Inédit

Proust, La Fugitive

Séance du 25 mars 2016

 

 

La Fugitive

 

Patrick Hochart


02/04/2016
 

Proust tenait L’Idiot pour « le plus beau roman que je sache » et peut-être lui emprunta-t-il le titre de La Fugitive[1]. En tout cas, ce pourrait être ce jugement qui le conduisit à décliner l’occasion d’écrire, sur le mode critique, à propos de Dostoïevski, comme à propos de Flaubert et de Baudelaire[2], pour en parler, sur le mode romanesque, en faisant du narrateur et d’Albertine deux lecteurs de l’écrivain russe (III, p.322) : au lieu d’une critique « solennelle » et assommante (III, p .380), référant Dostoïevski à Gogol et à Paul de Kock (III, p.378 ; cf.1, p. XI, l’Avertissement de Melchior de Vogüé et Gide, P, p.595 ), une conversation (cf. Contre Sainte-Beuve, p.135-149) pointant, comme à la volée, de manière « paresseuse »[3] (III, p.381), des traits marquants de l’univers dostoïevskien dont on peut relever des échos et  quelque empreinte dans La Recherche.

D’abord (III, p.377) la Femme (III, p.380), majuscule, telle la Bethsabée de Rembrandt (III, p.377)[4], cet « être de fuite », « fugitive parce que reine », qui proclame d’autant plus haut et  fort sa liberté[5] qu’elle ne s’est jamais appartenu[6] ou qu’elle n’a jamais été qu’en prison[7] et que tel ou tel, à l’exception du prince[8], entend la posséder toute entière[9] ; femme qui depuis  toujours fait l’objet d’un marchandage[10], qu’on achète et qu’on cède[11], mais de telle sorte qu’elle se trouve subjuguer et remplir d’effroi ses divers suborneurs[12] et jusqu’au prince[13]  - à moins qu’elle ne consente à les affranchir en s’avisant qu’ils ne méritent pas tant de haine[14] [15] -, tant « la nature est moqueuse » (1, p.391-92) et les hommes « créés pour se faire souffrir mutuellement » (2, p.121 ; cf. III, p.109 : « J’appelle ici amour une torture réciproque »). Nul doute, au  demeurant, que ce caractère mercantile ou vénal ne soit pas absent de La Recherche, même s’il y prend une nuance plus feutrée - encore qu’il puisse s’annoncer de manière assez brutale[16], « en mufle » (III, p.473) -  et que le commerce avec Albertine procède à force de bijoux, de toilettes, voire de Rolls et de yacht (III, p.421) pour sceller et embellir sa « prison » (III, p.499).  Femme humiliée[17], du même coup en proie à une intraitable « humilité »[18], et qui « ulcérée et fantastique » (p.55 ; M, p.85 : « offensée et lunatique »), ne songe qu’à se venger (1, p.52) dût-elle se perdre (1, p.53), une telle femme est toujours autre que ce qu’elle paraît et veut paraître (III, p.377)[19], comme le révèle  d’entrée de jeu et innocemment l’« innocent »[20].

Ensuite « le chef d’œuvre de la maison de l’Assassinat » (III, p.378) - car en tout cas, dès le début, attendu la véhémence de la passion[21], il y a de l’assassinat dans l’air (III, p.379)[22] et un couteau ou un rasoir sur la table de Rogojine (1, p.284-85, 295-96, 3O7, 308)[23]  -, cette maison semblable à un tombeau (2, p.123)[24] où la noce aura lieu (1, p.272) et dont le prince d’emblée pressent le sinistre augure[25]. Mais cette « préoccupation de l’assassinat » est-elle si étrangère à Proust[26], quand, chacun à sa manière, Charlus (cf « le regard trouble qui vacillait au fond de ses yeux », III, p.803-806) et le narrateur[27] sont des sortes d’assassins, à raison de leur « égoïsme »  qui ne le cède guère à celui, « extraordinaire », de Totzky (1, p.47) ?

