Séminaire « Critique sentimentale »
Séance du 19 décembre 2014

 
L'Enracinement (Simone Weil)

 

Patrick Hochart

19.12.2014

                                                          

 

La folie de l’obligation

En situant son « second “grand œuvre”»[1] qui présente « des caractères de prolifération cancéreuse »[2], dans l’horizon d’une « déclaration », S. Weil répond, en quelque sorte, à la commande qui lui est faite, telle qu’elle est formulée dans la conférence d’A. Philip, le 7 novembre 42[3] ; ainsi se conforme-t-elle à l’exigence d’une « confession de foi » (ibid.)[4]  et va même jusqu’à rédiger une sorte de « préambule d’une Déclaration officielle »[5].

Déclaration[6] donc pour autant qu’il s’agit d’énoncer des « principes »[7] qui valent au-delà de toute preuve, qui ne sont fondés sur rien[8] et qui récusent tout fondement tant naturel que conventionnel[9] , soit qui, en un sens, relèvent de la « folie »[10].

Aussi bien ne va-t-elle guère souscrire au programme d’ « une  nouvelle déclaration des droits » qui s’entoure d’une référence à Maritain[11] et qui tienne à « l’idée fondamentale du caractère sacré de la personne humaine » (p.429, 432), puisqu’elle commence par en prendre radicalement le contre-pied. D’abord, à l’encontre de Maritain[12] et de la tradition romaine[13], il ne s’agit pas de proclamer des droits, mais de déclarer les obligations ou les « devoirs envers l’être humain »[14] ; c’est que les droits ne sont jamais qu’une propriété d’un usage incertain[15], de l’ordre de la revendication et du marchandage[16], conditionnée par une reconnaissance[17] et comme telle impartie à autrui[18] - il y a quelque inconvenance à prétendre avoir tel ou tel droit[19], mais il convient de le reconnaître à tel ou tel autre -, tandis que l’obligation s’impose comme une exigence absolue, inconditionnée (p.78, 79), qui concerne tout un chacun en propre sans avoir à être reconnue[20] et dont l’accomplissement « est toujours, inconditionnellement, un bien à tous égards » (p.330) : envers les autres, j’ai des obligations à respecter, non des droits à faire valoir. Ensuite, ce qui dans « l’être humain » est empreint d’un caractère sacré (p.404) qui force le respect et requiert une obligation inconditionnée, ce n’est pas sa personne - instance qu’on serait bien en peine de définir (EL, p.12) -, mais justement ce qui en lui est impersonnel[21]. A ce compte, proclamer les droits de la personne humaine[22], c’est avoir deux fois tort, c’est amalgamer deux notions confuses[23] et persister dans l’erreur imprudente et désastreuse de 1789[24].

Le ressort de ce respect infini et inconditionné pour tout être humain, quel qu’il soit, « sans aucune exception » (p.404) et fût-il Hitler[25], c’est que « rien jamais ne peut autoriser à supposer d’un homme, quel qu’il puisse être, qu’il est privé de ce pouvoir » (p.403)[26], soit du pouvoir d’avoir rapport au bien et à l’impersonnel, partage imprescriptible qui scelle, au-delà de toutes les différences personnelles et donc à l’encontre de tout privilège[27], l’égalité, voire l’identité des hommes[28] ; autrement dit, ce « qui est sacré en tout être humain », c’est ce qui, au fond de son cœur et « malgré l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal » (EL, p.13), soit aussi bien « le cri de douloureuse surprise que suscite au fond de l’âme l’infliction du mal » (id., p.15), la «protestation impersonnelle » (id., p.16) : « pourquoi me fait-on du mal ? (id., p.13, 38, 39) ou pourquoi m’as-tu abandonné ? (cf. Philoctète, p.138-39)[29], bien loin de toute revendication[30]. Pour celui qui est sensible à ce cri, le plus souvent silencieux, au lieu de l’ignorer ou d’en jouir (EL, p.13-14), tout homme, quel qu’il soit, est également réel[31]

