Conversation critique n°9.4

 


[ Ce passage forme une transition entre la réflexion autour de l’Affaire Chénier et celle consacrée au Consentement de Vanessa Springora. Hélène Merlin-Kajman, après avoir critiqué la lecture littérale déployée par les auteurs de « Voir le viol » pour commenter « L’Oaristys » , interroge la valeur et l’effet de la beauté des textes littéraires ainsi que les différentes « formes d’assentiment » qu’ils appellent, ou empêchent.

Mais comment définir les raisons pour lesquelles un texte peut sembler beau[1]? Cette subjectivité de l’effet esthétique peut-elle être précisée de façon partageable ?

Quand un texte littéraire me donne envie de dire « c’est beau ! », c’est que quelque chose s’y passe, qui ne concerne certes pas que son « représenté », mais sa « forme-sens ». Quelque chose se passe dans l’écriture, dans cette langue cherchée qui caractérise toute écriture selon Gérald Sfez[2], dans ses flexions, son rythme, le choix de ses mots, sa syntaxe, qui me saisit avec une évidence et une intensité heureuses, quand bien même il y aurait du malheur ou de la souffrance en jeu, voire de l’intolérable. « Évidence », parce que je reconnais ; et pourtant ce quelque chose me surprend, me méduse même : car l’évidence d’un texte beau ne s’anticipe pas. D’où aussi, mais en un autre sens, un sentiment immédiat de reconnaissance : de gratitude, d’émotion, parce que quelqu’un est là, intensément là, dans une singularité qui m’est adressée au bord de l’abîme, c’est-à-dire de là même où elle aurait pu ne jamais être adressée à quiconque, et pourtant, l’est[3].

C’est cela : un texte beau me saisit par la singularité et la justesse de ce qu’il me transmet. Il ne mobilise pas ma curiosité, il ne s’adresse pas à mon ignorance pour en repousser les bornes en me présentant un nouveau cas, un cas jusque-là inconnu de moi : il ne s’agit pas d’agrandir mon savoir. La singularité en question me touche esthétiquement dans un sentiment de commune humanité au bord du gouffre de son énigme[4]. Un beau texte me donne à ressentir le caractère irremplaçable d’une présence affectée, et qui se bat dans la langue avec ce qui l’affecte, quel que soit le choix esthétique de sa manière de se battre, d’habiter la langue, de la rendre accueillante à sa singularité, de l’en pénétrer. Présence d’un regard, d’un corps, d’une écriture, grâce à quoi le texte suscite, (r)éveille, (r)allume, agite, des zones de ma personne qui me font me sentir en vie, m’assurent que la vie vaut la peine d’être vécue, même jusqu’à l’angoisse ou au désespoir : car dans ce dernier cas, la présence qui habite un texte beau, et, l’habitant, me le donne, arrête ce désespoir juste avant le stade où il pourrait m’effondrer, où il pourrait me rendre cruelle, voyeuse, complice de, ou seulement indifférente à, ce qu’il me présente, me donner envie de mourir, ou me faire perdre le goût d’être née.

Là, rien. Un peu d’écœurement et beaucoup d’ennui. Et une nette révolte contre ce vers « Tu déchires mon voile ! ». Que le voile soit celui du vêtement ou celui de l’hymen ne change en fait pas la brutalité, et même la littéralité, du verbe « déchirer ». Avec lui, le symbole sombre dans l’évocation d’une violence réelle rehaussée de jouissance : on frôle le traumatique, inévitablement, que ce soit du côté de l’agent de la violence[5] ou de sa victime.

La littérature regorge de textes mauvais ou médiocres, ce dont on ne parle pas assez quand on réfléchit sur la littérature . Au contraire, une tendance critique encouragée par la sociologie bourdieusienne et devenue un poncif comme un autre veut que les textes « mineurs » ne doivent cette qualité inférieure qu’au fait qu’ils auraient perdu la bataille de la reconnaissance légitime. Ils auraient été écartés par les institutions littéraires, malgré leur valeur égale à celles des textes « majeurs ». Du coup, les programmes universitaires actuels regorgent de ces textes, qui peuvent avoir de l’intérêt, certes, mais sont à mon sens esthétiquement médiocres. Le geste de vouloir les réhabiliter se veut un geste politique qui s’appuie sur une certaine définition et de la littérature et de son commentaire. Les textes mineurs, d’un côté, sont perçus comme des sortes de personnages allégoriques incarnant les « vaincus » de l’histoire auxquels on redonnerait ainsi la parole. Ceci entraine que, de l’autre, leur commentaire repose sur l’interdiction de porter sur eux tout jugement de valeur esthétique.