En troisième lieu, la galerie pittoresque des bouffons (III, p.380) - Ferdychtchenko (I, p.55, 183), Lébédeff, le général Ivolguine…-, derechef sous l’éclairage de Rembrandt, galerie que sans doute Morel ne déparerait pas dans le genre de la canaille larmoyante et poltronne (III, p.164, 194-95, 804), assez proche, au demeurant de la « banalité » de Gania[28].

Enfin L’Idiot est aussi un roman de la jalousie, au sein duquel « l’amour et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité et l’insolence ne sont que deux états d’une même nature » (III, p.380)[29] [30], sans compter la compassion qui peut être « encore plus intense que (l’) amour » (1, p.279[31] ; cf. III, p.428 : « la pitié pour la douleur »), telle « la principale et peut-être la seule loi de l’existence humaine » (1, p.303). Ainsi le roman retrace les tergiversations ou la valse-hésitation autour d’un mariage (cf. II, p.1112, 1131 ; III, p.363, 454), orchestrée par « autre chose, et non de l’amour »[32], par « plus que (de) la jalousie »[33], dont, au reste, chacun ne laisse pas d’être pétri : Rogojine au premier chef[34], mais aussi Nastasia Philippovna (2, p.161, cf. n.34), Gania[35], Aglaé[36], voire le prince[37] (2, p.17).

 

[1] L’Idiot, trad. V. Derély, Paris, 1887, 1, p.302 : « Et comment avait-il pu la laisser partir lorsqu’elle l’avait quitté pour revenir à Rogojine ? Il aurait dû courir lui-même après elle, au lieu d’attendre qu’on lui donnât des nouvelles de la fugitive ». Qui mieux que Nastasia Philippovna peut figurer « l’être de fuite » (III, p.435 n.), « fugitive parce que reine » (III, p.425 ; cf. 1, p.225 : « Elle est à moi ! toute à moi ! Ma reine ! mon bien suprême ! » ; id., p.227 : « Il est à toi, ma joie ! Il est à toi, ma reine ! » ; cf. 2, p.369 : « C’est une reine ! Pour une pareille reine je vendrais mon âme ! fit un clerc de chancellerie »), elle qui ne cesse de s’échapper « de dessous la couronne » (id., p.261, 272, 274 ; 2, p.370) ?  Au reste, par un écho inversé, Albertine aussi est censée s’être enfuie la veille de ses noces (III, p.454). Sur les vicissitudes de ce titre, cf. p. XVII et n.5 de la Préface à l’édition folio de La Prisonnière.

[2] Constellation qui rapproche Dostoïevski de Baudelaire (III, p.379) mais aussi de Flaubert, puisqu’aussi bien la veille de sa mort Nastasia Philippovna lit Madame Bovary (2, p.380).

[3] « Mon petit, comme c’est assommant que vous soyez si paresseux » (III, p.381).

[4] Cf. Gide, Dostoïevski, in Essais critiques, P, p.559 : « Celui-ci [Balzac] dessine comme David ; celui-là [Dostoïevski] peint comme Rembrandt ». Sur Bethsabée, cf.

[5] « Mais pourquoi brailles-tu ainsi ? lui dit en riant Nastasia Philippovna ; - je suis encore maîtresse chez moi ; si je veux, je puis te faire jeter à la porte » (1, p.225 ; « Elle fait encore ménage à part. Je suis libre, dit-elle, et vous savez prince, elle insiste beaucoup sur ce point. Je suis complètement libre, ne cesse-telle de répéter » (1, p.262) ; « Je crains toujours qu’elle ne me mette à la porte. Je suis encore ma maîtresse, dit-elle, si je veux, je te chasserai définitivement et j’irai à l’étranger » (1, p.275) ; « Je veux seulement attendre autant qu’il me plaira, parce que je suis toujours ma maîtresse » (1, p.278-79). 

[6] « …et je m’appartiens, pour la première fois depuis que je suis au monde ! » (1, p.205)

[7] « J’ai passé dix ans en prison, maintenant le bonheur  est arrivé pour moi ! » (1, p.225 ; cf. III, p.176 et 367 : « Il n’est pas de belle prison » ; au lieu de Mme de La Rochefoucauld, « il s’agit plutôt de Mme de la Rocheguyon, mentionnée dans les Historiettes de Tallemand des Réaux », n.2, p.428, de l’édition folio de La Prisonnière).