Comment donc accomplir l’obligation éternelle (p.79) qui porte attention à cette « exigence centrale de bien » formant le noyau de tout être humain, attention seule à même « de projeter de la lumière sur un être humain quel qu’il soit » (p.405), dès lors que le respect qui lui est dû et qui a égard à « l’exigence de bien absolu habitant au centre de cœur » (p.404), comme tel hors d’atteinte - daimonia huperbolè (Rep., VI, 509 c) -, ne saurait lui être directement témoigné  et qu’un respect qui n’est pas exprimé « n’a pas d’existence » (p.405)? Par des moyens « d’expression indirecte » (id.) qui s’appuient sur « une liaison établie dans la nature humaine entre l’exigence de bien qui est l’essence même de l’homme et la sensibilité » (p.406), soit en éprouvant le « sacrilège » (id.) que perpètre toute privation injuste de l’âme ou du corps infligée à un être humain, autrement dit, tout empêchement apporté à « l’exercice terrestre de la faculté de consentement »[32]. A ce compte le respect n’est effectivement exprimé que « par l’intermédiaire des besoins terrestres de l’homme » (p.80) : autant l’être humain ressent-t-il de vrais besoins (p.83), de besoins « sacrés » (p.399) du corps et de l’âme, autant y a-t-il d’obligations de les satisfaire (p.398, 399)[33] et de ne point consentir au « sacrilège » de l’indigence sous toutes ses formes.

C’est donc sur le fil d’un inventaire, qui « est toujours susceptible de révision » (p.409, 399, 83-84), des besoins de l’être humain, objets d’autant d’obligations, que se fait valoir « le besoin d’enracinement » (p.149, 401) comme « le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » (p.113). Encore faut-il préciser que l’obligation envers une collectivité, quand bien même peut-elle aller jusqu’à requérir le sacrifice total[34], n’est jamais à son tour qu’indirecte[35] et ne vaut qu’à raison que cette collectivité s’avère être un milieu nourricier de première importance pour un « certain nombre d’âmes humaines » (p.81-82, 83), attendu qu’elle répond, de manière irremplaçable[36], au besoin le plus vital qui soit, le besoin du passé et de sa transmission[37]. Ainsi sur le terrain du « patriotisme nouveau » (p.209)[38] qu’il s’agit d’insuffler au pays pour lui « refaire une âme » (p.212 ; cf. p.230), eu égard à la « rupture de continuité » de juin 40[39] - elle-même rapportée à la Commune (p.176-77) et à la guerre de 14-18[40] -, « un patriotisme subordonné à la justice » (p.214), restreint « dans de justes limites » (p.214 ; cf. p.199-200), celles d’ « un certain milieu vital «  (p.223), sur ce terrain donc joue à plein la contradiction réelle (p.219) selon laquelle nous sommes soumis « à des obligations absolues envers des choses relatives, limitées et imparfaites » (p.220) et tenus d’y souscrire sans succomber à « l’idolâtrie de soi »[41]. A rebours des rêves maléfiques de grandeur[42] qui célèbrent l’État, cette « chose froide qui ne peut être aimée » sinon perversement par défaut[43], seule la folie de la compassion peut, sans confusion ni mensonge[44], faire « entrer l’amour de la France par la chair jusqu’au fond de l’âme[45]. Tel est le dernier mot d’un esprit que le malheur du monde « obsède »[46].



[1] Lettre du 22/05/43 à ses parents in Ecrits de Londres et dernières lettres (EL), Paris, 1957, p.237 : « J’ai fait un second “grand œuvre”, ou plutôt je suis en train, car ce n’est pas fini ».

[2] Aux mêmes le 17/04/43, p.232 : « Car mes petites idées personnelles et ma petite conception du monde ont continué dans une certaine mesure, depuis que je suis ici, à présenter des caractères de prolifération cancéreuse ».

[3] Les fondements juridiques et moraux de la Résistance française, in L’enracinement ou prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, 2014 (nous nous rapportons à cette édition sans autre mention que celle de la page), p.432 : « Il est donc nécessaire dans toute société civilisée que soient affirmés les principes juridiques fondamentaux qui définissent l’état de civilisation auquel est parvenue à un certain moment une communauté nationale. C’est ce qu’ont fait dans le passé les déclarations des droits de l’homme. C’est, croyons-nous, ce qui devra à nouveau être notre œuvre de demain. La France qui sortira de la guerre devra se définir par une nouvelle déclaration des droits adaptée aux connaissances sociologiques actuelles et développée dans ses conséquences économiques et sociales ; cette déclaration des droits sera une véritable confession de foi ; elle servira à définir la communauté nationale ».

