Séminaire de Patrice Loraux :
« La topique de l'époque » (2)
Séance du 14 mars 2016
Préambule
Patrice Loraux est philosophe : agrégé, il a été maître de conférences à l’Université Paris 1 et directeur de programme au Collège International de Philosophie de 1989 à 1995. Il a écrit Les Sous-main de Marx (Hachette, 1986) et Le Tempo de la pensée, Seuil, 1993, et de nombreux articles.
Mais Patrice Loraux préfère dispenser un enseignement oral, penser-parler : et il suffit de l’écouter une fois pour comprendre. Il donne un séminaire à l’EHESS depuis 1995 (105, bd Raspail, s. 2). Nous sommes heureux et fiers que Transitions l’accueille cette année. (lire la suite)
H. M.-K.
Patrice Loraux : la topique de l'époque (2)
Séance n° 2, 14 mars 2016
00:00:00 → 00:01:30 Annonce du cours. Qu'est-ce que c'est, des choses liées ou pas liées ?
00:01:35 → 00:03:05 Première idée : Philosopher sans philosophie. Première approche : Foucault est un philosophe sans philosophie. C'est lui qui a introduit le corps maltraité, le corps pervers, le corps stigmatisé, etc. en opposition au pouvoir.
00:03:05 → 00:03:40 Les références philosophiques de Foucault sont fausses. Rapport à l'académisme.
00:03:40 → 00:4:18 C'est quelque chose d'énigmatique, pas loin de la philosophie et qui n'est peut-être plus de la philosophie. Badiou dira que Foucault n'est pas un philosophe, mais un anthropologue.
00:4:18 → 00:05:02 Deuxième idée : Le lien, qui est sans lien, entre les vertiges de la philosophe et la topique d'époque. Ce lien ou trop gros ou trop plat.
00:05:02 → 00:06:00 Le droit, les mathématiques, l'anthropologie : Derrida dirait qu'ils sont touffus de philosophèmes, qu'on fait de la philosophie à son insu.
00:06:00 → 00:08:08 Il y aura de la redite dans mon cours de cette année, mais je prends la redite au sens positif : une idée vraiment nouvelle ne peut pas s'inscrire d'un seul coup, il faut qu'il y ait de la redite, qui n'est pas de la répétition, cela fait partie de l'exercice : revenir autrement sur ce que je viens de comprendre.
00:08:08 → 00:09:35 A quelle distance du cours des choses ça se passe quand on fait de la philosophie ? Je dis cours des choses et je ne parle pas d'histoire : j'entends tout ce qui passe et ne finit pas, qui est avorté, alors que l'Histoire, pour Hegel, n'admet pas l'avortement.
00:09:35 → 00:12:18 Cette question ne se poserait pas pour un Grec classique. A aucun moment, Aristote ne s'inquiète de savoir si tout ce qu'il fait est convergent. Chez les Grecs, le souci du partage du logos (la discussion, la phrase, le dire) dans le cadre de la cité oblige à une certaine convergence : cela va de soi.
00:12:18 → 00:13:28 A quelle distance la philosophie doit-elle du cours des choses ? Très près ou bien très loin ou bien à mi-distance. A quelle distance faut-il se mettre pour voir la topique de l'époque, c'est-à-dire les pôles de cristallisation ou ça se condense, d'où émergent des discursivités ?
00:13:28 → 00:14:50 Exemple : le cogito de Descartes fait jaillir une discursivité à travers une forme d'union de l'âme au corps. Merleau-Ponty continuera toute sa vie à faire sa philosophie à partir de ce qu'il avait trouvé à propos de ce rapport sans rapport du corps et l'âme chez Descartes.
00:14:50 → 00:15:45 La distance à laquelle j'ai envie de voir les choses c'est là où elles sont dans un rapport sans rapport.
00:15:45 → 00:16:38 Il faut d'abord embrayer en philosophie : on n'est ni dedans ni dehors, on est plutôt toujours déjà-dedans, puisqu'on est toujours par-là.
00:16:38 → 00:17:20 Il faut commencer sans faire appel à son histoire personnelle.
00:17:20 → 00:20:10 Le véritable premier embrayage : il faut redonner de l'animation à des significations qui sont bien enchaînées mais mortes. Différence entre lecture mécanique et comprendre. D'un philosophe authentique il faut poser ce dont il parle égale X, aux autres de déterminer cet X. Si on ne peut pas dire autrement ce que quelqu'un a dit, on ne comprend pas : mais la conséquence c'est qu'on déplace ce qu'a dit l'autre. Donc : pas moyen d'être fidèle.
