revendications esthétiques ouvre précisément Erec et Enide, le premier roman arthurien en français, ne nous permet pas de faire l’hypothèse qu’avec cette affirmation il en va d’une différence consubstantielle à l’écriture romane et romanesque ? Rappelons-le, le prologue de Chrétien de Troyes affiche la valeur esthétique, la « moult bele conjunture », comme le trait qui distingue le récit conservé sous une forme écrite et destiné à durrer des versions orales et corrompues. Autrement dit, le roman se distingue par sa différence esthétique. Et peu importe au fond que cette différence ne coïncide pas nécessairement avec notre idée de la « beauté littéraire », peu importe les termes dans lesquels elle est définie et contre quoi elle se définit (ici, les productions de « Cil qui de conter vivre vuelent ») ; ce qui compte, n’est-ce pas, précisément, cette proclamation qu’il existe une différence, cette déclaration inaugurale que la mise en roman qui suit possède un mode d’être singulier et distinctif ? Et cette revendication de beauté placée au seuil du récit ne permet-elle pas tout à la fois de hiérarchiser (en raison de sa beauté, cette composition est plus éminente que d’autres), d’exclure (sont repoussées hors de la forme écrite et pérenne les versions corrompues et dénuées de qualité esthétique) et de poser une fin qui ne soit pas purement fonctionnelle et pédagogique (cette production romane ne tient pas seulement au souci d’enseigner aux laïcs) ? On peut se demander si ce qui opère ici n’échappe pas au complexe des déterminations culturelles et ne touche pas à ce qu’on appelle la littérature, comprise non comme institution mais comme pratique d’écriture [75].
L’orientation historique de l’enquête peut sans doute montrer qu’en ce « Moyen Âge latin » [76], la beauté romane se conçoit de manière spécifique et que cette différence esthétique se construit aussi dans la ressemblance avec le canon de la lettre latine. Il n’en demeure pas moins que certains textes donnent la beauté comme le gage de leur excellence et de leur valeur. Et cette revendication d’une différence de nature esthétique ne peut peut-être pas s’expliquer entièrement par l’histoire : elle pourrait nous amener à reconnaître que notre rapport à cette beauté relève aussi du régime de la croyance ou de l’acte de foi.
* Nous voulons adresser nos plus sincères remerciements à Éléonore Andrieu, Marie-Madeleine Huchet et Jean-René Valette qui ont aidé à corriger certaines des imperfections de ce travail.
[1] Otto Ducháček, L’Évolution de l’articulation linguistique du domaine esthétique du latin au français contemporain, Brno, Univerzita Jana Evangelisty Purkyně, 1978, p. 55.
[2] John W. Baldwin, Les Langages de l'amour dans la France de Philippe Auguste. La sexualité dans la France du Nord au tournant du xiie siècle, trad. Béatrice Bonne, Paris, Fayard, 1997 [1994], p. 26.
[6] Sur cette « écriture de la variance […] qui fonde l’esthétique littéraire médiévale jusqu’à la fin du XIIIe siècle, et qui en fait l'antithèse exemplaire de l'esthétique textuaire moderne », voir Bernard Cerquiglini, Eloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, (ici, p. 64).
[7] Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. Claude Maillard, Paris, Gallimard, « Tel », 1972 (et, plus particulièrement, la première partie : « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire »).
[8] Hans Robert Jauss, « Littérature médiévale et expérience esthétique. Actualité des Questions de littérature de Robert Guiette », trad. Michel Zink, Poétique,1977, n° 31, p. 332.
[10] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuils, « Essais », 1998, p. 258.
[11] Outre les travaux de Hans Robert Jauss, sur cette notion et son historicité, voir Agnès Lontrade, Le Plaisir esthétique. Naissance d’une notion, Paris/Budapest, Torino/L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2004.
[12] Sur ce point et selon une autre perspective, voir la contribution de Nathalie Dauvois, « Beauté et émotion ».
[13] Sans entrer dans le détail des problèmes de datation, nous reprenons les dates indiquées par Le Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge, ouvrage préparé par Robert Bossuat, Louis Pichard et Guy Raynaud de Lage, revu et mis à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris, Librairie générale française, « La pochothèque », 1992.
[14] Pour effectuer les sondages nécessaires à cette enquête, nous avons notamment consulté l’anthologie constituée par Ulrich Mölk, Les Débuts d’une théorie littéraire en France. Anthologie critique, Paris, Classiques Garnier, 2011. Bien entendu, nous ne saurions prétendre à l’exhaustivité dans les relevés ; nous voudrions, plus modestement, suggérer la présence d’une tendance. Concernant ces prologues, outre les références citées, signalons Pierre Gallais, « Recherches sur la mentalité des romanciers français du Moyen Âge », Cahiers de Civilisation Médiévale, octobre-décembre 1964, n° 28, p. 479-493 et octobre-décembre 1970, n° 52, p. 333-347 ainsi que, Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes. La griffe d'un style, Paris, Champion, « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 2007, p. 131 sq.