[4] Si ce n’est qu’elle ouvre son « Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain » par une « Profession de foi », formule plus conforme à la « profession de foi purement civile » du Contrat social (IV, 8, OC, t. III, p.468), ouvrage dont elle encourage la lecture (p.102).

[5] Cf. p.409 : « Texte condensé qui pourrait peut-être vraiment constituer le préambule d’une Déclaration officielle ».

[6] Ou plus précisément « prélude à une déclaration », suivant l’exigence platonicienne de faire précéder toute proclamation législative d’un prooimion exposant ce qui l’inspire (Lois, IV, 720b et sq. ; cf. EL, p.43-44 : « Les mots de la région moyenne, droit, démocratie, personne, sont de bon usage dans leur région, celle des institutions moyennes. L’inspiration dont toutes les institutions procèdent, dont elles sont comme la projection, réclame un autre langage.[…] Cet ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité et la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir » ; id., p.70 : « Cette Déclaration serait destinée à inspirer la vie du pays » ; cf. p.244 et sq. : « Le problème d’une méthode pour insuffler une inspiration à un peuple est tout neuf » ; p.250 : « le mouvement français de Londres a actuellement, pour peu de temps peut-être, ce privilège extraordinaire qu’étant dans une large mesure symbolique, il lui est permis de faire rayonner les inspirations les plus élevées sans discrédit pour elles ni inconvenance de sa part).

[7] Tel est du moins le terme dont use A. Philip (cf. supra n.3), alors que S. Weil lui préfère celui d’ « inspiration » (cf. note précédente et p.272 ; cf. encore EL, p.42 : « La vertu d’illumination et de traction vers le haut réside dans ces mots eux-mêmes, dans ces mots comme tels, non dans aucune conception. Car en faire bon usage, c’est avant tout ne leur faire correspondre aucune conception. Ce qu’ils expriment est inconcevable. Dieu et vérité sont de tels mots. Aussi justice, amour, bien. De tels mots sont dangereux à employer. Leur usage est une ordalie. Pour qu’il en soit fait un usage légitime, il faut à la fois ne les enfermer dans aucune conception humaine et leur joindre des conceptions et des actions directement et exclusivement inspirées par leur lumière. Autrement ils sont rapidement reconnus par tous comme étant du mensonge »).

[8] « Cette obligation est inconditionnée. Si elle est fondée sur quelque chose, ce quelque chose n’appartient pas à notre monde. Dans notre monde, elle n’est fondée sur rien. C’est l’unique obligation relative aux choses humaines qui ne soit soumise à aucune condition » (p.79).

[9] « Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur la structure sociale, ni sur les rapports de force, ni sur l’héritage du passé, ni sur l’orientation supposée de l’histoire. Car aucune situation de fait ne peut susciter une obligation. Cette obligation ne repose sur aucune convention » (ibid. ; cf. EL, p.24 sur le mensonge du « droit naturel »).

[10] « Folie » qui n’est autre que « l’esprit de justice », « la fleur suprême et parfaite de la folie [mania] d’amour » (EL, p.56), seul à même de répondre « aux Athéniens meurtriers de Mélos » : « Elles [ces paroles] les auraient bien fait rire. Ils auraient eu raison. Elles sont absurdes. Elles sont folles. […] La folie d’amour, quand elle a saisi un être humain, transforme complètement les modalités de l’action et de la pensée. Elle est apparentée à la folie de Dieu. La folie de Dieu consiste à avoir besoin du libre consentement des hommes. Les hommes fous d’amour pour leurs semblables ont mal en pensant que partout dans le monde des êtres humains servent d’intermédiaires au vouloir d’autrui sans y avoir consenti. Il leur est intolérable de savoir que c’est souvent le cas pour leurs propres vouloirs, et pour les vouloirs des groupes dont ils font partie. Dans toutes leurs actions et pensées relatives à des êtres humains, quelle que soit la nature de la relation, chaque homme sans exception, leur apparaît comme constitué par une faculté de consentir librement au bien par amour, faculté emprisonnée dans de l’âme et de la chair. Ce ne sont pas des doctrines, des conceptions, des inclinations, des intentions, des vouloirs qui transforment ainsi le mécanisme d’une pensée humaine. Il y faut de la folie. […] Les hommes frappés de la folie d’amour ont besoin de voir la faculté du libre consentement s’épanouir partout dans le monde, dans toutes les formes de la vie humaine, chez tous les êtres humains. Qu’est-ce que cela peut leur faire ? pensent les gens raisonnables. Mais ce n’est pas leur faute, les malheureux. Ils sont fous. Leur estomac est détraqué. Ils ont faim et soif de la justice » (id., p.48-50 ; cf. id., p.56-57 : « Mais si l’ordre de l’univers est un ordre sage, il doit y avoir des moments où, du point de vue de la raison terrestre, la folie d’amour seule est raisonnable. Ces moments ne peuvent être que ceux où, comme aujourd’hui, l’humanité est devenue folle à force de manquer d’amour »). « Folie » qui n’est pas sans rapport avec celle dont on crédite S. Weil sans guère se soucier si elle dit vrai ni prendre la peine de recevoir le « bloc compact » de son propos (à ses parents, le 18/07/43, EL, p.250-51), comme avec celles des folls de Shakespeare ou des fous de Vélasquez dont elle préfèrerait « l’étiquette » aux éloges dilatoires de son « intelligence » (aux mêmes, le 4/08/43, id. p.255-56).

