La Beauté n° 20
Préambule
La perspective historiographique, rappelle ici Aline Magnien, associe Rodin et Cézanne comme pères de la modernité en peinture ou en sculpture. Mais le rapprochement entre les deux artistes va bien au-delà de cette sorte de repère chronologique, nous explique-t-elle. Il engage leur rapport à la beauté sur laquelle ils manifestent une position très analogue : exigence extrême et récusation tout à la fois. C’est que pour eux, selon le mot de Rodin, « Tout dans la nature est beau, d’une absolue beauté ! ». Mais Aline Magnien nous montre pourquoi, en fait, l’affirmation rejette la beauté au second rang des valeurs derrière celle de la nécessité : l’oeuvre d’art doit avoir la même autononie qu’un objet naturel, qu’une réalité vivante ; elle doit « interpréter » ou « réaliser » plutôt que copier ou représenter. Présenter, peut-être, selon l’une des acceptions du sublime ? Ce qu’Aline Magnien nous montre, c’est que l’Art pour l’Art triomphe du partage entre le beau et le laid.
En somme, depuis Baudelaire au moins, il n’y a plus de nature déchue que l’art devrait éviter ou traiter de façon exclusivement burlesque. Nous reconnaissons là quelque chose qui, côté littérature, s’est peut-être inauguré avec ce que Lacoue-Labarthe et Nancy ont appelé l’absolu littéraire, et qui va conduire à la théorie de la production dans la modernité ; et il est frappant de noter la proximité entre la remarque de Cézanne selon laquelle « chaque point du tableau [a] connaissance de tous les autres » et un fragment de l’Athenaeum : « La poésie est un discours républicain : un discours qui est à lui-même sa propre loi et sa propre fin, et dont toutes les parties sont des citoyens libres ayant le droit de se prononcer pour s'accorder. » (Friedrich Schlegel, Fragments critiques (1797), n° 65, dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire, Seuil, 1978, p. 89).
Mais il n’est pas certain que nous ne puissions aussi entendre des échos entre les positions de Cézanne et de Rodin, typiques de la modernité, et les positions anciennes que certaines contributions nous ont ici présentées : telle phrase de Plotin (Anne-Lise Worms) ou d’Horace (Nathalie Dauvois), tel poème de Ronsard (Jean-Charles Monferran, Ullrich Langer) ou de La Fontaine (Delphine Denis). Car ce que nous montre aussi Aline Magnien, avec ce remarquable cheminement en compagnie de Rodin et de Cézanne, c’est peut-être que le souci de la beauté n’a de sens que s’il reste incertain : périlleux, ici (cf. par exemple la contribution de Gérald Sfez ou de Pietro Pucci), accueillant, là (cf. Marcel Hénaff, Marie-Hélène Boblet), altéré toujours.
Nous n’avons pas, jusqu’à maintenant, rencontré de sérénité esthétique. L’autonomie de l'art fut apparemment un tourment, et à lire Aline Magnien, nous comprenons que pour Rodin et pour Cézanne, elle n’avait rien d’éthéré.
H. M.-K.
Aline Magnien est conservateur en chef du Patrimoine et, depuis janvier 2007, chef du service des collections du musée Rodin. Sa thèse sur la théorie de la sculpture au XVIIIe siècle, soutenue en 2001 à Paris X-Nanterre sous la direction du professeur Christian Michel, a été publiée à Oxford en 2004 sous le titre La Nature et l'Antique, la chair et le contour. Essai sur la sculpture du XVIIIe siècle et ses principes par la Voltaire Foundation. Elle a été commissaire et co-commissaire de plusieurs expositions (Camille Claudel, 2008 ; La Fabrique du portrait, 2009, L’Invention de l’œuvre, 2011 et Rodin, la chair, le marbre, 2012). Elle a dirigé le volume collectif : Saint-Riquier. Une grande abbaye bénédictine (Paris, Picard, 2009) qui a obtenu la 1ère médaille d’or des Antiquités nationales décernée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2010. Sa dernière publication est l’édition de La Description de Callistrate de quelques statues antiques tant de marbre comme de bronze (1602) de Blaise de Vigenère (Paris, éd. La Bibliothèque, 2010) en collaboration avec Michel Magnien.
Rodin et Cézanne : de la beauté et de la « raison cubique »
ou « ce que pensent nos yeux »*
L'œil ne voit que lorsque l'esprit le mène
Rodin**
A priori, il peut sembler étrange de rapprocher Rodin et Cézanne, car les deux hommes semblent avoir entretenu peu de relations et ne s'être rencontrés que de façon brève et rare [1]. Néanmoins, en dehors d'une perspective historiographique qui les associe comme pères de la modernité, on peut trouver des points de contact à la fois biographiques et, plus intéressant, artistiques [2]. Outre la rencontre de 1894, sur laquelle je reviendrai, rappelons que, selon Joachim Gasquet, dont il convient de prendre toutefois les témoignages avec prudence, Rodin et Cézanne dînaient parfois ensemble, à Paris, « chez le même marchand de vin » [3].
Tout à fait contemporains – l’un est né en 1839 et l’autre en 1840 – ils ont échoué tous deux à l’école des Beaux-Arts, malgré trois tentatives pour Rodin et deux pour Cézanne. C’est avec l’Homme au nez cassé (1865), (fig.1) que Rodin devient sculpteur, comme Cézanne avec ses portraits de 1866 : l’Oncle Dominique en avocat du Musée d’Orsay (fig. 2) ou celui au bonnet de coton de New York. De ces rejets, ils garderont l'un et l'autre méfiance voire horreur des professeurs et des officiels de l'art [4]. Leur mode de vie, une fois l'argent arrivé [5], reste simple ; même si Rodin s'installe à l’hôtel Biron en 1908, les visiteurs sont frappés par la modestie de la maison de Rodin, la villa des Brillants de Meudon, et l’hôtel de la rue de Varenne, quasi à l’abandon quand le sculpteur s’y installe, demeure un lieu d’emprunt, une sorte de musée, dès le début de son occupation ou presque. Une certaine pauvreté est nécessaire à l’artiste, selon un credo partagé par les deux hommes [6]. L'un et l'autre ont fait d’ailleurs du travail artistique une nécessité absolue ; lent [7] à réaliser ce qu'il vise, et à atteindre son but, Cézanne n'aurait « trouvé le goût du travail qu'après sa rencontre avec Pissarro. Mais de façon si intense qu'il a passé les trente dernières années de sa vie à ne rien faire d'autre que travailler. Sans véritable joie, semble-t-il, dans une fureur ininterrompue, en désaccord avec chacun de ses travaux dont aucun ne lui semblait pouvoir atteindre ce qu'il tenait pour absolument indispensable » [8]. Et Cézanne confirme : « Jusqu'à quarante ans, j'ai vécu en bohème, j'ai perdu ma vie. Ce n'est que plus tard, quand j'ai connu Pissarro qui était infatigable que le goût du travail m'est venu » [9].
