Inédit
Proust et Sévigné
Séance du 18 décembre 2015
Proust et Sévigné - Diplopie
Patrick Hochart
09/01/2016
Les références à Mme de Sévigné parcourent la Recherche, le plus souvent rattachées à la grand’mère du narrateur qui ne se séparait jamais d’un tome de ses Lettres et d’un autre des Mémoires de Mme de Beausergent[1], habitude que sa mère poursuivit par une sorte de piété filiale[2]. Or la grand’mère, comme, à sa suite, sa fille et son petit-fils, ne supporte pas qu’on appelle Mme de Sévigné la « spirituelle marquise »[3], car ce n’est pas la femme d’esprit, la précieuse ou l’habituée des salons qui retient Proust[4] - toutes « particularités purement formelles » qu’il est aisé d’épingler pour faire sa Sévigné, à l’instar de Mme de Simiane (I, p.653) [5] - mais « les vraies beautés » des Lettres, « qui sont tout autres » (id.). Pour accéder à ce trésor, il faut y venir « par le dedans, par l’amour pour les siens, pour la nature » (id.). Ainsi est-ce le « cœur immense » (I, p.667-68) de la grand’mère qui la rend sensible à la sollicitude de Mme de Sévigné se souciant assez de la santé de sa fille pour lui enjoindre d’espacer et de réduire ses lettres auxquelles elle aspire pourtant comme au plus grand plaisir[6] ( I, p.696-97) [7] ou encore reconnaissant que « tous les chagrins que me peut donner l’excès de la tendresse que j’ai pour vous, sont plus agréables que tous les plaisirs du monde où vous n’avez point de part » (08/78 ou 79, GF, p.236) ; inversement, la mère du narrateur a si bien pénétré ces « vraies beautés » que « quand elle lisait dans les Lettres ces mots : “ma fille”, elle croyait entendre sa mère lui parler » (II, p.771). A cet égard, grand’mère et mère du narrateur - jusque sur le lit de mort (II, p.301,3/06/93, GF, p.405) - parlent couramment sévigné (II, p.786, 11/02/71, GF, p.76 ; III, p.140-41, 29/09/75, GF, p.175, 11/02/71, id., p.75) : « Sévigné n’aurait pas mieux dit » (I, p.20 ; II, p.330)."
Mais si la grand’mère, en bonne lectrice de la marquise, dédaigne de la défendre contre ceux qui ne sont pas « dignes de comprendre ce qu’(elle) sent » et qu’elle préfère éviter[8], c’est Charlus, personnage allant s’avérer plus sulfureux, qui [9] se charge de cette défense et qui fait valoir que cette passion maternelle n’est rien moins que « littérature », n’en déplaise à Mme de Villeparisis[10] (I, p.762-63 ; 18/02/71, P I, p.162 ; 10/01/89, P III, p.465 ; 29/05/75, P I, p.717-18 ; 27/05/80, GF, p.286 : « disons des riens, ma bonne »), non sans suggérer, ne serait-ce qu’en le rapportant à Andromaque ou à Phèdre, que « ce que ressentait Mme de Sévigné pour sa fille » ne laisse pas d’être pesant[11], voire ombrageant[12], maléfique [13] et ravalant[14] (7/06/71, P I, p.267), en tout cas, comme toute « grande amitié », « jamais tranquille » (16/09/71, GF, p.130), si bien que, dût la marquise enrager, elle et sa fille ne s’entendent qu’à distance et par correspondance[15], et que force leur est, pour obvier au ravage, de s’accommoder de « la fausse paix d’une ennuyeuse absence » (18/09/79, id., p.241-42).
Quant à ce que l’amour « pour la nature » inspire à la marquise, le ravissement du narrateur passera par la médiation d’Elstir (I, p.653 ; III, p.378) et aboutira à la formule, « assez bête » (id.), qui relève « le côté Dostoïevski des Lettres de Madame de Sévigné » (I, p.653-54), de la même façon que Lévi-Strauss décèle le côté Labiche de Sophocle ou le côté Sophocle de Labiche, en faisant ressortir les analogies qui rapprochent Œdipe roi et Un Chapeau de paille d’Italie, dans un « petit exercice d’analyse structurale » qui « n’est qu’un jeu » mais assez significatif pour clore La potière jalouse et son démêlé avec Freud[16]. Ce rapprochement incongru ou du moins étonnant (III, p.378) se justifie pour autant qu’on ne connaît « la beauté d’une chose que dans une autre » (id., p.889) [17] et que Mme de Sévigné, en « grande artiste » (I, p.653), « nous présente les choses dans l’ordre de nos perceptions, au lieu de les expliquer d’abord par leur cause », soit non pas « dans l’ordre logique » mais en commençant par « l’illusion qui nous frappe » (id., p.653-54 ; III, p.378-79 ; 12/06/80, P, II, p.970 ; cf. 21/10/71, P, I, p.367-68), de la même façon que Dostoïevski nous « présente ses personnages » (id., p.378-79) ou peint les caractères (I, p.654).
[1] « Et elle me passa un volume de Mme de Sévigné que j’ouvris, pendant qu’elle-même s’absorbait dans les Mémoires de Mme de Beausergent. Elle ne voyageait jamais sans un tome de l’une et de l’autre. C’était ses deux auteurs de prédilection » (I, p.652).