[11] Les fondements juridiques et moraux…, p.430 : « L’homme est au service du groupe, mais le groupe n’atteint sa fin qu’en servant l’homme, et sachant que, selon l’admirable formule de Maritain, chaque homme a des secrets qui échappe au groupe et des vocations que le groupe ne contient pas ».

[12] « La conception romaine de Dieu [comme un maître d’esclaves] subsiste encore aujourd’hui, jusque dans des esprits tels que Maritain. Il a écrit : “La notion de droit est même plus profonde que celle d’obligation morale, car Dieu a un droit souverain sur les créatures et il n’a pas d’obligation morale envers elles (encore qu’il se doive à lui-même de leur donner ce qui est requis par leur nature)”. Ni la notion d’obligation ni celle de droit ne sauraient convenir à Dieu, mais celle de droit infiniment moins. Car la notion de droit est infiniment plus éloignée du bien pur. Elle est mélangée de bien et de mal ; car la possession d’un droit implique la possibilité d’en faire soit un bon, soit un mauvais usage. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est toujours, inconditionnellement, un bien à tous égards. C’est pourquoi les gens de 1789 ont commis une erreur si désastreuse en choisissant comme principe de leur inspiration la notion de droit » (p.329-330). Ainsi s’indigne-t-elle, sans le nommer (cf. p.22), que Maritain assimile « la loi non écrite d’Antigone au droit naturel » et qu’il n’y reconnaisse pas « l’amour extrême, absurde, qui a poussé le Christ sur la Croix » (EL, p.25-26). Ainsi encore s’élève-t-elle (p.111) contre son affirmation que « les plus grands penseurs de l’Antiquité n’avaient pas songé à condamner l’esclavage », en renvoyant à Politiques, 1253 b 20-22 [« pour les autres, la mise en esclavage (to despotizein) est contre nature. C’est par la loi (nomôi) que l’un est esclave et l’autre libre, mais par nature (phusei) il n’y a pas de différence ; du coup ce n’est pas juste, car l’effet de la violence (biaion)] et argüe-t-elle de l’idée aristotélicienne de l’esclavage par nature pour conclure que « l’existence dans le christianisme contemporain d’un courant thomiste constitue un lien de complicité - parmi beaucoup d’autres, malheureusement- entre le camp nazi et le camp adverse » (p.297).

[13] Si « les Grecs n’avaient pas la notion de droit », s’ « ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer », s’ « ils se contentaient du nom de la justice » (EL, p.25), la notion de droit nous vient de Rome, et, comme tout ce qui vient de la Rome antique, qui est la femme pleine des noms du blasphème dont parle l’Apocalypse, elle est païenne et non baptisable. Les Romains, qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de l’efficacité que vêtue de quelques idées [à la différence des Athéniens qui à Mélos « conçoivent le mal avec cette lucidité merveilleuse et disent « la vérité du mal » sans être « encore entrés dans le mensonge » (EL, p.45)], employaient la notion de droit à cet usage. Elle s’y prête très bien.[…] Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et, en fait, la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains » (id., p.24-25).

[14] « La notion d’obligation prime celle de droit qui lui est subordonnée et relative » (p.77).