Quant à Rodin, on sait, par Rilke également, combien le travail est essentiel à ses yeux : « La beauté c’est le travail et la permanence dans le travail » [10], note-t-il dans ses carnets. Les deux artistes partagent un certain nombre de références : l'amour de Delacroix et du gothique [11], l'admiration pour Baudelaire [12], et même Poussin [13], et s'ancrent tous deux dans une tradition française revendiquée : « Cézanne aspired, in fact, to an ideal of beauty that was deeply rooted in French aesthetics, one directly related to Denis Diderot definition of beauty in his Pensées détachées sur la peinture of 1776 : “Nothing is beautiful without unity” » [14]. On pourrait en dire autant de Rodin, qui est considéré par beaucoup comme l'aboutissement d'une longue tradition française [15]. Les œuvres du passé les nourrissent en effet : « Nous allons vers les admirables œuvres que nous ont transmises les âges, où nous trouvons un réconfort, un soutien, comme le fait la planche pour le baigneur » [16] disait Cézanne tandis que Rodin insistait sur la continuité : « Ces édicules comme à Pompeï ont toutes les mesures des saillies que l’esprit humain retrouve à de longues intervalles comme obéissant à une secrète beauté créatrice arrivée de l’effort à différents siècles » [17].
Le critique G. Geffroy, dont Rodin et Cézanne font le portrait (fig. 3 et fig. 4), ou encore Roger Marx, Charles Morice [18], Octave Mirbeau, Claude Monet pour ne citer que ces hommes, font partie à des degrés divers de leur cercle. Pissarro dont on connaît les relations avec Cézanne, et qui éprouvait quelque prévention à l'égard de Rodin, finit par le trouver sympathique et évoque, dans une lettre à son fils Lucien, l'admiration de ce dernier pour son travail [19]. C'est Monet surtout qui réunit les deux hommes avec Georges Clemenceau, Geffroy et Mirbeau, pour un déjeuner à Giverny en novembre 1894 [20]. Geffroy y dépeint un Cézanne très timide, « émotif à un point extraordinaire », quasiment à genoux, et confiant les larmes aux yeux : « il n'est pas fier, monsieur Rodin, il m'a serré la main ! Un homme décoré » [21]. Qu'avait donc réussi Rodin à quoi Cézanne n'était pas parvenu en 1894 ? Etait-ce vraiment, et tout simplement, d’obtenir la Légion d'honneur? Cette admiration excessive, non seulement à nos yeux de modernes mais aussi à ceux des témoins de la scène, étonne en effet. Elle se concrétise par le choix que fait Cézanne dans son portrait de Geffroy, en 1895, d'installer sur le bureau du critique la statuette de Rodin que possédait ce dernier [22]. Rappelons qu’en 1896, Cézanne se plaignait à J. Gasquet de ne pas être maître de lui-même ; il reprend l'expression en 1904 : « être maître de son modèle, et surtout de ses moyens d'expression », arriver « à posséder une bonne méthode de construction » [23]. Or en 1894, Rodin peut passer pour un homme qui a atteint ce stade ; il emploie lui-même cette idée de maîtrise d'un instrument, celle d'un lent apprentissage dans la solitude et le silence [24]. A l'époque, en revanche, comme le remarquait Monet, Cézanne traverse une douloureuse période de doute [25], mais c'est durant toute sa vie d'artiste que le peintre se déclara insatisfait et incapable « de réaliser le rêve d'art qu'[il a] poursuivi toute [sa] vie », comme il l'explique dans une lettre à Roger Marx, en 1905 [26].
Le premier, à notre connaissance, à établir un lien entre les deux approches artistiques est le poète Rainer Maria Rilke, grand admirateur de Rodin, depuis les années 1900, lorsqu'il vint à Paris en 1902 pour interviewer le sculpteur, et qui le devient de Cézanne lorsqu’il le re-découvre en octobre 1907 lors de son exposition rétrospective, et note à propos de ce dernier : « Il restait là assis des heures, occupé à trouver “les plans” (dont il ne cesse de parler, chose très étonnante, avec exactement les mêmes termes que Rodin) et à les intégrer. Souvent d'ailleurs, il rappelle Rodin dans ses propos » [27]. Celui-ci en effet disait : « L’élan des plans est tout ce qu’il importe dans la peinture, la S [28], le beau tableau de Rubens n’a pas pour se faire chef d’œuvre autre chose et le Christ n’a pas besoin d’autre expression » [29]. Cette connivence ne se trouve pas que dans les propos ; dans une lettre du 15 octobre 1907, Rilke souligne combien Cézanne a modifié son regard sur les dessins de Rodin, exposés à ce moment-là chez Berheim-Jeune, de façon donc quasi concomitante : « Beaucoup de choses entretemps me sont apparues sous un jour nouveau (est-ce Cézanne ? Est-ce le temps?), ce que j'en avais écrit voici deux mois me paraissait à peine valable » [30]. Cette immense admiration exprimée en 1894 par Cézanne mise à part, les quelques jugements que les deux artistes ont émis l'un sur l'autre sont assez peu aimables. Cézanne sur Rodin [31] : « Rodin est un prodigieux tailleur de pierre, avec tous les frissons modernes, qui réussira toutes les statues qu'on voudra, mais qui n'a pas une idée ». Et Rodin : « Cézanne a consciencieusement étudié les valeurs de ses natures mortes et il a noté des harmonies assez nouvelles, mais ses qualités visuelles ne sont accompagnées ni de pensée ni de sentiment, et il y a quelque puérilité à faire un génie d'un tel peintre » [32]. Il avait déjà dit en 1907, à l’occasion du Salon d’automne, « Cézanne ! Un peintre certes… Une force déjà, qui le devient d’autant plus lorsqu’elle est équilibrée… Ce n’est pas le cas de Cézanne ! Toutefois, son Nègre, vu de dos, aussi fort que Delacroix !… Le reste, ses paysages : de la peinture d’assiette cuites au grand feu… En résumé, une réputation surfaite par certains littérateurs, victimes de leur imagination » [33] (fig. 5).
La question posée par le journaliste Georges Denoinville montre que dès le début du XXe siècle, on les trouve rapprochés : dans une de ses chroniques pour l’Intransigeant, Apollinaire souligne combien l’envoi de Rodin au Salon de 1911 témoigne « d’une adorable jeunesse » [34], et reprend cette remarque quelques années plus tard citant José-Maria Sert : « de nombreux exemples nous ont été fournis par de grands artistes qui se sont montrés très audacieux vers la fin de leur carrière, en pleine vieillesse. Rubens, Giorgione et tant d’autres » [35]. Et Apollinaire d’ajouter en conclusion : « Cézanne, Rodin ont toujours été des jeunes ». Cette liberté, apanage des grands artistes vieillissants et dont Picasso sera une magnifique illustration, trouve particulièrement son expression dans les aquarelles de Cézanne ou les derniers marbres de Rodin [36].