[8] « Voici ce que le prince est pour moi : c’est le premier homme dont le dévouement sincère m’ait inspiré confiance. Il a cru en moi à première vue et je crois en lui » (1, p.204) ; « Adieu, prince, pour la première fois j’ai vu un homme » (1, p.231).

[9] « …j’irai au besoin jusqu’à trois mille, et, la veille du jour fixé pour la noce, il m’abandonnera la propriété pleine et entière de sa fiancée ! (1, p.150 ; cf. 1, p.225, cité supra n.1).

[10] « Vous m’avez blessé plus cruellement qu’Épantchine, qui me croit capable de lui vendre ma femme » (1, p.163) ; « Il m’a marchandé : il a commencé par me proposer dix-huit mille roubles, puis quarante mille, et finalement il est allé jusqu’à cent mille : les voici » (1, p.212) ; « Et Rogojine ? Dans ta maison, devant ta mère et ta sœur, il m’a marchandé, et cela ne t’a pas empêché de venir ensuite demander ma main ! » (1, p.213) ; « …voilà comment un moujik marchande ta future ! » (1, p.222) ; « On n’a jamais songé qu’à m’acheter » (1, p.223) ; « Avez-vous réussi à la lui vendre, comme l’autre fois, oui ou non ? » (1, p.261). Cf. la leçon administrée à Gania par Aglaé (« Mais son âme est vile, et, tout en sachant cela, il ne se décide pas, il exige des garanties au préalable, il ne peut se résoudre à agir de confiance ; pour renoncer à cent mille roubles, il veut que je l’autorise à espérer main », 1, p.109), par le prince (« Si vous aviez fait cela sans marchander avec elle, a-t-elle ajouté, si vous aviez tout rompu de vous-même sans lui demander de garanties préalables, elle serait peut-être devenue votre amie », 1, p.111) et par Nastasia Philippovna (« Si tu n’avais pas marchandé avec elle, elle aurait certainement consenti à t’épouser », 1, p.224).

[11] « Je ne comprends pas que tu me la cèdes ainsi » (Rogojine,1, p.279) ; «Eh bien, prends-la puisque la destinée le veut ! Elle est à toi ! Je te la cède !...Souviens-toi de Rogojine ! » (1, p.293) ; cf. 2, p.340-41 : « …s’il ne vient pas tout de suite à moi, s’il ne me prend pas de préférence à toi, eh bien, prends-le, je te le cède, je n’ai pas besoin de lui !... […] HA, ha, ha ! Ha, ha, ha ! Je l’avais cédé à cette demoiselle ! Mais pourquoi ? Pour quelle raison ? Folle ! Folle ! Va-t’en, Rogojine, ha, ha, ha ! ». 

[12] En premier lieu Totsky : « …Totsky reconnut très vite qu’il avait maintenant affaire à une créature absolument déraillée : avec elle l’effet suivrait infailliblement la menace, rien ne l’arrêterait parce qu’elle se moquait de tout. […] bref, quelque chose de trop contraire aux usages de la bonne société pour ne pas inquiéter au plus haut point un homme comme il faut » (1, p.52) ; « La situation d’Afanase Ivanovitch n’était pas gaie, elle avait surtout ceci de cruel qu’il ne pouvait se remettre de sa première alarme. Il avait peur sans savoir lui-même de quoi, - il craignait simplement Nastasia Philippovna » (1, p.54). Mais aussi Rogojine : « Il y a aujourd’hui cinq jours que je n’ai été chez elle, continua-t-il après un silence, - Je crains toujours qu’elle ne me mette à la porte » (1, p.275 ; cf. M, 1, p.197 : «  

