Conversation critique n°11.1

 


À quelques dizaines de mètres de l’immeuble où nous nous étions installés, on construisait la chapelle de style roman dont Léonard Foujita avait dessiné les plans et qu’il allait décorer de fresques murales pour célébrer sa conversion rémoise au christianisme, survenue quelques années plus tôt dans la basilique Saint-Remi. Je ne le sus que bien plus tard : on ne s’intéressait guère à l’art, chez moi, et encore moins à l’art chrétien. Je ne l’ai visitée qu’en écrivant ce livre. Le goût pour l’art s’apprend. Je l’appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu’il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale – et pour mettre à distance celui, celle d’où je venais. L’intérêt pour la chose artistique ou littéraire participe toujours, consciemment ou non, d’une définition valorisante de soi par différenciation d’avec ceux qui n’y ont pas accès, d’une « distinction » au sens d’un écart, constitutif de soi et du regard que l’on porte sur soi-même, par rapport aux autres – les classes « inférieures », « sans culture ». Combien de fois, au cours de ma vie ultérieure de personne « cultivée », ai-je constaté en visitant une exposition ou en assistant à un concert ou à une représentation à l’opéra à quel point les gens qui s’adonnent aux pratiques culturelles les plus « hautes » semblent tirer de ces activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité se lisant dans le discret sourire dont ils ne se départent jamais, dans le maintien de leur corps, dans leur manière de parler en connaisseurs, d’afficher leur aisance... tout cela exprimant une joie sociale de correspondre à ce qu’il convient d’être, d’appartenir au monde privilégié de ceux qui peuvent se flatter de goûter les arts « raffinés ». Cela m’intimida toujours, mais j’essayai néanmoins de leur ressembler, d’agir comme si j’étais né comme eux, de manifester la même décontraction qu’eux dans la situation esthétique.

Réapprendre à parler fut tout autant nécessaire : oublier les prononciations et les tournures de phrase fautives, les idiomatismes régionaux (ne plus dire qu’une pomme est « fière », mais qu’elle est « acide »), corriger l’accent du Nord-Est et l’accent populaire en même temps, acquérir un vocabulaire plus sophistiqué, construire des séquences grammaticales plus adéquates...bref, contrôler en permanence mon langage et mon élocution. « Tu parles comme un livre », me dira-t-on souvent dans ma famille pour se moquer de ces nouvelles manières, tout en manifestant que l’on savait bien ce qu’elles signifiaient. Par la suite, et c’est encore le cas aujourd’hui, je serai au contraire très attentif, en me retrouvant au contact de ceux dont j’avais désappris le langage, à ne pas utiliser des tournures de phrase trop complexes ou inusitées dans les milieux populaires (par exemple, je ne dirai pas « Je suis allé » mais « J’ai été »), et je m’efforcerai de retrouver les intonations, le vocabulaire, les expressions que, bien que les ayant relégués dans un recoin reculé de ma mémoire et ne les employant plus guère, je n’ai jamais oubliés : pas tout à fait un bilinguisme, mais un jeu avec deux niveaux de langue, deux registres sociaux, en fonction du milieu et des situations.

Didier Éribon, Retour à Reims, Flammarion, 2010, p. 108-109.

André Bayrou

02/10/2021

 

L’auteur nous explique combien le fossé qui sépare les classes sociales impose à celui qui navigue entre deux milieux d’imiter scrupuleusement les façons du groupe où il se trouve, en prêtant une attention de chaque instant aux signes qui pourraient le trahir, et ainsi le faire exclure : avec les loisirs culturels, les façons de parler sont le marqueur social qui réclame une surveillance constante. Il faut se corriger sans cesse et dans les deux sens, d’abord pour s’arracher à son milieu, puis pour être capable d’y retourner. L’impératif étant toujours de se fondre dans le décor social, d’éviter absolument de faire tache, alors qu’on se sent justement comme une pièce rapportée. Pour le sociologue, l’homo novus – comme on appelait à Rome un homme politique qui n’était pas issu d’une longue lignée de patriciens – ne peut jamais se laisser aller : son « bilinguisme » apparaît moins comme une souplesse agréable que comme une perte de transparence et de spontanéité.

Dans ces pages comme dans l’ensemble de Retour à Reims, Eribon réfléchit aux transformations de soi qu’implique le passage d’un environnement à un autre, de la famille ouvrière rémoise dont il est issu aux milieux intellectuels parisiens (et internationaux) qu’il a intégrés à l’issue de ses études en philosophie, travaillant d’abord comme critique de livres à Libération et au Nouvel Observateur, avant de lancer sa carrière d’auteur par une biographie de Michel Foucault mondialement remarquée. Il s’impose ensuite comme un théoricien de la condition minoritaire, en partant de son expérience gay.