Au milieu du XXe siècle, les deux hommes sont fréquemment associés comme « pères de la modernité » [37]. Matisse, qui les admirait tous les deux, les rapproche aussi, relevant des formules qui lui plaisent : « Cet autre de Cézanne : Je veux faire l’image et aussi celui de Rodin : Copiez la nature » [38]. Il faut se pencher sur leur rapport à l’art, pour trouver des points de convergence. Ils sont en fait assez nombreux, le premier étant peut-être qu'ils ne mettent pas en avant la « beauté », même s'ils ont toujours fait l’un et l’autre « de l’art pour l’art » selon la formule prêtée à Rodin [39]. Ce dernier réalise d’après Baudelaire son groupe dit Je suis belle, sur le socle duquel sont expressément gravés les vers de Baudelaire [40]. Il n’empêche que la beauté y est là plus convulsive qu’apollinienne (fig. 6). Comme le professe Rodin : « Pour l’artiste digne de ce nom, tout est beau dans la Nature, parce que ses yeux, acceptant intrépidement toute vérité extérieure, y lisent sans peine, comme à livre ouvert, toute vérité intérieure » [41].
Aucun des deux, toutefois, ne cherche à faire « beau », au sens où on peut l’entendre au XIXe siècle, ce que certains leur reprocheront parfois avec férocité, comme H. Rochefort, Huysmans ou Paul Leroi. Rochefort, rédacteur en chef de l'Intransigeant, journal violemment anti-sémite et anti-dreyfusard, publie un article violent contre Cézanne (quoique ce dernier ait été lui-même anti-dreyfusard [42]) lors de la vente après-décès d’Emile Zola le 8 mars 1903, intitulé « L'Amour du laid » [43] : « L'amour de la laideur physique et morale est une passion comme une autre » et, note-t-il, « On se tordait notamment devant une tête d'homme brun et barbu dont les joues martelées à la truelle semblaient la proie d'un eczéma » [44] (fig. 7). Ce sont des « insanités picturales » selon lui. Paul Leroi, quant à lui, attaque La Danaïde de Rodin (fig. 8), la même année 1903, évoquant : « la crasse ignorance de M. Auguste Rodin baptisant Danaïde une femme accroupie, les fesses en l’air et la tête invisible, tant elle paraît enfouie dans la base de ce pseudo-chef d’œuvre marmoréen exploité à satiété par son auteur » [45]. Huysmans, enfin, se montre révolté par la présentation du Balzac en 1898 et conclut ainsi son papier : « J’avoue que vis-à-vis de ce visage en éponge, de ce cou à gibbosité vasculaire, de cet ensemble de têtard de saule enveloppé d’un peignoir de bain, aucun Balzac ne m’est apparu, ne s’est révélé » [46] (fig. 9). Ils ont aussi été achetés par les mêmes collectionneurs, ce qui témoigne dans certains cas d’une proximité de goût, voire plus [47]. Tous deux ont fait partie de l’écurie Vollard, et Matisse achète ainsi en 1899, chez ce dernier, Trois baigneuses (fig. 10) [48]. Le même jour il acquiert de Rodin, et au même endroit, un Buste de Rochefort, qu’il vendra beaucoup plus vite cependant, après l’avoir dessiné à plusieurs reprises [49]. Quant à Karl Ernst Osthaus, collectionneur très lié à Rilke, il se rend chez Cézanne en 1906 avant d’acheter chez Ambroise Vollard deux toiles, Maison de Bellevue et Pigeonnier et la Carrière de Bibémus, deux œuvres des années 1890-1895. Le même collectionneur acquiert entre 1904 et 1913 des sculptures de Rodin pour le musée Folkwang, prévu à Hagen et aujourd’hui à Essen [50] et qui sont des classiques de l’artiste.
Au-delà de l'anecdotique, des conceptions esthétiques les rassemblent donc, que je souhaiterais ici mettre en évidence. L’une d’entre elles pourrait être la « raison cubique » dont l'un et l'autre soulignent l'importance : « Si j’ajoute que la vue des plaines, des bois, des perspectives de la campagne me donne des principes de plans que j’utilise dans mes statues, que je sens la raison cubique partout, que le plan, le volume, m’apparaissent comme les lois de toute vie et de toute beauté, dira-t-on que je suis symboliste, généralisateur, métaphysicien ? » [51] s’interrogeait Rodin. Dès le début du siècle à Londres, selon un critique du New York Journal, en 1902, il déclarait : « “never can we too strongly realize that all nature is beautiful” and provokes, with this apothegm, analysis of the modern ideas of art and beauty. […] The idea of art is dependent upon the idea of beauty, but the idea of beauty is nothing other than the idea of harmony, and the idea of harmony is reduced to the idea of logic. The beautiful is what is in its place » [52]. Cette logique interne des corps, ce qu’il appelle la « raison cubique », est donc « la maîtresse des choses, et non pas l’apparence » [53]. C’est un point sur lequel le sculpteur insiste beaucoup : « travailler par les profils en profondeur, et non par faces en pensant toujours aux quelques formes géométriques d’où procède toute la nature, faire sentir ces formes éternelles sous le cas particulier de l’objet étudié, voilà mon criterium. Ce n’est pas de l’idéalisme, cela, c’est du métier. Mes idées n’ont rien à voir là : sans cette méthode, mes danaïdes, mes figures dantesques ne seraient que des choses molles, mauvaises. De la forme large que j’obtiens, votre esprit déduit des idées » [54], ou comme le dit encore C. Mauclair : « Des blocs, et du sens même de leur brisure fruste, naissent des pensées » [55]. Dans sa notice nécrologique, où il règle aussi quelques comptes [56], C. Morice indique : « Oui, comme il le disait ce mot “Nature !” Et aussi cet autre mot “Beauté !” ou : “C’est beau !” (Il prononçait cette dernière syllabe : bô, avec un accent grave de dévotion) » [57]. Et ajoutait Rodin : « Tout dans la nature est beau, d’une absolue beauté ! ».
On voit s’esquisser le lien avec la formule célèbre de Cézanne, qui soulignait dans une lettre à Emile Bernard : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central » [58]. Un critique notait l’intérêt pour Cézanne de faire des natures mortes qui lui offraient « la possibilité de trouver ces grandes formes claires et régulières – comme des ordres d’architecture – nécessaires à la création d’un art monumental » [59].