Comment renverser cette tendance sans retomber dans le culte « bourgeois » des grandes œuvres ou dans la définition quasi religieuse de l’art ?

« Plusieurs formes d’assentiment »

Une proposition théorique de Jérôme David fournit un outil éthique et critique important. Plutôt que de penser le texte littéraire en termes de représentation, de référentialité ou même de sens profond, il propose de considérer qu’un texte littéraire présente un « engagement ontologique » particulier[6]. Il institue un monde par le biais de l’imagination, faculté récusant l’opposition entre ce qui est réellement réel, et le monde de la fiction[7]. Et David ajoute une conséquence très importante, car elle réintroduit dans la démarche critique l’autorisation de juger un texte littéraire : « Un engagement ontologique appelle un assentiment.[8]»

Je ne donne pas mon assentiment à ce poème de Chénier : son engagement ontologique ne me concerne pas, me déplaît même. Aussi ne présenterais-je pas ce poème à des élèves ou à des étudiants , du moins aussi longtemps que je veux leur faire lire, connaître, aimer, analyser, un texte de littérature. Il y a tant de textes auxquels donner son assentiment avec transport, ferveur, conviction, espoir, inquiétude, etc., que ce choix n’aurait à mes yeux aucune justification possible. Enseigner la littérature n’a pas pour but, selon moi, de transmettre un message, fût-il critique et militant par l’exhibition d’une indignation, mais d’agrandir l’imagination pour faire grandir en subjectivité. J’y reviendrai.

Mais évidemment, toute carrière d’enseignant comprend des moments où on fait cours sur des textes qu’on n’a pas, et n’aurait pas, choisis. Si un programme décidé sans moi me faisait l’obligation de commenter « L’Oaristys », j’essaierais de faire sentir aux élèves ou aux étudiants pourquoi il est selon moi médiocre. Je leur présenterais donc mes réflexions précédentes ; et je leur ferais notamment sentir ce que la position de désir de l’homme y présente de violent et d’injustifiable.

Pourtant, comme l’écrit encore David, « toute œuvre est passible de plusieurs formes d’assentiment », ce qui signifie aussi que les « communautés » suscitées par les œuvres « n’instaurent pas les mêmes liens avec ou entre les lecteurs ». Le moment où l’on présente un texte à une classe est un moment d’instauration d’une forme de communauté et d’assentiment, fût-ce de façon éphémère.

Je ne crois pas que le rôle de l’enseignant consiste à instaurer un assentiment militant, ni qu’un texte vraiment littéraire se contente jamais de communiquer seulement une conviction militante. Donc, surtout dans un cours, on peut décider de donner sa chance à un texte, d’accueillir son engagement ontologique en le présumant moins univoque que ce que suggérait l’impression qu’on a pu en recevoir à la première lecture.

Pour quoi faire ?

Un commentateur, a fortiori un enseignant, ne devrait pas heurter de front une réaction de lecture en la dégradant d’emblée. Du reste, bien des réactions de lecture lui resteront inconnues, ce qui accroît la nécessité où il est d’agir avec prudence et avec tact. Sa responsabilité éthique lui impose, selon moi, de ne pas perdre le contact avec les lecteurs, élèves ou étudiants, qu’un texte, ici « L’Oaristys », aura pu toucher favorablement. La transitionnalité – sur laquelle je reviendrai en fin de parcours – est dans le partage, lequel s’invente dans la rencontre entre un assentiment premier (ou une absence d’assentiment, ici), et le genre d’assentiment que l’on désire faire naitre : jamais de façon extorquée, intrusive, abusive.

[1]  J’ai déjà essayé de le faire dans Lire dans la gueule du loup ( op. cit.).