[15] Cf. Nathalie Koble et Mireille Séguy, « Introduction. "L’audace d’être médiéviste" », Littérature, 2007/4, n° 148, p. 3-9.
[16] Cf. Serge Trottein (dir.), L’Esthétique naît-elle au xviiie siècle ?, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2000.
[17] Olivier Boulnois, « La beauté d’avant l’art. D’Umberto Eco à saint Thomas d’Aquin, et retour », dans Philippe Capelle, Geneviève Hébert, Marie-Dominique Popelard(dir.), Le Souci du passage. Mélanges offerts à Jean Greisch, Paris, Cerf, « Philosophie et théologie », 2004, p. 442 (c’est l’auteur qui souligne). Voir aussi id., « La création, l’art et l’original. Implications esthétiques de la théologie médiévale », Communications, 1997, n° 64, p. 55-76 et Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l'image avant l'époque de l'art, trad. Frank Muller, Paris, Cerf, « Histoire », 1998.
[18] Cf. Baldine Saint Girons, « L’esthétique : problèmes de définition », L’Esthétique naît-elle au XVIIIe siècle ?, op. cit., p. 82-83.
[19] L’expression est reprise à Éric Méchoulan, Le Livre avalé. De la littérature entre mémoire et culture, XVI-XVIIIe siècle, Montréal, Presses universitaires de Montréal, « Espace littéraire », 2004, p. 9.
[20] Voir sur ce point les développements de Paul Zumthor sur ce qu’il appelle le « préjugé littéraire » : Paul Zumthor, « Y a-t-il une "littérature" médiévale ? », art. cit., p. 132-133.
[21] « C’est […] le risque de tout effort historique, qui porte un regard actuel sur l’inactuel en essayant de se purger de ce qu’il y a d’actuel dans sa curiosité, tout en proposant les résultats obtenus à cette même curiosité, qui ne saurait cesser d’être d’aujourd’hui » (François Cornilliat, « La rhétorique revient : où va la littérature ? »).
[22] Sur l’anachronisme, inévitable et même fécond, dans notre rapport avec les textes médiévaux, voir Paul Zumthor, « Médiéviste ou pas », art. cit., ainsi queNathalie Koble et Mireille Séguy, « Introduction. "L’audace d’être médiéviste" », art. cit.
[23] Sur ces problèmes (et bien d’autres), liés à l’étude des textes composés en des périodes d’avant l’esthétique, voir sur ce site l’article éclairant de François Cornilliat, « La rhétorique revient : où va la littérature ? ».
[24] Sur l’histoire de ces mots et la question d’une littérature médiévale, voir notamment Paul Zumthor, « Y a-t-il une "littérature" médiévale ? », art. cit., p. 133 sq. etMichel Zink, « Littérature(s) », dans Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, p. 610-611.
[28] Sur ces points, voir notamment Serge Lusignan, Parler vulgairement. Les intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris/Montréal, Vrin/Presses de l’Université de Montréal, « Études médiévales », 1987 [1986] et Michel Banniard, Genèse culturelle de l’Europe (Ve-VIIIe siècle), Paris, Seuil, « Points. Histoire », 1989.
[29] Michel Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, Paris, Champion, « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 1976, p. 91-93 et 335-340.
[31] Gilles de Rome, De regimine principum, II, II, 7, réimpression de l’édition de Rome 1607, Aalen, 1967, cité par Serge Lusignan, « Le français et le latin aux XIIIe- XIVe siècles : pratique des langues et pensée linguistique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1987, 42/4, p. 966 (nous soulignons). La traduction est de l’historien (ibid., p. 958-959).
[32] Voir par exemple Alain Rey (dir.), Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française. Histoire d’une passion, vol. 1, Des origines au français moderne, Paris, Perrin, « Tempus », 2011, p. 95-101.
[33] Michel Zink, « La saveur du latin dans la poésie médiévale », conférence en ligne (consultée le 25 août 2012).
[34] Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle. Recherches et documents sur la technique littéraire du Moyen Age, Edmond Faral (éd.), Paris, Champion, 1924.
[35] Nous citons d’après l’édition suivante : Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. Edmond Faral, dans Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, op. cit., p. 197-262 (ici, v. 1645-1646, p. 247, nous soulignons : « Les mots pris selon leur sens propre possèdent un charme assez plaisant, mais un plus grand plaisir est intimement lié à ceux qui font l’objet d’heureuses métaphores »).