Le portrait de Geffroy est un très bel exemple de cette géométrisation qui n'aboutit nullement en l'occurrence au cubisme. L'analyse que lui avait consacrée R. Fry en 1927, longuement reproduite dans une des notices de l'œuvre, souligne cette qualité de construction mais aussi de « qualité vitale des formes » [60]. « Pour une fois au moins », ajoute R. Fry, « Cézanne aurait même pu admettre qu'il avait selon son mot “réalisé”, tant est puissante l'impression d'une réalité vivante » [61] (fig. 4). Cette notion très chère à l'artiste signifie pour Cézanne « rendre réel » et il faut l'entendre dans toute la puissance de l'expression [62]. Il l'emploie justement à propos de Rodin : « Il a de la chance. Il réalise » [63] dit-il, et cette formule, quoique postérieure à la rencontre de 1894, permet de répondre à la question posée, qui est à l’origine de cet article. Emile Bernard note à ce propos : « il ne faisait qu'interpréter, et non copier ce qu’il voyait. Son optique était donc bien plus dans sa cervelle que dans son oeil » [64]. Citation qui vient appuyer la remarque de Cézanne : « L'art est une harmonie parallèle à la nature » [65]. Parmi les héritiers de Cézanne, Lucian Freud exprime parfaitement ce à quoi il s’agit d’aboutir dans des termes parfois différents mais fort proches : « Pour moi le tableau est la personne. Je veux qu'il fonctionne comme la chair » ou bien « j'aimerais que mes portraits ne soient pas comme les gens mais soient les gens » ; ou encore : « Je veux que la matière peinture fonctionne comme la chair […]. J’aimerais que mes portraits soient les gens, non pas qu’ils soient semblables à eux. Non ayant l’aspect du modèle, mais étant le modèle. Je ne voulais pas simplement obtenir la ressemblance comme une imitation mais les portraiturer comme un acteur incarne un personnage » [66] (fig. 11).
Cela implique entre autres choses que la matière même de la réalisation, c'est-à-dire, dans ce cas, la peinture à l'huile ou l'aquarelle, apparaisse clairement et soit bien identifiable avec ses règles et ses contraintes. C’est sans doute aussi un des rôles dévolus aux blancs, aux parties non peintes dans les tableaux et les aquarelles. On a souvent remarqué parallèlement chez Rodin sa tendance à laisser parler le matériau, à laisser les traces de la fonte dans le bronze ou dans le marbre, à affirmer cette matérialité, à travers les traces d'outils mais aussi les manques, les accidents. Gottfried Boehm le souligne à propos de l'Homme qui marche (fig. 12) : « He [Rodin] came closest to Cézanne's approach when, in l'Homme qui marche of 1900, for example, he radically distinguished the form of the surface from the anatomy of the figure, introducing a modelé into sculpture that can certainly be compared with the “patchwork” of Cezanne's painting » [67]. La référence à Rembrandt et, par delà au Titien, ainsi qu'à la touche qui les caractérise dans leur dernière manière, est évoquée aussi bien à propos de Rodin que de Cézanne [68]. Et la trituration des chairs se retrouve aussi bien dans le portrait de Falguière que dans celui d’un Vallier par Cézanne [69] (fig. 13 et fig. 14).
Comme le formule L. Gowing, « peindre devait être un “rendre-réel” qui proposerait un parallèle à la nature en termes d'harmonie et la suivrait en termes de structure » [70], ou encore devait permettre d’atteindre « une image considérée comme le produit, non pas d'un acte de la volonté, mais d'un processus qui était analogue à l'automatisme de la nature » [71]. Cette idée est chère également à Rodin ; la rivalité avec la nature n’est pas dans la copie ou dans l'imitation au sens classique du terme. Certaines remarques du sculpteur – « ceci rappelle la vie des légumes, c’est pas légume que cela veut dire mais végétation poussée sur le ciel », note-t-il dans ses carnets à propos des contreforts de cathédrale – nous invitent à repenser ainsi la création. L’art humain est au plus fort quand, dans ses processus mêmes, il atteint ce mode de production de la nature. Les coquillages aussi, que Rodin a collectionnés surtout quand ils ne sont pas des objets de collection mais portent une échancrure, une blessure et montrent par la brisure leurs spirales intérieures, sont montés de la même manière que certaines petites têtes antiques (fig. 15). Dans les marbres de la fin de sa carrière, c’est ce processus qui est aussi mis en exergue, quand les bustes et les têtes se mettent à pousser comme des légumes (fig. 16). La métaphore végétale ou biologique est une manière de rendre compte de ce que doit être l’art, et par conséquent la beauté passe au second plan [73]. Que la nature soit belle n’a pas beaucoup d’importance, elle est nécessaire, elle est. « Et comme parfois on voit que la terre projette au dehors des formes à demi précisées, suffisamment suggérées, images humaines ou animales, ainsi les corps sculptés par Rodin s’apparentent à ces ébauches statuaires de la terre et aussi à ces lignes des grandes masses naturelles, vallons, plaines, montagnes » [74], note C. Morice, songeant peut-être à une œuvre comme la Terre, qui porte ainsi bien son titre (fig. 17). Quant à Cézanne, il précise à J Gasquet : « Nous germinons » [75]. Dans sa lettre à Lou Andreas Salomé du 8 août 1903 où, partant de l’opposition entre le peintre Vogeler et Rodin, il redéfinit l’essentiel du travail du sculpteur, Rilke indique : « La chose est déterminée, la chose d’art doit l’être plus encore ; à l’écart de tout hasard, soustraite à toute équivoque, ravie au temps et donnée à l’espace, elle est devenue durable, apte à l’éternité. Le modèle paraît, la chose d’art est » [76]. C’est aussi ce que Rilke retrouve chez Cézanne voyant l’attachement aux couleurs de ce dernier de la même façon que l’attachement au modelé chez Rodin [77]. Cézanne partage en effet avec Rodin le sentiment de la profondeur ; la réalité se donne à l’homme en profondeur et non en surface : « la nature pour nous-hommes est plus en profondeur qu’en surface » [78]. Dans l'Art, et selon une anecdote maintes fois répétée, Rodin apprit de Simon Constant, un sculpteur ornemaniste avec lequel il travaillait quand il était jeune, à faire les volumes [79]. C’est cela qui permet le beau modelé : « le goût, c’est le modelé, il est à part de tout et s’applique à tout. Ce n’est pas un ornement, une figure, c’est cela mais combiné, ce sont des motifs, par eux-mêmes rien », écrit Rodin [80], et Cézanne de son côté : « Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé » [81]. Le même précise dans une autre lettre : « on ne devrait pas dire modeler, on devrait dire moduler » [82]. Faut-il rapprocher cette notion de l'ondulation chez Cézanne mais aussi chez Rodin ? « Ces ondulations figées sont la statue » dit ce dernier, « Les styles ont plus ou moins de longueur dans les ondulations » [83], ou cette autre formule : « L'ombre ondule de joie sur ce torse immobile » [84]. Le modelé, dira aussi Rodin, c’est ce qui donne la taille : « Une poire, une pomme sont au point de vue du modelé grands comme la sphère céleste » [85].