[2] V. Gérald Sfez, La Langue cherchée, Paris, Hermann, 2011. Ce livre parcourt « l’hypothèse contemporaine » de la « résistance dans la langue » pour en écarter la négativité et reconnaître une définition exigeante de l’écriture : « l’écrivain est celui qui noue des liens avec ce qui échappe. Il n’y renonce pas. Il se remarque seulement à ce signe que, ce faisant, par rapport à un certain réel, il s’en sort . Or, la langue est, pour ainsi dire, un de ces étants donnés, relativement à quoi il prend ses distances. » (p. 191)

[3]  En un sens, je reformule ici la valorisation de « la bouteille à la mer ». La métaphore introduite par Paul Celan a été maintes fois reprise pour opposer la publication d’un livre dans un régime de modernité par opposition à ce que serait la destination « classique » à un public déterminé ( sur ces questions, v. Hélène Merlin-Kajman, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994). Mais cette bouteille cherche son destinataire – et la publication est une mer très particulière, la sacralisation- profanation d’un espace de don, comme j’ai cherché à le montrer dans L’Animal ensorcelé (op. cit.), non la traduction institutionnelle d’un champ de forces sociales. Dans l’analyse que je fais du Consentement au chapitre 6, je fais même l’hypothèse d’une destination à une instance connue, mais qui, en se dérobant, ouvre à l’indétermination – nécessaire – du public.

[4] Non sans rapport avec ce que dès 1925, le critique russe Viktor Chklovski avait nommé « ostranenie ». V. Viktor Chklovski, « L’Art comme procédé » 1925, in Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, prés et trad. T. Todorov, préface de R. Jakobson, Paris, Seuil, 1965. Todorov a pour sa part traduit « ostranenie », non par « estrangement » mais par « singularisation ».

[5] Je pense, comme Patrice Loraux, qu’il y a aussi du trauma chez les « tortionnaires », dont la part d’affectivité commune a été pétrifiée : v. Patrice Loraux, « Les disparus », in J.-L. Nancy (dir.), L’Art et la mémoire des camps. Représenter. Exterminer, Paris, Seuil, 2001. V. Aussi mes analyses dans L’Animal ensorcelé, op. cit.

[6] "https://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/le-contresens/sommaire-de-contresens/909-n-15-j-david-fatiguer-l-hermeneutique-pour-jean-kaempfer"https://www.mouvement-transitions.fr/index.php/intensites/le-contresens/sommaire-de-contresens/909-n-15-j-david-fatiguer-l-hermeneutique-pour-jean-kaempfer

[7] Sa position rejoint ainsi celle que tous les travaux de Florence Dumora ont défendu depuis son livre L’Œuvre nocturne. Songe et représentation au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2005. Jérôme David s’appuie sur Cornélius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

[8]  Jérôme David, « Engagement (ontologique) », in E. Bouju (dir.), Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire , Nantes, Cécile Defaut, 2015, p. 86.

Hélène Merlin-Kajman La littérature à l'heure de #MeToo, Les éditions d'Ithaque, 2020, p. 79-83

Natacha Israël

22/05/2021

 

La révulsion m’empêcherait de transmettre sans faire violence. Or si, par principe, elle prohibe tout geste de transmission de ma part, par bonheur, elle me reste inconnue. Je pense que la lecture de Matzneff me révulserait mais, précisément, j’ignore tout de son œuvre et je n’ai aucun désir de la découvrir ; je n’ai pas lu Sade, non plus, et sais d’instinct que je n’admettrai pas d’y être forcée. L’ennui est le sentiment que je dois le plus souvent combattre mais, le geste de transmission n’étant jamais ennuyeux, je sais gré aux étudiants (dont je trouve la curiosité très développée autour de vingt ans) de sauver… l’affaire. En passant, j’observe que « l’Affaire Chénier » s’est révélée passionnante. Attentive à toutes sortes d’« engagements ontologiques », chaque œuvre présentant un monde qu’elle m’autorise à juger, je dirai volontiers, avec Jérôme David et Hélène Merlin-Kajman, que le texte littéraire m’amène soit à une forme d’acquiescement soit au dissentiment, en particulier s’agissant de cette « langue cherchée » dont parle Gérald Sfez mais aussi, je l’admets, s’agissant du monde qui m’est proposé ; et j’ajouterai que mon assentiment ne concerne pas nécessairement chaque aspect de l’œuvre, cela sans que mon admiration en soit diminuée (je pense à ma réticence à certains passages de Pylône, de Faulkner, où l’avilissement du personnage du reporter ressemble à une longue scène de suicide qui, très tôt, m’est insupportable, justement parce que la langue de Faulkner ne cherche pas à paralyser ma compassion, parce que cette langue hyper-sensible exaspère mes sens), tandis que le dissentiment relève d’une autre expérience, asymétrique… Ce n’est pas que la langue soit hyper-sensible, hyper-puissante, hyper-émouvante, mais plutôt que cette « langue cherchée » et, parfois, l’essentiel du récit suscitent très tôt une protestation équivalente au refus de signer au bas d’un contrat. Pourtant, je me pose cette question : peut-on persévérer dans le dissentiment avec l’engagement ontologique d’une œuvre et réussir néanmoins quelque transition grâce à elle ?