[13] « Il aurait dû ajouter qu’à la compassion se joignait l’effroi ; oui, l’effroi ! A présent, dans cette minute, il le ressentait pleinement ; il était convaincu, positivement convaincu, pour certaines raisons à lui connues, que Nastasia Philippovna était folle. Supposez que, aimant une femme plus que tout au monde, ou pressentant la possibilité de cet amour, vous la voyiez soudain couverte de chaînes, derrière une grille de fer, sous le bâton d’un surveillant, - vous aurez une idée des sensations qui agitaient le prince en ce moment » (2, p.58) ; « Cette entrevue singulière [de Nastasia et d’Aglaé], dont il ne pouvait prévoir le dénouement, n’était pas encore ce qui l’effrayait le plus, - il craignait Nastasia Philippovna elle-même » (2, p.330) ; « …j’ai regardé son visage ! Le matin déjà, en voyant son portrait, je n’avais pas pu le supporter… Tenez, Viéra Lébédeff a des yeux tout autres ; je…j’ai peur de son visage ! ajouta-t-il avec une frayeur extrême. – Vous en avez peur ?  Le prince pâlit et répondit tout bas : - Oui, elle est folle ! » (2, p.354-55).

[14] « …gardez pour vous ces soixante-quinze mille roubles et sachez que je vous rends votre liberté gratis. Assez ! Il faut bien que vous respiriez aussi ! » (1, p.205) ; « Eh bien, voilà, pourquoi, au lieu de lui rendre sa liberté, l’ai-je tourmenté pendant cinq années entières ? […] C’était par méchanceté que je songeais alors à cela [à l’épouser]…[…] Ensuite, grâce à Dieu, j’ai réfléchi qu’il ne méritait pas tant de haine » (2, p.215).

[15] De même que Totsky entend s’affranchir de Nastasia Philippovna en la mariant (1, p.54 : « En tout cas, depuis le printemps dernier, son intention était de marier prochainement Nastasia Philippovna »), celle-ci entend affranchir le prince de son emprise en le mariant à Aglaé (1, p.266 : « Une certaine personne [Nastasia] est liée avec elle, et, paraît-il, compte lui faire souvent visite à Pavlovsk. Elle a un but. – Eh bien ? – Aglaé Ivanovna – Oh, assez Lébédeff ! interrompit le prince avec une sensation pénible, comme si on l’avait touché à un endroit douloureux » ; 2, p.80 : « Hier et aujourd’hui, elle m’a juré que tu étais amoureux comme un chat d’Aglaé Épanchine […] Tu sais qu’elle veut absolument te marier à celle-là […] Elle dit : « je veux le voir heureux », par conséquent, elle t’aime » ; 2, p.191 : « Tu es heureux ? Heureux. Demanda-t-elle. – dis-moi seulement un mot, es-tu heureux maintenant ? Aujourd’hui, tout à l’heure ? Tu as été chez elle ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? » ; 2, p.268 : « …elle en vint à dire entre autres choses qu’ “ elle n’avait pas encore l’intention de remplacer la maîtresse de personne “ »). 

[16] « Il est triste de penser que les Bontemps sont des gens véreux qui se servent de leur nièce pour m’extorquer de l’argent » (III, p.421) ; « Tu es sûr, me dit-il, que je puisse offrir comme cela à cette femme trente mille francs pour le comité électoral de son mari ? Elle est malhonnête à ce point ? Si tu ne te trompes pas, trois mille francs suffiraient » (III, p.441).

[17] « Est-ce que moi-même je n’ai pas rêvé de toi ? Tu as raison, il y a longtemps que ces rêves hantent mon esprit ; pendant ces cinq ans que j’ai passés toute seule dans le village de Totsky, bien des fois je me suis figuré qu’un homme comme toi, honorable, beau, bon, un peu bête même, viendrait tout à coup me dire : « Ce n’est pas votre faute, Nastasia Philippovna, et je vous adore ! ». Mais quel réveil succédait à ces rêves ! C’était à devenir folle…Celui-ci arrivait : chaque année il venait passer deux mois à la campagne, ensuite il s’en allait, me laissant souillée, avilie, outragée, furieuse. Mille fois j’ai voulu me jeter à l’eau… » (1, p.226 ; cf. p.50-55).