Un tel parcours, qui pourrait illustrer les réussites de l’ascenseur social français, est pourtant raconté sur un ton d’amertume et de colère (comme chez Annie Ernaux qui se fonde sur la même sociologie) : le « transfuge de classe », selon l’expression consacrée par Bourdieu, apparaît comme un héros de tragédie, à la fois coupable et innocent d’avoir pris ses distances avec sa famille, car il y aurait été forcé par la machine impitoyable de la domination sociale qui rendrait les pauvres repoussants dans leur misère et les riches obscènes dans leur triomphe, et qui vous sommerait de choisir entre l’une et l’autre disgrâce.

De fait, en lisant ce livre, j’ai l’impression que, d’un bout à l’autre de l’échelle sociale, on retombe toujours dans une condition méprisable : aucun des deux mondes que l’auteur a connus ne semble trouver grâce à ses yeux. Bien sûr, l’intelligentsia parisienne constitue un refuge pour vivre librement son homosexualité ; bien sûr, le peuple ouvrier reste l’acteur primordial dans la vision politique de gauche qui guide son engagement (même quand ce peuple apparaît séduit par l’extrême-droite). Mais, au-delà de ces mérites, tout ce qui est décrit de l’un et l’autre groupe finit par prendre un tour grinçant.

Si la culture des gens cultivés est dénoncée ici comme un pur exercice de distinction auto-satisfaite (toujours l’héritage de Bourdieu et Passeron), il ne faut pas s’attendre à plus de bienveillance envers la culture populaire dans laquelle le narrateur baignait durant son enfance : son frère passionné de Johnny Hallyday, les parties de pêche, le football, les plaisanteries de fin de repas, tout ceci se présente à l’écriture entouré d’un relent de détestation tenace. J’y vois pourtant de petits plaisirs qui peuvent apporter un peu de douceur de vivre à travers la dureté des conditions matérielles, et je m’identifie à quelques-uns de ces goûts. La tendresse que j’éprouve pour certaines de ces habitudes de famille aussi sévèrement décrites (je n’ai pas lu En finir avec Eddy Bellegueule, dédié justement à Eribon, mais j’imagine qu’il pourrait susciter ce genre de réaction), cette tendresse vient-elle seulement du fait que je ne me suis jamais senti cerné, emprisonné par ces usages, dans la mesure où j’avais facilement accès à une autre culture dans ma famille ? Par corrélation, je présume que c’est parce qu’Eribon éprouve encore dans tout son être comment c’était de se trouver à l’étroit dans son milieu, qu’il a gardé la dent aussi dure.

En sociologie de la culture, les travaux de Richard Peterson ont promu l’idée que les catégories favorisées sont les seules à pouvoir être omnivores, se nourrissant de tous les genres ou de tous les styles, des plus élitistes aux plus trash – non sans ressentir, dans le passage du « fin » au « grossier », le plaisir de s’encanailler. Ce n’est pas tout à fait faux. Bien sûr, le snobisme à l’ancienne se rencontre encore dans l’attitude d’un certain public (tous arts confondus), mais il est bien plus fréquent désormais de voir des personnes de milieu aisé afficher des prétentions culturelles dans les deux sens, marquant un écart par le « haut » et par le « bas » lorsqu’elles exhibent tour à tour leur connaissance – prenez les exemples que vous voulez – des films d’auteur et des « nanars », de la théorie critique et des Pokemons, du latin vivant et du championnat de rugby (ce dernier couple de passions serait mien), etc. : on assisterait alors à un double effet de distinction, un peu comme dans la fable de La Fontaine sur la chauve-souris qui, selon ce que mange le prédateur (la belette) qui la menace, se dit oiseau pour se distinguer des souris et souris pour se distinguer des oiseaux.

Sauf que ces concepts de distinction et de régime omnivore ne peuvent pas me satisfaire s’ils m’entraînent à jeter le soupçon sur toute incursion dans d’autres univers culturels que celui auquel chacun serait prédestiné par sa naissance, à commencer par le souci de corriger son langage. Pour assouplir le cadre et libérer davantage les conduites, il me faudrait redéfinir ces outils de pensée au moyen de quelques remarques :

– si la distinction se reconnaît à la façon de chercher dans ses activités une élévation, un progrès personnel, un moyen de s’embellir ou de faire advenir une meilleure version de soi-même, alors je soutiens et recommande chaleureusement au plus grand nombre cette distinction-là, qui n’est pas l’apanage de la « haute » culture – voyez les activités de toute sorte qu’on fait entrer désormais dans la vague du « développement personnel ». Je ne passerais pas tant de temps à lire des livres si je n’espérais pas devenir ainsi un peu meilleur et surtout plus heureux (sans que ce soit, évidemment, un bénéfice automatique de la lecture), et j’ose espérer qu’il en va de même pour Eribon.