[15] P.330, supra n.12 ; « Il ne faut leur [aux  « malheureux »] donner que des mots qui expriment seulement du bien, du bien à l’état pur. La discrimination est facile. Les mots auxquels on peut joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : “Il met sa personne en avant”. La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout » (EL, p.30).

[16] « La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication ; et quand ce ton est adopté, c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule » (EL, p.23) ; «Un paysan sur qui un acheteur, dans un marché, fait indiscrètement pression pour l’amener à vendre ses œufs à un prix modéré, peut très bien répondre : “J’ai le droit de garder mes œufs, si on ne m’offre pas un assez bon prix”.  Mais une jeune fille qu’on est en train de mettre de force dans une maison de prostitution ne parlera pas de ses droits. Dans une telle situation, ce mot semblerait ridicule à force d’insuffisance » (id., p.27 ; cf. encore p.22 sur le même exemple qui suscite « un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré »).

[17] « Un droit qui n’est reconnu par personne n’est pas grand-chose » (p.77).

[18] « …l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui » (ibid.)

[19] « Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre : “Ce que vous me faites n’est pas juste”, on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme : “J’ai le droit de…”, “Vous n’avez pas le droit de…”; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre. La notion de droit, mise au centre des conflits sociaux, y rend impossible de part et d’autre toute nuance de charité » (EL, p.26).

[20] « Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. […] Un homme qui serait seul dans l’univers n’aurait aucun droit, mais il aurait des obligations » (p.77).

[21] A l’encontre du personnalisme (EL, p.11), « ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul » (id., p.16 ; cf. p.315, 317, 334, 336, 342).

[22] « La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau » (id., p.27).

[23] « Amalgamer deux notions insuffisantes en parlant des droits de la personne humaine ne nous mènera pas plus loin » (EL, p.12). Aussi bien « l’antiquité n’avait pas la notion du respect dû à la personne. Elle pensait beaucoup trop clairement pour une conception tellement confuse » (id., p.19).

[24] « Les hommes de 1789 ne reconnaissaient pas la réalité d’un tel domaine. Ils ne reconnaissaient que celle des choses humaines. C’est pourquoi ils ont commencé par la notion de droit. Mais en même temps ils ont voulu poser des principes absolus. Cette contradiction les a fait tomber dans une confusion de langage et d’idées qui est pour beaucoup dans la confusion politique et sociale actuelle » (p.78 ; cf. p.330, supra n.12 et EL, p.12 et 23).

[25] « Pour la compassion, le crime lui-même est une raison, non pas de s’éloigner, mais de s’approcher, pour partager, non pas la culpabilité, mais la honte » (p.233-34) ; si « nous ne sommes innocents d’aucun des crimes d’Hitler » (p.337), ce jugement ne relève pas de la « compassion ».

[26] Ou encore que « rien n’autorise jamais à croire d’aucun homme qu’en lui cette liaison ([« entre l’exigence de bien qui est l’essence même de l’homme et la sensibilité »] n’existe pas » (p.406).

[27] « …la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle ; son épanouissement est un privilège social. […] A notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale aux privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse ; absurde, parce que le privilège est par définition inégal ; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré » (EL, p.27-28).

[28] « Parmi les inégalités de fait le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous. Les hommes sont différents dans toutes les relations qui les lient à des choses situées en ce monde, sans aucune exception. Il n’y a d’identique en eux tous que la présence d’un lien avec l’autre réalité. Tous les êtres humains sont absolument identiques pour autant qu’ils peuvent être conçus comme constitués par une exigence centrale de bien autour de laquelle est disposée de la matière psychique et charnelle » (p.405 ; cf. p.404 et supra n.10).

[29] « Le Christ sur la croix a eu compassion de sa propre souffrance comme étant la souffrance de l’humanité en lui. Son cri : “Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?” a été poussé en lui par tous les hommes. Quand ce cri monte au cœur d’un homme, la douleur a éveillé dans les profondeurs de son âme la partie où gît, enfouie sous les crimes, une innocence égale à celle même du Christ » (Carnet de Londres, OC, VI, 4, p.365).