[18] « Tu croyais donc que c’était sérieux ? répliqua-t-elle en riant ; - tu as pu penser que je perdrais l’existence de ce baby ? Mais c’est bon pour Afanase Ivanovitch [Totsky] de prendre des enfants en sevrage ! Partons Rogojine ! Aboule ton paquet ! […] Je suis une déhontée ! J’ai été la concubine de Totsky…Prince ! maintenant c’est Aglaé Épantchine qu’il te faut, et non Nastasia Philippovna ; si tu m’épousais, Ferdychtchenko te montrerait du doigt ! Tu n’as pas peur de cela ; mais moi je crains de causer ton malheur et d’encourir plus tard tes reproches » (1, p.224) ; « Son amour pour toi a pris naissance le jour de sa fête. Seulement, elle juge un mariage avec toi impossible, parce qu’elle te couvrirait de honte et ferait le malheur de ta vie. “On sait qui je suis”, dit-elle” (1, p.283) ; « Cette malheureuse femme a l’intime conviction qu’elle est la créature la plus déchue, la plus vicieuse qui soit au monde. […] Oh ! sans doute elle crie furieusement qu’elle n’a aucune faute à se reprocher, qu’elle est la victime des hommes, la victime d’un débauché et d’un scélérat ; mais quoi qu’elle dise, sachez que ses paroles ne sont nullement l’expression de sa pensée, et qu’au contraire, dans l’intime de son âme, elle se croit coupable. […] Elle s’est sauvée de chez moi, savez-vous pourquoi ? Précisément à seule fin de me prouver qu’elle était une misérable. Mais le plus épouvantable c’est qu’elle-même, peut-être, ne savait pas que tel était son but. […] savez-vous que dans cette conscience de son déshonneur qui la torture sans relâche, il y a peut-être pour elle une jouissance affreuse, antinaturelle, quelque chose comme la satisfaction d’une rancune implacable » (2, p.158-59) ; cf. 2, p.188 : « Pour l’amour de Dieu, ne pensez rien de moi ; ne croyez pas non plus que je m’humilie parce que je vous écris ainsi, ou que je sois de ces êtres qui trouvent du plaisir à s’humilier et qui le font même par orgueil. […] Mais je sais que je ne puis m’humilier par orgueil. Quant à l’humilité d’un cœur pur, j’en suis incapable. Par conséquent je ne m’humilie pas du tout » ; sur la force de l’humilité, cf. les réflexions d’Hippolyte, 2, p.121 et 131 : « Sachez qu’il y a une limite à la honte que l’homme éprouve devant son néant, et que, cette limite dépassée, il trouve une jouissance extraordinaire dans le sentiment de sa faiblesse, de sa nullité…Allons, sans doute, ainsi comprise, l’humilité, je l’admets, est une force énorme, mais ce n’est pas dans ce sens que la religion l’entend ».

[19] « Et vous n’êtes pas honteuse de votre manière d’être ? Est-ce que vous êtes telle que vous avez voulu paraître ? Mais cela est-il possible ? s’écria brusquement le prince. […] – En effet, je ne suis pas telle, il l’a compris, murmura-t-elle précipitamment, d’une voix émue, tandis qu’une soudaine rougeur colorait son visage » (1, p.154).

[20] Cf. Les Carnets de l’Idiot, P, p.879 : « Comment rendre le héros sympathique au lecteur ? Si don Quichotte et Pickwick en tant que personnages vertueux sont sympathiques au lecteur et réussis, c’est parce qu’ils sont comiques. Le héros du roman, le prince n’est pas comique [même s’il paraît assez régulièrement « ridicule »] mais possède un autre trait sympathique : il est innocent » (souligné par Dostoïevski ; cf. la lettre à sa nièce du 1/13 janvier 1868, citée par Pierre Pascal, id, p. XIV) ; aussi bien Rogojine ne sait autrement le désigner que comme « …cette brebis » (1, p.153 ; M, 1, p.    :  « …cet agneau »).

[21] « L’ardeur de ton amour ? Il se peut que ce soit cela en effet…J’ai entendu dire qu’il y a des femmes qui tiennent précisément à être aimées ainsi…mais… Le prince, pensif, n’acheva pas sa phrase » (1, p.280 ; cf. 1, p.284 : « Elle [Nastasia] n’était plus capable de résister à sa passion » [pour le prince]).  