On peut surtout insister sur l'autonomisation absolue de l’artchez les deux hommes. Ce que Rilke, lui encore, à propos de Cézanne, indiquait dans une lettre envoyée à la suite de l'exposition de 1907 qui fut vraiment pour lui une révélation [86] : « jamais n'a été montré de cette façon à quel point la peinture évolue au milieu des couleurs, il faut les laisser seules afin qu'elles s'expliquent mutuellement » [87]. Ce processus aboutit chez l'un et l'autre à « l'inachèvement ». Il faut mettre des guillemets tant, pour Rodin comme pour Cézanne, cette notion est difficile à cerner. On peut penser que lorsque le but de l'art n'est plus d'imiter, de représenter une réalité mais de la « réaliser » ou de la « concréter » comme dit Cézanne, créant ainsi un néologisme, avec les moyens propres de l'art, cette question se pose de façon très différente. Rilke qui se trouve à certains égards très proche de cette vision insiste sur la chose, la transformation en choses de sensations : « Le caractère convaincant, la transformation en chose, la réalité exacerbée jusqu'à l'indestructible par sa propre expérience de l'objet, voilà ce qui lui semblait être le but de son travail le plus intime » [88], dit-il à propos de Rodin ; mais il me semble que ce pourrait-être dit aussi de Cézanne. L'inachèvement du portrait de Geffroy, pour reprendre cet exemple, ou celui d'Henri Gasquet, le montre. Celui de Joachim Gasquet avec ses manques dans le haut du visage et dans les cheveux est également un bon exemple de cette méthode de travail [89] (fig. 18). Dans un article consacré à la question du fini chez Cézanne, Théodore Reff souligne que ces tableaux inachevés ont connu une revalorisation très grande et que, selon la formule de Fritz Novotny, « le charme de l’inachevé chez Cézanne » opère désormais [90]. Pour Rodin et lui, se pose la question de l'intentionnalité dans cet inachèvement même si la réponse est plus simple pour Rodin. Ils ont tous les deux laissé des œuvres que l’on peut considérer comme vraiment inachevées. Cézanne expliquait à sa mère son refus du « fini » : « qui fait l’admiration des imbéciles. Et cette chose que vulgairement on apprécie tant n’est que le fait d’un métier d’ouvrier et rend toute œuvre qui en résulte inartistique et commune. Je ne dois chercher à compléter que pour le plaisir de faire plus vrai et plus savant » [91]. Et Rodin, à propos du Balzac : « Mes modelés essentiels y sont, quoiqu’on en dise, et ils y seraient moins si je “finissais” davantage en apparence. Quant à polir et repolir des doigts de pied ou des boucles de cheveux, cela n’a aucun intérêt à mes yeux, cela compromet l’idée centrale, la grande ligne, l’âme de ce que j’ai voulu, et je n’ai rien de plus à dire là-dessus au public » [92]. Comme le rappelle L. Gowing dans son ouvrage sur Turner, cette question remonte sans doute à Goethe, et peut-même au-delà. « L'annotation griffonnée par Turner en marge du passage où Goethe affirme que l'achèvement en peinture réside simplement dans les relations harmonieuses de ton et de couleur est d'une ironie révélatrice : “Bien visé, mais le coup a fait long feu”. Goethe ne pouvait savoir à quel point il avait raison » [93].
Gowing cite également Baudelaire, qui note au Salon de 1845 : « Braves gens qui ignorent […] qu'il y a une grande différence entre un morceau fait et un morceau fini, et qu'une chose très finie peut n'être pas faite du tout » et il ajoute à propos de Corot : « l'œil du public a été tellement accoutumé aux morceaux luisants, propres et industrieusement astiqués, qu'on lui fait toujours le même reproche » [94]. Les hasards des ventes publiques ont rapproché L’Age d’airain et une des rares femmes nues peintes par Cézanne [95] (fig. 19). Les deux œuvres peuvent apparaître comme une des sources des Demoiselles d’Avignon de 1907, et la similitude de la posture frappe d'autant plus que les deux datent à peu près des mêmes années. On y retrouve l'influence de Michel-Ange, découvert lors d'un voyage en Italie en 1876, pour Rodin, mais aussi au Louvre où se trouvent deux des esclaves du tombeau de Jules II, dont surtout l'Esclave mourant. Cette proximité des formes et non pas simplement des idées, Rilke, encore lui, la souligne [96] : « A côté une nature morte au tapis bleu ; entre son bleu de coton bourgeois et la paroi couverte d'un léger nuage bleuté, un précieux pot à gingembre vernissé gris qui s'explique avec sa gauche et sa droite. Une bouteille de curaçao jaune d'un vert terreux et tout à gauche un vase de céramique, vernissé en vert dans ses deux tiers supérieurs. De l'autre côté, à l'intérieur du tapis bleu, dans un plat de porcelaine affecté par ce bleu, des pommes, dont l'une a roulé au-dehors. Ce rouge des pommes roulant vers le bleu, c'est une action qui semble résulter des processus colorés du tableau exactement comme la combinaison de deux nus de Rodin résulte de leurs affinités plastiques » (fig. 20). En fait, Rilke retrouve chez Cézanne, par le biais de la couleur, ce qu’il avait admiré quelques années auparavant chez Rodin, cette prépondérance du fait plastique et cette capacité à créer ainsi des mondes, à définir des psychologies et des états d’âme. Rilke analyse ainsi le buste de J. Paul Laurens, à ses yeux « peut-être le plus bel objet du musée du Luxembourg. Sa surface a été exécutée avec une sensibilité à la fois si ample et si profonde, il est si clos dans son attitude, si puissant dans l’expression, si ému et si éveillé que l’on ne perd pas le sentiment que la nature a pris cette œuvre des mains du sculpteur pour la tenir comme une de ses choses les plus chères » [97] (fig. 21). Toute mention du personnage de Laurens, de son caractère ou de sa personnalité est alors écartée. Rilke, de la même façon, décrit La Femme au fauteuil rouge,aujourd’hui connu sous le titre Madame Cézanne en jupe rayée (fig. 22), de Cézanne et ne retient que les couleurs : un motif bleu de cobalt, de petites taches de jaune vert ou une bordure bleu vert [98]. Sa remarque : « C’est comme si chaque point du tableau avait connaissance de tous les autres » [99] évoque d’autres réflexions à propos de Rodin, ces croisements de contours en particulier : « Comme tous les groupes de l’œuvre de Rodin, celui-ci (les Bourgeois de Calais) aussi était complètement enfermé en lui-même, un monde propre, un tout, rempli d’une vie qui tournait dans le même cercle et ne se perdait jamais en s’écoulant. Au lieu de contacts, c’étaient ici les croisements des contours » [100].