[30] « Cette partie profonde, enfantine, du cœur qui s’attend toujours à du bien, ce n’est pas celle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n’a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d’une partie bien plus superficielle de l’âme. Le mot de justice a deux significations très différentes qui ont rapport à ces deux parties de l’âme. La première seule importe » (EL, p.13) ; « La justice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas de mal aux hommes. Il est fait du mal à un être humain quand il crie intérieurement : “Pourquoi me fait-on du mal?” […] Mais le cri est infaillible. L’autre cri si souvent entendu : “Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi?” est relatif au droit. Il faut apprendre à distinguer les deux cris et faire taire le second le plus qu’on peut, avec le moins de brutalité possible, en s’aidant d’un code, des tribunaux ordinaires et de la police.[…] Mais le cri : “Pourquoi me fait-on du mal?” pose des problèmes tout autres, auxquels est indispensable l’esprit de vérité, de justice et d’amour » (EL, p.38 ; cf. ce qui, tels des animaux, crie en elle « sans aucun arrêt “moi, moi, moi, moi, moi” », in Cahier XVI (oct. 42), OC, VI, 4, p.265).

[31] « Un homme sans argent que ronge la faim ne peut voir sans douleur aucune chose relative à la nourriture. Pour lui, une ville, un village, une rue, ce n’est pas autre chose que des restaurants et boutiques d’alimentation, avec de vagues maisons autour. […] Les autres passants, qui se promènent distraitement ou vont à leurs affaires, se meuvent dans ces rues comme à côté d’un décor de théâtre. Pour lui chaque restaurant, par l’effet de ce mécanisme invisible qui en fait un obstacle, possède la plénitude de la réalité. Mais la condition de tout cela, c’est qu’il ait faim. […] Les hommes frappés de la folie d’amour ont besoin de voir la faculté du libre consentement s’épanouir partout dans le monde, dans toutes les formes de la vie humaine, chez tous les êtres humains. […] Comme tous les restaurants pour le miséreux affamé, de même pour eux tous les êtres humains sont réels. Pour eux seuls. C’est toujours un jeu particulier de circonstances ou un don particulier de la personnalité qui suscite chez les gens normaux la sensation que tel être humain existe réellement. Ces fous, eux, peuvent diriger leur attention sur n’importe quel être humain placé dans n’importe quelles circonstances, et recevoir de lui le choc de la réalité » (EL, p.49-50)

[32] « La justice a pour objet l’exercice terrestre de la faculté de consentement » (EL, p.51) ; »Mais de ce fait [du fait que notre attention n’est pas sollicitée par les autres « tant qu’ils sont dociles » et ne font pas obstacle à nos agissements] l’action est souillée de sacrilège. Car le consentement humain est sacré. Il est ce que l’homme accorde à Dieu. Il est ce que Dieu vient chercher comme un mendiant auprès des hommes. Le viol est une affreuse caricature de l’amour d’où le consentement est absent. Après le viol l’oppression est la seconde horreur de l’existence humaine. C’est une affreuse caricature de l’obéissance » (id., p.47).

[33] « A chaque besoin répond une obligation. A chaque obligation correspond un besoin. Il n’est pas d’autre espèce d’obligation relative aux choses humaines » (p.406 ; cf. encore p.410).

[34] « A cause de tout cela, il peut arriver que l’obligation à l’égard d’une collectivité en péril aille jusqu’au sacrifice total. Mais il ne s’ensuit pas que la collectivité soit au-dessus de l’être humain. Il arrive aussi que l’obligation de secourir un être humain en détresse doive aller jusqu’au sacrifice total, sans que cela implique aucune supériorité du côté de celui qui est secouru » (p.82).

[35] Puisqu’aussi bien « il n’y a pas d’obligation pour les collectivités comme telles » et que « l’obligation ne lie que les êtres humains » (p.78).

[36] « D’abord chacune est unique, et, si elle est détruite, n’est pas remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu’une collectivité fournit à l’âme de ceux qui en sont membres n’a pas d’équivalent dans l’univers entier » (p.82).

[37] « De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. […] Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime » (p.120-21 ; cf. p.82, 165).

[38] « La liberté n’est malheureusement pas pour nous une chose toute proche à retrouver, un objet familier qui aurait été dérobé par surprise. C’est une chose à inventer » (EL, p.53), telle « la saveur de la vraie obéissance » (id., p.52).