[22] « Oui je crois qu’il l’épouserait, et pas plus tard que demain, mais huit jours après il l’assassinerait » (1, p.44) ; « Sans cela il [Gania] m’aurait tuée, peut-être… » (1, p.231) ; « « Je te l’ai dit, je me noierai. – Tu me tueras peut-être auparavant. En prononçant ces mots, elle devint songeuse » (1, p.278) ; « Je te le dis, ami Parfène… - Que je l’assassinerai ?  Le prince frissonna » (1, p.279) ; « N’importe qui sera un meilleur parti pour elle que toi, car tu l’assassineras, et peut-être ne le comprend-elle que trop bien maintenant » (1, p.280) ; « Se noyer ou aller au-devant du couteau ! dit Rogojine, sortant enfin de son mutisme. Hé ! mais elle m’épouse parce qu’elle s’attend bien à périr de ma main ! […] Si elle ne se noie pas, c’est parce que j’offre peut-être encore plus de danger que la rivière. Elle m’épousera par colère [M : « par perversité »], si elle m’épouse» (1, p.283-84). 

[23] « …Je n’existe plus guère et je le sais, Dieu sait ce qui vit en moi à ma place. Je vois cela chaque jour dans deux yeux terribles [ceux de Rogojine (1, p.212, 229, 248, 250, 256-57, 304, 308 ; 2, p.358)] qui m’observent sans cesse… […] La maison de cet homme est maussade ; elle renferme un mystère. Je suis sûre qu’il y a dans une boîte un rasoir entouré de soie… […] Tout le temps que j’ai été chez lui, je me suis figuré qu’il y avait là quelque part sous une planche du parquet un cadavre caché peut-être par le père ; il me semblait que, comme celui de Moscou, ce cadavre était entouré dans une toile cirée et qu’on avait aussi placé tout autour des flacons de liquide Jdanoff [cf. 2, p.390 : « Je l’ai enveloppée dans une toile cirée […] et j’ai placé quatre flacons débouchés de liquide Jdanoff »]. […]Je le tuerais bien, tant j’ai peur de lui…Mais il me tuera auparavant » (2, p.189).

[24] A l’instar des malles d’Albertine (p.13 : « …on avait chargé sur le tortillard celles d’Albertine, étroites et noires, qui m’avait paru avoir la forme de cercueils et dont j’ignorais si elles allaient apporter à la maison la vie ou la mort » ; cf. p.430).

[25] « Plus tard le prince se rappela qu’il s’était dit : “C’est certainement cette maison-là”. Il s’approcha avec une curiosité extrême pour vérifier sa conjecture, sentant qu’il lui serait fort désagréable d’avoir deviné juste » (1, p.267) ; « Tout à l’heure, étant encore à cent pas de cette maison, j’ai deviné que c’était la tienne, dit le prince. – Comment cela ? – Je ne le sais pas bien. Ta maison a la physionomie de toute votre famille ; les Rogojine, en y habitant, semblent l’avoir marquée de leur empreinte. […] Auparavant je ne me serais même pas imaginé que tu demeurais dans une telle maison et sitôt que je l’eus aperçue, je me dis : “Ce doit être là sa demeure !” » (2, p.270-71).

[26] « …cette préoccupation de l’assassinat a quelque chose d’extraordinaire et qui me le rend très étranger. […] Tout cela me semble aussi loin de moi que possible, à moins que j’aie en moi des parties que j’ignore, car on ne se réalise que successivement » (III, p.379).

[27] « Dans ces moments-là, rapprochant la mort de ma grand’mère et celle d’Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d’un double assassinat que seule la lâcheté du monde pouvait me pardonner » (III, p.496) ; « Et ainsi il me semblait que par ma tendresse uniquement égoïste j’avais laissé mourir Albertine comme j’avais assassiné ma grand’mère » (III, p.501 ; cf. encore II, p.1115).