La conférence de 1907 résume bien la position de Rilke à l’égard de l’esthétique de Rodin : « […] tout ce que l’on peut faire c’est : produire une surface fermée d’une certaine manière, nullement due au hasard, une surface qui, comme celle des objets naturels, est entourée par l’atmosphère, éclairée et atteinte par des ombres, cette surface, et rien de plus » [101]. La pure extériorité domine : « Car tout le bonheur dont ont jamais tremblé des cœurs ; toute la grandeur dont la pensée seule nous détruit presque ; chacune de ces vastes pensées qui vont et viennent : – il y eut un instant où elles ne furent que le retroussement des lèvres, le froncement de sourcils, ou des étendues d’ombre sur des fronts ; et ce pli autour de la bouche, cette ligne au-dessus des paupières, cette obscurité sur un visage, comme dessin sur un animal, comme sillon dans un rocher, comme creux sur un fruit » [102]. On n’est pas très loin de Cézanne et de sa remarque : « Au diable s’ils se doutent comment en mariant un vert nuancé à un rouge on attriste une bouche ou on fait sourire une joue » [103].
Au-delà de la pure rhétorique, je ne peux conclure cet article qu’avec la vive conscience de tous les développements, à peine esquissés ici, qu’en matière de dessins surtout, et tout particulièrement ceux que Cézanne rattachait à sa période « couillarde », mériterait l’étude conjointe des conceptions et pratiques esthétiques de Rodin et Cézanne.
* Formule peut-être réécrite par Gasquet mais que ni Rodin ni Cézanne n’auraient désavouée, in Conversations avec Cézanne, Macula, [1978], 2011, p. 203. La formule complète est : « La peinture est une optique, d'abord. La matière de notre art est là, dans ce que pensent nos yeux. » Je remercie Nadine Lehni et Claudine Grammont pour leur relecture et leurs précieux avis.
** A. Rodin, « Réflexions sur la beauté » in L'Opinion, 11 juin 1910, p. 738. Il ajoute un peu plus loin : « Le beau est le rapport de la création et de l'être plus ou moins averti, avisé, instruit qui le regarde ». Le texte est cependant assez largement remanié par Riciotto Canudo.
[1] Voir les remarques in Gottfried Boehm, « Precarious Balance », Cézanne : Finished-Unfinished, cat. expo., Vienne et Zurich, 2000, p. 29-39, et 37 en particulier.
[2] Voir Hans Belting,« L’enfer de l’achèvement. L’art absolu et le non-finito », in Le Chef d'oeuvre invisible, [1998], Nîmes, Jacqueline Chambon, 2003, p. 263-280. H. Belting établit en particulier un parallèle entre les Grandes baigneuses et la Porte de l’Enfer, p. 277 et sq.
[4] Voir Cézanne, RMN, 1995, chronologie, I. Kahn, p. 531-532 ; ce serait en 1861 et 1862, les mêmes années que Rodin à peu de choses près. Dans les mêmes années aussi, 1864 pour Rodin, 1865 pour Cézanne, leurs premières œuvres sont refusées au Salon. La méfiance à l’égard des institutions est très forte chez les deux hommes ; ainsi Cézanne : « Les professeurs, ce sont tous des salauds, des châtrés, des jean-foutres ; ils n'ont rien dans le ventre », cité in Cézanne et Pissarro. 1865-1885, New York/Los Angeles/Paris, 2005-2006, Paris, RMN, 2006, p. 26.
[5] Cézanne hérite de son père en 1886 une fortune qui le met à l'abri du besoin ; Rodin connaît à partir de 1900 un net accroissement de ses revenus mais conserve un niveau de vie somme toute modeste.
[6] A. Rodin, « Réflexions sur la Beauté », in L’Opinion, 11 juin 1910 : « …il faut de la pauvreté, car la pauvreté contient la solitude et par là elle défend l’homme contre toute dissipation, et le garde de son milieu », p. 738. Cette conception a une forte connotation judéo-chrétienne ; voir l'intérêt de Rilke dans ses lettres sur Cézanne, ou ses analyses de Van Gogh ; cette pauvreté, qui est aussi une forme d'ascèse spirituelle, nettoie le regard, permet d'atteindre « l'objectivité sans limites » de Cézanne, comme l'indique P. Jaccottet, in R.M.R, Lettres sur Cézanne, Seuil, 1991, p. 12.
[7] « Je procède très lentement, la nature s'offrant à moi très complexe ; et les progrès à faire sont incessants. Il faut bien voir son modèle et sentir très juste ; et encore s'exprimer avec distinction et force », Lettre à Emile Bernard, 12 mai 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 62. C. Mauclair dit la même chose de Rodin, « Les Idées et le symbolisme de Rodin », in Trois crises de l’art actuel, Paris, 1906, p. 33-68 et p. 35 ici.
[9] E. Bernard, « Souvenirs » (1907) in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 121. Sur le travail et les conceptions partagées avec d'autres artistes comme Gauguin, voir le catalogue Cézanne-Pissarro, Musée d'Orsay, 2006, p. 30-32.
[11] Cézanne : « L'Art gothique est essentiellement vivifiant, il est de notre race », in E. Bernard, « Paul Cézanne », (L’Occident, février-mars 1904) in Conversations, éd. citée, p. 75. Et Rodin : « Cependant défendez votre œuvre, car vos pierres sont encore plus vivantes que nos cœurs, elles mesurent la beauté, l’éternelle mesure de la lumière et de l’ombre qui vous apparente à l’antique esprit païen, mais hélas nous n’en sommes plus dignes et le destin les retire simplement avant de disparaître » – ou encore « le gothique est l’arbre même de notre vie », MR D. 6027.
[12] Cézanne savait par cœur les Fleurs du mal et habita en 1865 l’hôtel de Charny, 22 rue Beautreillis où Baudelaire avait vécu en 1858-1859. Voir les poèmes de Baudelaire illustrés par Rodin, l’intérêt de Cézanne pour La Charogne (Léo Larguier, « Un dimanche avec Paul Cézanne », (1901-1902) et E. Bernard, « Souvenirs », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, respectivement p. 38-39 et p. 132,Rilke, op. cit., p. 241).
[13] On connaît la formule de Cézanne : « Imaginez Poussin entièrement refait sur nature ». Dans sa jeunesse, Rodin qui ambitionnait de devenir peintre, copie Poussin aux côtés de Rubens, autre grande admiration cézanienne, Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 145 et ibid., p. 253 (Musée Rodin, D.00296, Enfance de Bacchus ; l’original de Poussin est au musée du Louvre).
[14] Felix Baumann, « Beyond the Uniform Picture Surface », p. 17-41 in Cézanne: Finished-Unfinished, Vienne et Zurich, 2000, p. 27 ici.
[15] Voir lettre de Rilke à Zuloaga, 4 octobre 1902 : « Comme l’œuvre d’A. Rodin, il est bâti sur une belle tradition nationale, votre art, il est le dauphin de cette race royale qui survit à toutes les dynasties », passée en vente à Drouot en 1987. Même idée chez Mauclair, art. cité, p. 66-67 et qui au contraire très critique à l’égard de Cézanne, réfute cette filiation pour ce dernier.