[39] « Etant donné qu’en fait il y a eu rupture de continuité dans notre histoire récente, la légitimité ne peut plus avoir un caractère historique ; elle doit procéder de la source éternelle de toute légitimité » (p.241) ; « Le peuple français, en juin et juillet 1940, n’a pas été un peuple à qui des escrocs, cachés dans l’ombre, ont soudain par surprise volé sa patrie. C’est un peuple qui a ouvert la main et laissé la patrie tomber par terre. Plus tard - mais après un long intervalle – il s’est consumé en efforts de plus en plus désespérés pour la ramasser, mais quelqu’un avait mis le pied dessus » (p.166 ; cf. EL, p.60-61). Mais le patriotisme français a ceci de paradoxal qu’il est « fondé, non sur l’amour du passé, mais sur la rupture la plus violente avec le passé du pays » [1789] » (p.175).

[40] « Quand quelqu’un va dans le dévouement beaucoup plus loin que son cœur ne le pousse, il se produit inévitablement par la suite une réaction violente, une sorte de révulsion dans les sentiments. Cela se voit souvent dans les familles, quand un malade a besoin de soins qui dépassent l’affection qu’il inspire. Il est l’objet d’une rancune refoulée parce qu’inavouable, mais toujours présente comme un poison secret. La même chose s’est produite entre les Français et la France, après 1918 » (p.192 ; cf. p.265).

[41] « Notre patriotisme vient tout droit des Romains. […] C’était vraiment un peuple athée et idolâtre ; non pas idolâtre de statues faites en pierre ou en bronze, mais idolâtre de lui-même. C’est cette idolâtrie de soi qu’il nous a léguée sous le nom de patriotisme » (p.204). A l’inverse, le patriotisme nouveau saura se limiter : « Cela suffit pour que l’obligation envers la patrie s’impose comme une évidence. Elle coexiste avec d’autres ; elle ne contraint pas à donner tout toujours ; elle contraint à donner tout quelquefois » (p.221).

[42] « Evoquer en ce moment la grandeur historique de la France, ses gloires passées et futures, l’éclat dont son existence a été entourée, cela n’est pas possible sans une espèce de raidissement intérieur qui donne au ton quelque chose de forcé. Rien qui ressemble à l’orgueil ne peut convenir aux malheureux » (p.234) ; « Notre conception de la grandeur est la tare la plus grave et celle dont nous avons le moins conscience comme une tare. […] Notre conception de la grandeur est celle même qui a inspiré la vie entière d’Hitler. Quand nous la dénonçons sans la moindre trace de retour sur nous-mêmes, les anges doivent pleurer ou rire, s’il y a des anges qui s’intéressent à notre propagande » (p.275).

[43] « L’Etat est une chose froide qui ne peut être aimée ; mais il tue et abolit tout ce qui pourrait l’être ; ainsi on est forcé de l’aimer parce qu’il n’y a que lui. Tel est le supplice moral de nos contemporains » (p.179).

[44] « Dans la confusion actuelle des pensées et des sentiments autour de l’idée de patrie, avons-nous aucune garantie que le sacrifice d’un soldat français en Afrique est plus pur par l’inspiration que celui d’un soldat allemand en Russie ? Actuellement nous n’en avons pas. Si nous ne sentons pas quelle terrible responsabilité il en résulte, nous ne pouvons pas être innocents au milieu de ce déchaînement de crime à travers le monde » (p.230-31).

[45] « La compassion pour la France n’est pas une compensation, mais une spiritualisation des souffrances subies ; elle peut transfigurer même les souffrances les plus charnelles, le froid, la faim. Celui qui a froid et faim, et qui est tenté d’avoir pitié de soi-même, peut au lieu de cela, à travers sa propre chair, diriger sa pitié vers la France ; le froid et la faim mêmes font alors entrer l’amour de la France par la chair jusqu’au fond de l’âme » (p.234-35 ; cf. p.96 et 160 sur la manière dont « le métier entre dans le corps ») ; « La folie d’amour fait de la compassion un mobile bien plus puissant que la grandeur, la gloire et même l’honneur, pour toute espèce d’action y compris le combat » (EL, p.56).

[46] Lettre à M. Schumann, New York, EL, p.199 : « Le malheur répandu sur la surface du globe m’obsède et m’accable au point d’annuler mes facultés, et je ne puis les récupérer et me délivrer de cette obsession que si j’ai moi-même une large part de danger et de souffrance. C’est donc une condition pour que j’aie la capacité de travailler ».