[37] Ibid., v. 756-764, p. 220-221 (nous soulignons). La traduction est proposée par Jean-Yves Tilliette, Des mots à la parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève, Droz, « Recherches et rencontres », 2000, p. 122. Jean-Yves Tilliette rappelle d’ailleurs la proximité entre Geoffroy et Quintilien, pour lequel la métaphore est « longe pulcherrimus (troporum) » (ibid., note 17, p. 124).
[38] « exit utrimque / Idem splendor et est distinctio par in utrisque : / Comparat exemplis proverbia sola venustas » (Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. cit., v. 143-145, p. 201).
[41] Multiples sont les études qui, s’appuyant plutôt sur une étude de l’elocutio, soulignent cette dimension dans des textes latins qui ne sont pas habituellement considérés comme des textes littéraires. Voir par exemple Christine Mohrmann, « Observations sur la langue et le style de saint Bernard », dans Sancti Bernardi Opera, éd. Jean Leclercq, Henri Rochais et Charles Hugh Talbot, Romae, Editiones cistercienses, 1958, t. 2, p. IX-XXXIII, Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », Studi medievali, 1968, 3/9, p. 688-728 et Cédric Giraud, « Du silence à la parole : le latin spirituel d’Hugues de Saint-Victor dans le De vanitate mundi », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 2010, 77, p. 7-27.
[43] Partonopeus de Blois, éd. Olivier Collet et Pierre-Marie Joris, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2005, v. 77-80. Pour ce passage, les éditeurs s’appuient sur le manuscrit A, qui est tenu par certains spécialistes pour « le plus ancien état conservé du roman » (éd. cit., p. 18). Sur ce point et sur la discussion concernant la date de ce récit, voir l’introduction de cette édition, p. 14 sq.
[47] C’est là un des topoï des prologues des premiers romans. Voir par exemple Le Roman de Thèbes, éd. Guy Raynaud de Lage, Paris, Champion, « Les Classiques français du Moyen Âge », 1968, v. 1-12 (« Qui sages est nel doit celer, /ainz doit por ce son senz moutrer / que quant il ert du siecle alez / touz jors en soit mes ramenbrez. / Se danz Omers et danz Platons / et Virgiles et Quicerons / leur sapïence celissant, / ja n’en fust mes parlé avant. / Pour ce n’en veul mon senz tesir, / ma sapïence retenir, / ainz me delite a raconter / chose digne por ramenbrer ») etBenoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. Emmanuèle Baumgartner et Françoise Vielliard, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1998, v. 27-39 (« De bien ne puet nus trop oïr / Ne trop saveir ne retenir, / Ne nus ne se deit atargier / De bien faire ne d’enseigner ; / E qui plus siet, e plus deit faire ; / De ce ne se deit nus retraire. / E por ce me vuell travailler / En une estoire commencer / Que, de latin ou je la truis, / Se j’ai le sens e se ge puis, / Le voudrai si en romanz metre / Que cil qui n’entendront la letre / Se puissent deduire el romanz »).
[48] Thomas, Le Roman de Tristan (manuscrit Douce), dans Tristan et Iseut. Les poèmes français, la saga norroise, textes présentés, traduits et commentés par Daniel Lacroix et Philippe Walter, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1989, v. 882, p. 436.
[50] Voir ainsi Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. cit., v. 43-61, p. 198-199, v. 213-218, p. 203, v. 719-726, p. 219, etc.
[52] Sur l’analogie avec l’architecte, voir aussi les suggestions de Jean-Charles Huchet (« La beauté littéraire dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », Cahiers de Civilisation Médiévale, avril-juin 1993, n° 2, p. 141-149), qui rapproche également la célèbre description de la Chambre de Beautés de la poétique de l’œuvre.
[53] Benoît de Saint-Maure, Le Roman de Troie, éd. Léopold Constans, Paris, Firmin Didot, « Société des anciens textes français », 1904-1912, vol. 1, v. 132-133.
[54] Francine Mora-Lebrun, « Metre en romanz ». Les romans d'Antiquité du XIIe siècle et leur postérité, XIIIe-XIVe siècle, Paris, Champion, « Moyen Âge. Outils de synthèse », 2008, p. 181. Pour l’analyse de ce verbe, voir aussi Emmanuèle Baumgartner, « Vocabulaire de la technique littéraire dans le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », De l'histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe-XIIIe siècles), Orléans, Paradigme, « Varia », 1994, p. 29.
[55] De même que Cornelius, trouvant l’histoire écrite en grec, « translata » le livre et « de grec le torna en latin » (Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. cit., v. 120-121), Benoît la reprend, en langue romane cette fois.
[56] Hue de Rotelande, Ipomedon, éd. Anthony J. Holden, Paris, Klincksieck, « Bibliothèque française et romane », 1979, v. 35.