[28] Au dire du prince sans animosité (1, p.162 : « A mon avis, vous faites simplement partie des gens les plus ordinaires ; si vous vous distinguez par quelque chose, c’est par une grande faiblesse et un défaut complet d’originalité ») comme à celui d’Hippolyte ( 2, p.215 : « Je vous hais, Gabriel Ardalionovitch, uniquement parce que, - cela vous paraîtra peut-être étonnant, - uniquement parce que vous êtes le type, l’incarnation, la personnification, le comble de la banalité la plus effrontée, la plus infatuée d’elle-même, la plus plate et la plus répugnante ! […] Avec cela vous êtes excessivement envieux ; vous avez la ferme conviction que vous êtes un grand génie… »).

[29] « La passion et la haine se mêlaient étrangement dans son cœur [celui de Gania] » (1, p.61) ; « L’amour et la haine se confondent chez toi, remarqua en souriant le prince » (1, p.279) ; « …mais je sais qu’au point où il m’aime, il doit forcément me haïr » (2, p.189 ; cf. encore 2, p79 : « Je dirai même que plus elle te tourmente, plus elle t’aime » ; cf. encore 1, p.161, « le proverbe : “Celui que j’aime, je le bats” » ).

[30] Proust remarque avec sagacité qu’ « il  est probable qu’il [Dostoîevski] divise en deux personnes ce qui a été en réalité une seule » (« Dostoïevski », in Contre Sainte-Beuve, P, p.644) ; ainsi sans doute du prince et de Rogojine qui ne laisse pas d’être le « démon » du premier (1, p.304, 306 ; cf. 2, p.78 : «Evidemment tu as fait cela[le présenter à sa mère pour qu’elle le bénisse] sans y penser, par une sorte d’instinct, comme c’est instinctivement aussi que je m’en suis douté…  Nous avons eu tous les deux la même sensation en ce moment »).

[31] Cf. M, 1, p.353 : « Si ça se trouve, ta pitié, elle est encore bien pire que mon amour ! ».

[32] « Ce n’est pas naturel, mais ici tout est contre nature. Vous dites qu’elle m’aime, mais est-ce que c’est de l’amour ? Peut-on parler d’amour après ce que j’ai souffert ? Non, il y a ici autre chose et non de l’amour ! » (2, p.162).

[33] « Savez-vous ce que c’est que cela, ce que dénotent ces lettres ? C’est la jalousie ; c’est plus que la jalousie ! Elle…vous pensez qu’en effet elle épousera Rogijine, comme elle l’écrit ici ? Elle se tuera le lendemain de notre mariage ! » (2, p.161).

[34] « A présent je rêve d’elle chaque nuit : il me semble toujours la voir se moquant de moi avec un autre » (1, p.274) ; « … (elle m’a dit qu’elle irait à l’étranger, observa-t-il comme entre parenthèses, et ses yeux se fixèrent avec une expression particulière sur ceux du prince) » (1, p.275 ; cf. id., p.272) ; « Tu es soupçonneux et jaloux, c’est pourquoi tu as exagéré tout ce que tu as remarqué de mauvais » (1, p.282) ; « Tout cela est de la jalousie, Parfène, tout cela est une maladie… » (1, p.284) ; « Et quelle jalousie insensée ! » (1, p.303) ; « Et j’aurai beau être vis-à-vis de toi aussi innocent qu’un ange, tu ne pourras jamais me souffrir, tant que tu croiras qu’elle me préfère à toi. Vois-tu, c’est de la jalousie » (2, p.78-79).

[35] « Pour que son malheur fût complet, il ne manquait plus à Gania que d’être jaloux, et voilà que subitement l’envie lui mordait le cœur » (1, p.112 ; cf. supra n.28).

[36] « Vous avez voulu savoir par vous-même quelle est celle de nous deux qu’il aime le plus, parce que vous êtes terriblement jalouse… » (2, p.339).

[37] Comme le remarque Kolia en riant aux éclats : « Non, je retire le mot “sceptique”, j’ai trouvé une autre explication, cria tout à coup Kolia, - vous n’êtes pas sceptique, mais jaloux. Les sentiments de Gania pour une certaine fière demoiselle vous causent une jalousie infernale » (2, p.17).