La question en soulève d’autres dans la foulée : à quel point ? pour quelle sorte de bénéfice ? et de quelle expérience s’agit-il par rapport à la transitionnalité envisagée comme le partage inventé « dans la rencontre entre un assentiment premier (ou une absence d’assentiment (…)), et le genre d’assentiment que l’on désire faire naître » ? Si je peux partager, sous la contrainte, un texte qui ne reçoit pas mon assentiment et en tirer bénéfice à l’idée que les étudiants en tirent eux-mêmes quelque bénéfice et modifient en retour ma perspective initiale, cette expérience est distincte de celle qui consiste à partager, sans y être forcée, un texte qui reçoit mon assentiment ; et cette expérience, en premier lieu, se distingue de la découverte d’un texte qui ne reçoit pas mon assentiment tout en me touchant et en s’avérant alors, pour moi, « transitionnel ».

Me faudra-t-il donc admettre qu’être touchée revienne à donner mon assentiment ? Ou bien qu’en prétendant accomplir une transition, je confonds les catégories de l’ami et de l’ennemi, le texte constituant concrètement une sorte d’ennemi qui, comme dans la pensée politique de Carl Schmitt, m’aide simplement à mieux me positionner face à ce qui ne me convient pas ? Je ne me sens pas prête à franchir le pas dans l’une ou l’autre de ces directions. En parlant de pas, une petite voix intérieure s’obstine à me souffler l’hypothèse d’une « transition » consistant à franchir un cap, passer un barrage, y compris grâce aux œuvres qui ne reçoivent pas mon assentiment bien que cela ne puisse être accompli sans conditions (en premier lieu, l’œuvre ne doit pas susciter la terreur inhibitrice de toute possibilité de réagir, dialoguer, avancer).

Je grandis – en subjectivité – même lorsqu’une œuvre me met au contact avec un monde, une esthétique, un certain rapport au temps et un certain type de rapports entre les individus, que je trouve déplaisant. Mais seulement si j’y trouve inopinément la « clé » ouvrant l’accès à une part de moi, ou de mon histoire, le plus souvent de mon histoire familiale ou sentimentale, mais très souvent aussi, du même coup, de l’histoire sociale, des communautés, des guerres…