[59] Ibid., v. 33-38. Sur les problèmes que posent ces vers et les suivants, voir les remarques de Marie-Luce Chênerie, Ipomédon (traduction), dans Danielle Régnier-Bohler (dir.), Récits d’amour et de chevalerie (XIIIe-XVe siècle), Paris, Robert Laffont, 2000, note 2, p. 45-46.
[60] Hue de Rotelande, Ipomedon, éd. cit., v. 39-48. Le manuscrit D daté du XIVe siècle et que l'éditeur décrit comme « l'oeuvre d'un scribe ignorant et maladroit, dont l'activité consiste à éliminer tout ce qui dans son modèle présentait la moindre originalité ou difficulté » (ibid.) donne : « mes pur atifier la matire / nos estovra par bref motz dire ».
[61] Francine Mora, « Les prologues et les épilogues de Hue de Roteland », dans Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2002, vol. 1, p. 102-103. Sur cette question, voir par exemple Geoffroy de Vinsauf, Poetria nova, éd. cit., v. 690-736, p. 218-220. Rappelons au passage que le travail d’amplification signalé par Benoît de Sainte-Maure répond également aux règles du bien écrire présentées dans ces traités (par exemple ibid., v. 220-689, p. 204-218).
[62] Chrétien de Troyes, Erec et Enide, éd. Jean-Marie Fritz, Paris, Livre de Poche, « Lettres gothiques », 1992, v. 1-25 (aucune des variantes indiquées dans cette édition ne nous semble significative pour cette question de la beauté).
[63] Peut-être pourrait-on établir une corrélation entre l’émergence de la figure de l’auteur (problématique pour la période médiévale) et la définition de l’écriture comme travail à finalité esthétique.
[64] L’expression est employée, dans un tout autre contexte, par Michel Banniard, « Latinophones, romanophones, germanophones : interactions identitaires et construction langagière (VIIIe-Xe siècle) », Médiévales (en ligne), n° 45, automne 2003 (consulté en septembre 2012).
[65] Douglas Kelly, « The source and meaning of conjointure in Chrétien’s Erec 14 », Viator, 1970, n° 1, p. 200.
[67] Rappelons d’ailleurs que celles-ci se situent dans ce lieu souvent polémique qu’est le prologue : cf. Pierre-Yves Badel, « Rhétorique et polémique dans les prologues de romans au Moyen Âge », Littérature, 1975, n° 20, p. 81-94.
[68] Au demeurant, plusieurs travaux ont montré combien pouvait être féconde l’étude des arts poétiques latins pour définir la poétique des œuvres romanesques de langue romane. Signalons notamment Danièle James-Raoul, Chrétien de Troyes, op. cit.
[69] Voir par exemple Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, éd. Michèle Perret et Isabelle Weil, Paris, Champion classiques, 2003 ou encore Raoul de Houdenc, Meraugis de Portlesguez, roman arthurien du XIIIe siècle, éd. Michelle Szkilnik, Paris, Champion classiques, 2004.
[70] Hans-Robert Jauss, « Littérature médiévale et théorie des genres », Poétique,1970, n° 1, p. 98.
[71] Voir par exemple Le Haut Livre du Graal, Perlesvaus, éd. William A. Nitze et T. Atkinson Jenkins, Chicago, The University of Chicago Press, 1932-1937, 2 vol., Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1978-1983, 9 vol. et La Queste del saint Graal, roman du XIIIe siècle, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1923.
[72] Annie Combes, « Le prologue en blanc du Lancelot en prose », dans Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, op. cit., p. 23.
[74] Cette interprétation nous semble finalement moins liée à la manière dont les premiers romanciers médiévaux construisent la « beauté littéraire » qu’à celle dont la critique reconstruit depuis quelques dizaines d’années l’histoire littéraire du Moyen Âge, accordant un statut éminent et exceptionnel à Chrétien de Troyes – qui n’a pas toujours été considéré comme un « classique ». C’est ce que montre en particulier le premier chapitre de l’ouvrage de Per Nykrog, Chrétien de Troyes, romancier discutable, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », 1996, p. 7-40. Le spécialiste y présente les variations dans l’appréciation des romans de Chrétien chez les médiévistes et souligne le lien entre l’histoire de cette réception et les tendances successives de la critique littéraire. Les représentations de l’auteur d’Erec et Enide comme le premier romancier français et comme « un initiateur génial dans l’histoire de la littérature » (ibid., p. 26) sont des constructions relativement récentes et elles peuvent contribuer à expliquer l’importance considérable qui a été donnée à la mention de la « bele cunjunture », auquel on donne parfois un sens moderne (ibid., p. 31-32).