00:20:10 → 00:24:17 Deuxième temps de l'embrayage philosophique : nous avons une jubilation à l'hyperbole, il faut l'éviter. Pratique du decrescendo (à la Wittgenstein). Wittgenstein. Le decrescendo des Cyniques.
00:24:17 → 00:28:50 Troisième temps de l'embrayage philosophique : Mithridatisation contre l'hyperbole et le minimalisme. Laisser tomber le concept et entrer de plein pied dans la réalisation. Celui qui a réalisé quelque chose est de quelque façon philosophe, à condition qu'en même temps qu'il reconnaît la paternité de son œuvre, il s'en détache et devient vis-à-vis d’elle sceptique.
00:28:50 → 00:29:50 Qu'est-ce que le cours des choses ? On est dedans, c'est intrinsèque. La question c'est de s'y orienter et de l'orienter. Il est donc question de topique, laquelle est le dessin que forment les points de saillance d'où émergent les différentes discursivités.
00:29:50 → 00:31:25 Question en suspens : pourquoi vouloir qu'il y ait un lien entre cette forme de philosophie et le cours des choses ? Cela paraît une question de Terminale, mais c'est le et qui est difficile, parce qu'il s'agit du degré du lien.
00:31:25 → 00:32:50 Il faut éviter à tout prix le retour subreptice du surplomb sur le cours du monde, surplomb qui pré-harmonise. La pré-harmonie ne serait qu'un retour massif dans les théologies.
00:32:50 → 00:34:06 Le problème c'est de savoir cadrer le cours du monde, qui est par définition ce qui ne se laisse pas cadrer facilement. C'est d'ailleurs le problème des politiques : où se mettre pour cadrer le cours des choses ? Certainement pas à l'Elysée.
00:34:06 → 00:41:48 Comment donner un statut à l'écart présumé entre l'opérativitié philosophante et le cours des choses ? C'est une question qui risque de nous stériliser.
00:41:48 → 00:45:24 L'archi-fait inquestionnable : le lien entre la philosophie et le monde doit être toujours réactivé. Qu'est-ce que c'est cette relation morte ou active ou ré-activable ? Toutes les significations ne peuvent être actives. Exemple : chez Rimbaud toutes les significations sont actives, ce qui n'est pas vrai chez Baudelaire.
00:45:24 → 00:47:50 Il faudrait donner un statut à une affaire singulière : nous sommes traversés par une idée qui est comme une étoile filante, qui passe à une vitesse telle qu'on ne peut pas l'écrire et qui contient des choses aberrantes et fécondes. C'est le sentiment commun du « Oh zut ! J'ai perdu l'idée ! ». C'est justement une idée filante qui donne la pré-sensation logique qu'il y a une identité entre la philosophie et le monde.
00:47:50 → 00:51:23 Exemple d'une idée qui a filé : j'appelle philosophie la rivale économique et moins dépensière que le cours des choses, que le réel. Exemple : la Nature est dépensière (les feuilles qui tombent chaque automne etc.). Idée filante comme intuition, éclair qui traverse la tête.
00:51:23 → 00:53:15 Cela implique que la philosophie est à trois reprises, tel un canon au sens musical. La philosophie n'est pas une activité totale, car ma conviction c'est qu'il n'y a pas de processus dans ce monde qui aille jusqu'au bout. Il faut nouer, il faut un lien, ce qui est fragile. Hegel : « Le vrai ne peut pas tenir en une phrase ». Il faut au moins deux phrases, dont le moment faible est celui de leur enchaînement.
00:53:15 → 00:59:10 Question de l' « ornière ». L'ornière met la philosophie à l'abri du cours du monde, dont la force latérale est l'imprévisible qui perturbe et coupe tout. On ne sait pas quand on est dans l'ornière, on y est tellement bien : sortir de l'ornière n'est pas sans risque.
00:59:10 → 1:01:22 Exemple personnel d'ornière : qu'est-ce qu'on fait en faisant ? Je suis convaincu qu'il faut éviter ces amorces-là, je pense que la question est le pire opérateur. Du danger de la question « qu'est-ce que ? ». Pas un retour au positivisme.
1:01:22 → 1:02:15 Le problème est réduire l'écart entre prendre les thèmes d'analyse et ensuite prendre l'exercice lui-même comme thème d'analyse. Merleau-Ponty : « Il y a une maladie de la pensée qui est de vouloir être trop fondée ».