Sans doute faut-il préciser sans attendre que je n’éprouve alors finalement ni terreur ni colère, mais une sorte de gratitude comparable, à certains égards, à celle que m’inspirent mes auteurs favoris. Shakespeare est l’un d’eux, contrairement à Marlowe que je lis sans plaisir et qui entre néanmoins dans la catégorie des auteurs très importants pour moi. Si le personnage de Iago me confronte avec un art sidérant au problème du mal, et si, comme le souligne Hélène Merlin-Kajman dans Lire dans la gueule du loup, la fin d’Othello produit justement la possibilité de la désidération, le personnage du Duc de Guise et celui de Tamerlan chez Marlowe me confrontent à l’absence de profondeur psychologique, à la juxtaposition des meurtres et exactions, à un plan d’horizontalité – sans transcendance – tout à fait désespérant. Et j’y reconnais l’agressivité de l’œuvre ou même de l’auteur au-delà de la violence des personnages, Marlowe nous laissant dépourvus de tout horizon et de tout espoir face à la noirceur qu’une plume complaisante nous invite alors à embrasser en abdiquant toute individualité (sinon vouée à la violence et au chaos). Sur les murs de la chambre d’Un homme qui dort de Pérec, je vois aussi passer les ombres d’un monde que je désapprouve (pas seulement celles du monde que cet homme endormi désapprouve, mais encore le monde impliqué par cette forme-là du refus). Idem sur la scène de Oh les beaux jours ! (Beckett) : le personnage de Willie me terrifie d’abord, plus encore que celui de Winnie, et la pièce exige alors de ma part un effort, à cause de ma réticence aux accents d’un certain refus du monde. Plus contemporains, les romans de Michel Houellebecq font entendre le désespoir d’un certain nombre d’individus nés dans les années 1950 ; or je ne consens pas à ses effets sur le monde dans lequel j’ai grandi. Une part de moi se considère comme victime, non du désespoir ni du sentiment de l’Absurde contre lesquels je n’ai aucune prévention quand je lis Camus et Kafka, mais de cette forme-là du désespoir, une forme improvisée par certains aînés dans le contexte d’un monde qui leur a semblé absurde. Pourtant, dans un élan peut-être spinoziste, certes surgi dans l’ après-coup dont il faut réussir à se relever, je reconnais à chacune de ces œuvres dont la lecture me dérange le pouvoir de faire progresser le dénouement de drames à la fois très intimes et communs à l’Humanité. Ce que j’envisage comme les torts d’une œuvre sur le plan moral ou politique m’enseigne parfois, non à condamner ni à chercher des excuses à ce monde qui ne me convient pas, non à forger contre lui des solutions strictement intellectuelles et politiques ni à renoncer sous le poids du sentiment d’impuissance, mais à percer le chiffre de certains hiéroglyphes inscrits dans les coins les plus sombres de ma vie mentale – des coins si sombres que seuls certains textes ont le pouvoir de les éclairer en suscitant ma réprobation. Mais alors se pourrait-il que l’œuvre opère comme un agresseur jadis aimé, comme ce fuyard d’abord si prévenant, comme cet adulte qui assignait la fillette que j’étais à tel ou tel destin ou comme certains « proches » irresponsables que Shakespeare désigne comme « a little more than kin and less than kind » (Hamlet) ? Je la reconnais, cette voix de l’agresseur dont je ne suis pas l’ennemie et, cette fois, je lui sais gré de m’offrir l’opportunité de ne pas lui permettre de se comporter en ennemi et de déjouer sa destructivité. On pourrait y voir un passage à la limite du traumatisme ou même le retour du trauma. Peut-être est-ce à rapporter au thème de la « seconde fois » : même l’écriture perverse est susceptible de me faire transiter en solitaire, pourvu que soient identifiés ses mécanismes pervers et que je reconnaisse au passage avoir été au moins une fois prise au piège dans le passé mais sans réussir, à l’époque, à m’en dégager.

Si l’œuvre projette un monde, sinon un « imaginaire social-historique » pour le dire avec Castoriadis, n’opère-t-elle pas parfois concrètement auprès de nous comme la parole de Iago auprès du Maure dans Othello, c’est-à-dire en flattant, en séduisant, en étourdissant ou bien en neutralisant, en tabassant, en manipulant ? Dans mon intuition, le caractère littéraire de la provocation ou de l’agression atténue la violence du coup en constituant la possibilité d’une reconnaissance (et, par conséquent, le possibilité d’y répondre, au moins intérieurement)

Au moment de conclure, je pense à Nietzsche rejetant la musique de Wagner comme s’il se relevait d’une intoxication. Alors qu’il distingue entre la musique-poison et celle qui contribue à la bonne santé, il en appelle aux puissances dionysiaques, au danger, contre le culte de la maladie et de la mort. Mon propos est différent, je crois, puisque je suggère non seulement la possibilité d’être émue par une œuvre nihiliste (non par toutes les œuvres nihilistes) tout en renforçant au passage certaines défenses contre le nihilisme, mais encore la possibilité de déjouer les pouvoirs de fascination d’une œuvre retorse pourvu qu’un certain rapport – transitionnel ? – s’instaure au point de contact avec la menace du poison.

Une fois déjouées les puissances toxiques de l’œuvre, il devient alors peut-être possible d’en jouer autrement avec les autres, de manière plus transitionnelle que prévu.

 

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