[16] P. Cézanne, lettre à Emile Bernard, 23 décembre 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 89.
[18] C. Morice (1861-1919), poète, écrivain et chantre du symbolisme, ainsi caricaturé dans l’Assiette au beurre en mars 1912 : « Don Quichotte spleenétique, squelettique et redingoté. Porte une fiole d’alcool dans sa poche et une cathédrale dans le cœur ». Il a été le rédacteur des Cathédrales (1914) de Rodin. En 1905, il publie dans le Mercure de France, 1905/04/15 (T. 54, N 188), p. 541 : « Vous reconnaîtrez très vite -dix pas, dix regards vous auront suffi- cette présence à la fois occulte et évidente qui n’est pas celle d’un maître de jadis ni d’hier. Le XXIe Salon des Indépendants est unanimement un vaste HOMMAGE A CEZANNE ». En 1907, dans le même Mercure de France, il tient des propos très durs à l’égard du même Cézanne, cité par B. Tillier, Les Artistes et l’Affaire Dreyfus, Champ Vallon, 2009, p. 89.
[19] C. Pissarro, Lettres de C. Pissarro à son fils Lucien, J. Rewald éd., 18 novembre 1891, p. 266, et lettres à Mirbeau in Correspondance de Camille Pissarro, t. 3, n°709, 710, 714, 715, 716, 721 (1891). Rodin prévoyait d'acquérir un Paysage avec brouillard, qu'il trouvait « splendide », et dont il n'y a pas trace dans la collection à l'heure actuelle.
[20] G. Geffroy, Claude Monet, sa vie, son temps, son oeuvre, 1922, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 22. Monet connaissait Cézanne depuis 1862, et l’avait en grande estime. Il était aussi très lié à Rodin avec lequel il expose en 1889 à la galerie Georges Petit.
[21] Rodin avait eu la Légion d'honneur en 1887. Cézanne étant plutôt conservateur, il est possible que cela l'ait impressionné ; il n'en déclare pas moins dans sa lettre du 25 juillet 1904 à E. Bernard : « Donc les instituts, les pensions, les honneurs ne peuvent être faits que pour les crétins, les farceurs et les drôles », in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 88.
[24] On retrouve cette idée dans l'article sur la beauté, déjà cité, ou dans son testament « aux jeunes gens qui [veulent] être les officiants de la beauté », in l'Art, éd. citée, p 204.
[25] « Quel malheur que cet homme n'ait pas eu plus d'appui dans son existence! C'est un véritable artiste et qui en est arrivé à douter trop de lui. Il a besoin d'être remonté : aussi a-t-il été bien sensible à votre article », cité par G. Geffroy, Claude Monet, éd. citée, p. 65.
[27] Rainer Maria Rilke, lettre à Clara Westhoff, in Lettres de Paris, 1902-1910, Payot, Rivages, 2006, p. 216. Une première mention ( ?) de Rodin se trouve dans une lettre à Clara Westhoff, de Schmargendorf, le 8 novembre 1900 in R. M. Rilke, Œuvres III, Correspondance, éd. établie par Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1976, p. 17 : Rilke y cite l’Eternel printemps (fonte Barbedienne), Cottet et Cézanne « un singulier Français ».
[28] La linea serpentina reste un point essentiel de la beauté selon Rodin. La lettre S est féminine.
[30] R. M. Rilke, LAS 15 octobre 1907 à Lou Andreas Salomé, in Lettres sur Cézanne, éd. citée, p. 60-61.
[31] Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 217 : « Je suis plus traditionnel que l'on ne croit. C'est comme Rodin. On ne saisit pas du tout ce qui le caractérise, au fond. [...] Je ne voulais pas diminuer Rodin […] en disant ce que je disais. Je l'aime, je l'admire beaucoup, mais il est bien de son temps, comme nous tous. » Cézanne souscrit aussi pour le don du Penseur à la ville de Paris en 1906, voir Cézanne, Paris, RMN, 1995, « Correspondance », p. 309.
[32] Voir Paul Gsell, "Une visite au maître Rodin", Les Nouvelles, 2 mai 1909. Je remercie C. Grammont de m’avoir signalé cette réflexion.
[33] Georges Denoiville, « Autour du Salon d’automne : Une visite de l’atelier de M. Auguste Rodin - Pourquoi le maître n’a pas exposé ses dessins-Son opinion sur Cézanne et sur Carpeaux » , in Journal des Arts, 26 octobre 1907. Il s’agit ici du Nègre Scipion (1867), conservé actuellement au MASP (Museu de Arte de Sao Paulo) et dont la posture rappelle un peu le grand Penseur auquel Rodin travaillait justement à l’époque, dans sa version monumentale.
[34] Apollinaire, « L’ancienne société nouvelle », in L’Intransigeant, 11 mars 1911, in Chroniques d’art, 1902-1918, Paris, Gallimard, 1960, p. 192.
[35] Apollinaire, « Des échos et on-dit des Lettres et des arts » in L’Europe nouvelle, 14 septembre 1918, in Chroniques d’art, 1902-1918, op. cit., p. 556-557.
[36] Voir le catalogue Cézanne. Les dernières années, passim et Rodin, la chair, le marbre, A. Magnien dir., Paris, Musée Rodin/Hazan, 2012.
[37] Voir par exemple J. Lipchitz, « Homage », in A. Elsen, Rodin, The Museum of Moderne Art, New York, 1963, p. 5, et D. Viéville, « Introduction », in L’Invention de l’œuvre. Rodin et les ambassadeurs, Paris, Musée Rodin/Actes Sud, 2011, p. 10-25.
[39] « La vérité est que, toujours, j’ai fait de l’art pour l’art » déclare Rodin, in « La statue de Balzac », l’Eclair, 6 mai 1898, cité in B. Tillier, « La Tentation de la réserve », Les artistes et l'Affaire Dreyfus, op. cit., p. 84.
[40] « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre », voir sur cette question de la beauté, du lien éventuel avec le politique, l’article d’Anne E. Berger, « La beauté en quelques dates », 22/09/2012, Transitions, n°15.
[41] Rodin, L’Art, Entretiens réunis par Paul Gsell, Grasset, 1911, p. 44-45. Voir la remarque de Zola qui tente d'élaborer une nouvelle conception de la beauté : « C'est en nous que vit la beauté, et non en dehors de nous », Lettre de Zola à Valabrègue, cité in Cézanne et Pissarro. 1865-1885, New York/Los Angeles/Paris, 2005-2006, Paris, RMN, 2006, p. 24.