– si la distinction se reconnaît au fait de se sentir partie prenante d’un cercle restreint d’initiés ou d’adeptes fervents qui en savent plus long que le grand public, alors elle est pratiquée dans tous les milieux sociaux et pour tout objet culturel qui rassemble ce genre de passionnés (voyez, par exemple, les mordus de tel ou tel série, manga, ou jeu vidéo ; cela n’empêche pas, bien entendu, que certaines activités de loisir soient perçues comme typiques des catégories sociales privilégiées).

– l’impression de connivence entre gens cultivés n’est souvent qu’un vernis qui dissimule des failles, des lacunes et des écarts importants entre les pratiques réelles des individus (je ne vous dis pas mon embarras un jour où l’on a tenté d’engager avec moi une discussion sur les grands concertistes du moment en musique classique, parce qu’on supposait, vu mes études littéraires, que j’étais aussi mélomane : je suis largement ignorant en ce domaine ; j’ai davantage de repères en cinéma, mais je suis très loin d’avoir la ferveur et l’érudition des cinéphiles). La dissonance culturelle (le manque de cohérence qui affecte notre rapport à la culture) est donc la règle et non l’exception : ce point comme le précédent sont attestés par le travail d’un sociologue que j’affectionne, Bernard Lahire ( La Culture des individus), mais qu’Eribon déteste, naturellement, et accuse de trahir Bourdieu.

– quels que soient nos exigences, préjugés ou coquetteries en matière de culture, on ne verse pas complètement dans le snobisme ou l’élitisme si l’on s’efforce d’œuvrer pour la transmission, pour le partage des œuvres que l’on admire avec un public aux contours sociaux indéfinis, à commencer par les jeunes générations. Enseigner dans cet esprit est un constant défi à la domination sociale et au cloisonnement culturel qu’elle entraîne.

– les meilleurs professeurs que j’ai eus m’ont appris à reconnaître mon ignorance ou mon incompréhension face à telle ou telle œuvre censée être connue : dans ce modèle, pour faire vraiment partie des gens cultivés, il n’est nullement question d’afficher un air entendu ou une aisance factice, c’est tout l’inverse.

– sauf à vivre dans une société parfaitement uniforme (ce qui n’aurait lieu que sous un régime totalitaire), tout être humain est amené à user de plusieurs langages pour s’adapter aux interlocuteurs et aux situations. L’expérience de la mobilité sociale ou les coutumes des sociétés très hiérarchiques – les 7 ou 8 nuances de « je » qui existent, paraît-il, en japonais, selon l’autorité dont on dispose – ne font qu’un effet de loupe sur une réalité inhérente au fait même de parler. (Il suffit parfois que mon épouse m’entende prononcer quelques paroles au téléphone pour deviner à qui je m’adresse, car ma parlure se modifie chaque fois selon la personne au bout du fil.) Dès lors, ne maîtriser qu’un seul langage rigide, sans capacité de modulation ou de re-formulation, serait tôt ou tard vécu comme une pauvreté et une contrainte existentielle.

– j’appartiens à une génération d’élèves puis d’enseignants que l’on a habituée à voir dans le fait qu’un adulte corrige le langage d’un enfant (en fonction d’une grammaire et d’un idéal du « bien parler ») une violence symbolique et une humiliation à éviter. C’est particulièrement vrai pour les professeurs de langue vivante, qui reçoivent souvent pour consigne didactique de ne pas reprendre leurs élèves, afin de soutenir leur participation.

– la transmission d’une grammaire et l’invitation à modifier son langage selon la situation sociale contribuent à la transmission de la civilité en général et favorisent le libre épanouissement des jeunes gens, à condition qu’on ne vise ni à éradiquer ni à rendre honteuse la langue du foyer familial comme on l’a fait pour les « patois » de France et pour les langues des pays colonisés ; c’est pourquoi j’essaie modestement d’aider mes étudiants à corriger leurs tournures de français populaire quand ils s’expriment dans le contexte du cours, tout en leur expliquant qu’elles seraient à leur place dans d’autres lieux de l’espace public, et que je m’exprime moi-même différemment quand je sors de la salle de classe (j’aimerais bien voir leur tête s’ils m’entendaient glisser quelques phrases en gascon).

– chaque langue admet plusieurs accents régionaux, qui ne sont pas une affaire de grammaire ou de vocabulaire : je ne corrige jamais un accent régional ou immigré chez mes élèves ; il me semble en revanche légitime, quand on enseigne une langue étrangère, d’entraîner les élèves à une certaine prononciation de référence, dans la mesure où elle les aidera à se faire comprendre dans cette langue.

Je repense au philosophe et académicien Michel Serres, fils de marinier sur la Garonne, qui a gardé toute sa vie son malicieux accent d’Agen et sa passion pour la langue française. À son exemple, j’aspire à une philosophie qui nous aide à assumer d’un même élan nos appartenances et nos explorations, le lieu (social) dont nous venons et les autres espaces qui nous aimantent.

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