1:02:15 → 1:04:05 La méthode que je préconise c'est de m'y reprendre plusieurs fois, ce qui n'est pas de la répétition, pour mieux serrer ce qui est la question essentielle et qui est difficile à mettre dans des mots. C'est une démarche lancinante.
1:04:05 → 1:10:42 Quel est le rapport entre la philosophie et le cours des choses (l'époque) ? Pourquoi ai-je choisi le mot époque : d'abord, parce qu'une époque ne veut rien dire, il en faut au moins deux. Ce qui fait une époque c'est le constat que pendant un certain temps le sol est solide et que petit à petit il se lézarde à cause de petits séismes qui s'aggravent et qu’ensuite, il se solidifie à nouveau. Ainsi repart une nouvelle époque.
1:10:42 → 1:15:02 Qu'est-ce qui fait une époque ? C'est une relative décoloration des mouvements. Ce n'est pas l'esprit du temps. Il s'agit de quelque chose de fragile. Pour moi c'est à partir de 1962, fin de la guerre d'Algérie, que commence une époque philosophique, celle de la brièveté des amorces. Les époques se définissent par rupture, chevauchement.
1:15:02 → 1:24:00 Interrogation autour de la méthode pour cerner les liens trop faibles. Proposition : partir de la périphérie la plus extérieure de ce problème. Travailler avec des idées qui sont comme des spots, de la lumière condensée, dont on ne peut pas isoler les composants. Exemple des Cahiers de Valéry. Faire quelque chose entre l'embrayage en philosophie (pour lequel il faut du flair) et le dessin des sources où la discursivité est produite. L'un de ces sources est par exemple le problème de l'origine.
1:24:00 → 1:29:16 Essayer cette méthode où à chaque fois on fait tout mais où le tout n'est pas total : je ne vous donnerai pas de démonstration, qui est d'ailleurs un genre fini. Ce qui est déterminant c'est de philosopher sans philosophie. Beauté de l'idée disparue que les choses existent deux fois : une fois en elles-mêmes et une fois en Dieu. Voilà la cassure inouïe qui fait époque : nous ne nous inscrivons pas deux fois (sauf les croyants). La force nécessaire à consentir que la fin soit la fin.
1:29:16 → 1:31:40 Derrida vivait encore à l'époque de la double inscription, c'est pour ça qu'il utilise le concept de trace. La philosophie ne peut pas faire l'économie d'un certain mode d'éternité. Eternité : ce qui est a lieu sur un mode ineffaçable. Beauté de la fugacité. Beauté de l'ineffaçable. Indifférence pour la non-contradiction.
1:31:40 → 1:33:00 Les philosophes ne peuvent jamais aller plus loin que la phrase qu'ils ont dite.
1:33:00 → 1:34:43 Considérer la philosophie comme un exercice cassé. Le continu en philosophie est souvent de la rhétorique.
1:34:43 → 1:41:08 Peut-être est-on dans une époque où l'inscription n'existe plus, ce qui changerait aussi la philosophie. Inscription comme possibilité de garder de la signification des choses disparues. Aujourd’hui, il n'y a ni disparaître ni apparaître. On est dans le trafic, qui n'est pas le mouvement. On vit une crise inouïe de la métaphysique classique : là, il y vraiment une cassure.
1:41:08 → 1:47:50 Jamais de définition en surplomb de la philosophie, mais d'emblée une immersion dedans. Quand on est dans l'immersion, on nage et l'énergie vient en nageant : côté dynamo de la philosophie. Dans quelles eaux s'immerger d'abord ? En Aristote, où les eaux sont calmes et où on entre sans payer cher, Aristote étant le philosophe qui ne contrarie en rien la vie ordinaire mais qui peut conduire jusqu'à l'ivresse.
1:47:50 → 1:52:25 Indication des 4 états réels de la philosophie, ou 4 façons de philosopher :
1:52:25 →1:53:05 Sur le bonheur. Qu'on a en soi la jointure entre l'énergie et la signification.
1:53:05 → 1:55:50 De la brutalité des opérateurs philosophiques absolus : par soi, en tant que tel, index sui, causa sui.
Auteurs cités : Antisthène, Aristote, Badiou, Bergson, Derrida, Descartes, Diogène, Fichte, Fink, Foucault, Hegel, Heidegger, Héraclite, Husserl, Levinas, Lucrèce, Merleau-Ponty, Newton, Nietzsche, Parménide, Platon, Proust, Spinoza, Valéry, Wittgenstein.