[43] L'Intransigeant, lundi 9 mars 1903. E. Zola et P. Cézanne, amis d’enfance, se brouillent après la publication de l’Oeuvre (1886) où Cézanne croit se reconnaître. Rodin quant à lui se fâche avec Zola après l’affaire Dreyfus et celle du Balzac, voir B. Tillier, ibidem.
[44] Voir J. Rewald, The Paintings of Paul Cézannne. A catalogue raisonné, Londres, Thames and Hudson, 1996, n° 116, s’il s’agit bien ici de l’autoportrait de Cézanne (coll. part.).
[45]Paul Leroi, « Salon de 1903 », L’Art, Revue mensuelle illustrée, vingt-troisième année, t. III, troisième série, t. LXII, juin 1903, p. 326-328.
[46] Paru dans La Vérité vichyssoise, 29 mai 1898, repris in J.K. Huysmans, Ecrits sur l’art 1867-1905, Patrice Locmant éd., Bartillat, 2006, p. 472. C. Mauclair fait aussi de Cézanne le chantre de la laideur dans « La Crise de la laideur en peinture », in Trois crises de l’art actuel, éd. citée, p. 286-323.
[47] Je remercie Claudine Grammont d’avoir attiré mon attention sur ce point, sur Karl Ernst Osthaus et Matisse en particulier. On pourrait citer bien des noms dont ceux de G. Geffroy, Matsukata, Eugène Blot, Cassirer, Berheim-Jeune, Samuel Courtauld, Averell et Mary Harriman, fils et belle-fille d’Henry Harriman dont Rodin fit le portrait.
[48] Cité par Joseph Rishel, in Cézanne, cat. d’expo. Paris/Londres/Philadelphie, 25 septembre 1995-18 août 1996, F. Cachin, Joseph Rishel éd., Paris, RMN, 1995, cat. n°60, p. 198. L’œuvre se trouve aujourd’hui au Petit Palais.
[49] Voir Nadine Lehni, Marie-Thérèse de Pulvenis, « Matisse », in Matisse-Rodin, cat. d’expo. Nice, musée Matisse/Paris, musée Rodin, RMN/éd. du musée Rodin, 2009, p. 17-20. La localisation du buste est inconnue.
[54] C. Mauclair, Auguste Rodin, 1918, op. cit., p. 59. Rodin ajoutait : « Je ne suis pas un rêveur mais un mathématicien, et si ma sculpture est bonne, c’est qu’elle est géométrique », ibid., p. 64.
[56] Comme Rilke en 1905, Charles Morice avait accepté, en 1908 et pour les mêmes raisons financières, le poste de secrétaire de Rodin. Cela dura deux mois, encore moins longtemps que pour Rilke. La rédaction des Cathédrales de France (1914) fut aussi l’occasion de nombreuses frictions entre les deux hommes.
[59] Cézanne. Les dernières années (1895-1906), Grand Palais, 20 avril-23 juillet 1978, Paris, RMN, p. 107, n°22.
[61] Ibidem, p. 67. Voir aussi ibidem, p. 228, « "Réaliser ses sensations", telle fut la devise de Cézanne ».
[66] Lucian Freud in Lawrence Gowing, Lucian Freud, Londres, Thames and Hudson, 1982, p. 190-191, traduit par Cécile Debray, p. 146. Voir Richard Shiff, « Mur-peinture. Paint Wall », in Lucian Freud. L’atelier, Cécile Debray éd., Paris, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 2010, 64-71, p. 66 et 70. Sur les liens revendiqués entre Cézanne et Lucian Freud, cet hommage du second, After Cézanne, 2000, p. 127, Canberra, national Gallery of Australia. Sur ce type de fantasme, voir Le Portrait ovale d’Edgar Allan Poe et le catalogue Rodin. La Fabrique du portrait, A. Magnien éd., Paris, Musée Rodin, 2009.
[67]« “Precarious Balance”. Cézanne and the Unfinished », in Cézanne Finished/Unfinished, op. cit., p.29-39, p. 37 ici.
[68] « Ah ! comme souvent Rembrandt et Rodin s’accordent ! Comme souvent Rembrandt pourrait signer des œuvres de Rodin, tout comme Rodin eût pu signer des œuvres de Rembrandt ! Dans les portraits par Rodin, c’est toujours, comme chez le mystérieux Hollandais, l’élasticité, la pulpe, la trituration admirable des chairs, la qualité pleine et dure et comme arrondie des ossatures sous le plissement des peaux, les ornières inouïes des rictus, le fronçage miraculeux des cartilages et la présence d’une vie intérieure qui déconcerte par son acuité », Bourdelle, « Discours de Prague », (1909), 1978, p. 141.
[73] Sur l’importance de cette métaphore venue de Goethe, voir R. Recht, « Le combat de Rodin », in L’Invention de l’œuvre. Rodin & les ambassadeurs, Actes Sud/Musée Rodin, 2011, p. 45-61 et Aline Magnien, « Verissima manus » in Rodin, la chair, le marbre, Paris, Hazan, 2012, p. 13-27.
[74] Mercure de France, 16-12-1917, p. 589. Valentine de Saint-Point tient des propos très similaires.
[76] R. M. Rilke, Correspondance, 1976, « Das Modell sheint, das Kunst-Ding ist », lettre à Lou Andreas Salomé, Oberneuland, près Brême, 8 août 1903, p. 30 et plus loin : « Seules les choses me parlent. Les choses de Rodin, celles qu’on voit aux cathédrales gothiques, les choses de l’antiquité- toutes les choses accomplies », ibid., p. 33.
[78] Lettre à Emile Bernard, 15 avril 1904, in Conversations avec Cézanne, éd. citée, p. 59, et dans sa lettre du 26 mai 1904 : « Le travail qui fait réaliser un progrès dans son propre métier est un dédommagement suffisant de ne pas être compris des imbéciles », ibid., p. 64.
[79] P. Gsell, L'Art, Grasset [1911], 1997, p. 50 : « Ne considère jamais une surface que comme l'extrémité d'un volume, comme la pointe plus ou moins large qu'il dirige vers toi. C'est ainsi que tu acquerras la science du modelé ».
[90] Th. Reff, “La question du fini chez Cézanne”, in Mélanges en l’honneur de Françoise Cachin, Gallimard/RMN, 2002, p. 194-201.
[96] Lettres sur Cézanne, 1991, 4 novembre 1907, exposition à Prague, p. 82 (vers 1890-1894, toile au Kunsthaus de Zurich).
[98] Voir Hella Monavon-Bockemühl, « Reflets de la poétique rilkéenne dans les lettres sur Cézanne », in Rilke et Rodin, catalogue d’exposition, Fondation Rilke, 1997, p. 155-171, ici p. 159. Voir aussi A. Magnien, « Rodin portraitiste sous l’œil de Rilke », colloque Rilke, Cerisy-La-Salle, 2009, S. Schauder et M. Itty éd., Lille, Presses du Septentrion, à paraître (2013).