[2] « Non seulement ma mère ne pouvait se séparer du sac de ma grand’mère devenu plus précieux que s’il eût été de saphirs et de diamants, de son manchon, de tous ses vêtements qui accentuaient encore la ressemblance d’aspect entre elles deux, mais même des volumes de Mme de Sévigné que ma grand’mère avait toujours avec elle, exemplaires que ma mère n’eût pas changé contre le manuscrit même des Lettres. Elle plaisantait autrefois ma grand’mère qui ne lui écrivait jamais une fois sans citer une phrase de Mme de Sévigné ou de Mme de Beausergent. Dans chacune des trois lettres que je reçus de maman avant son arrivée à Balbec, elle me cita Mme de Sévigné comme si ces trois lettres eussent été non pas adressées par elle à moi, mais par ma grand’mère adressées à elle. […] Tous les jours suivants ma mère descendit s’asseoir sur la plage, pour faire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné » (II, p.770-771).
[3] « Elle, et aucun de nous, n’avait pu supporter qu’on appelât cette dernière la “spirituelle marquise”, pas plus que La Fontaine “le Bonhomme” » (id.).
[4] «… cette bonne snob de Mme de Sévigné…gendelettre dans l’âme », au dire de Brichot (I, p.261).
[5] « Hé bien si ! répondit-elle d’une voix douce, c’est moi qui détiens la nouvelle la plus extraordinaire, je ne te dirai pas la plus grande, la plus petite, car cette citation de Sévigné faite par tous les gens qui ne savent que cela d’elle écœurait ta grand’mère autant que “la jolie chose que c’est de faner”. Nous ne daignons pas ramasser ce Sévigné de tout le monde » (III, p.657 ; cf.15/12/70, GF, p.65-66 ; 22/07/71, id. p.127 ; 3/02/76, id., p.188).
[6] « Je ne puis m’empêcher de vous dire que vos lettres sont telles qu’on le peut souhaiter de toutes façons. Je les sais bien entendre et bien lire, mais ne craignez pas d’arrêter trop à de certains endroits. Vous êtes bien loin de ce défaut ; au contraire, on voudrait quelquefois quelque chose de plus. Je parle en général, car pour moi, je trouve toujours que vous m’en dites assez. Vous ne sauriez trop dire de détails pour me contenter ; tout m’est cher, tout m’est agréable. Cependant, ma bonne, quelque joie que me donnent vos lettres, je voudrais que vous n’écrivissiez point, tant je crains que cela ne vous fatigue, et votre santé m’est plus chère que tout le plaisir qu’elles me donnent » (7/06/71, P I, p.267) ; « Savez-vous comment écrit Montgobert ? Elle écrit comme nous ; son commerce est fort agréable. […] Faites-la écrire pour vous, ma très chère, et reposez-vous en me parlant ; cela me fait un bien que je ne puis vous dire. Je donne à examiner cette question à Rochecourbière, “si cette joie que j’ai de ne guère voir votre écriture est une marque d’amitié ou d’indifférence” ; je recommande cette cause à Montgobert. C’est que je suis toujours charmée de la confiance, et c’en est une que de croire fermement que j’aime mieux votre repos que mon plaisir, qui devient une peine dès que je me représente l’état où vous met cette écritoire » (26/06/80, P II, p.987) ; cf. encore 10/11/79, GF, p.250 ; 2/02/80, P II, p.825, 826.
[7] « Dès que j’ai reçu une lettre, j’en voudrais tout à l’heure une autre ; je ne respire que d’en recevoir » (18/02/71, P I, p.161) ; « J’aime mieux m’occuper de la vie que vous faites présentement ; cela me fait une diversion, sans m’éloigner pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qui s’appelle poétiquement l’objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours de vos lettres ; quand je viens d’en recevoir, j’en voudrais encore » (3/03/71, GF, p.80) ; cf. encore 11/02/71, id., p.74 ; 9/09/94, id., p.414 et 11/11/71, id., p.132 : « J’attends vendredi avec de grandes impatiences : voilà comme je suis à toujours pousser le temps avec l’épaule, et c’est ce que je n’aimais point à faire, et que je n’avais fait de ma vie, trouvant que le temps marche assez sans qu’on le hâte d’aller » ; cf. 11/11/71, id., p.138 : « Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort ».
[8] « Ma grand’mère se tut, mais on peut croire que ce fut par dédain […] Ma grand’mère trouva la discussion inutile et, pour éviter d’avoir à parler des choses qu’elle aimait devant quelqu’un qui ne pouvait les comprendre, elle cacha, en posant son sac sur eux, les Mémoire de Madame de Beausergent » (I, p.696-97) ; 11/02/71, GF, p.74 et 76 : « Peu de gens sont dignes de comprendre ce que je sens ; j’ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j’ai évité les autres. […] Je n’ai encore vu aucuns de ceux qui veulent, disent-ils, me divertir ; parce qu’en paroles couvertes, c’est vouloir m’empêcher de penser à vous, et cela m’offense ».
[9] Au ravissement de la grand’mère (I, p.762, 763).
[10] La Sainte Beuve de la Recherche (I, p.710-11, 721-23 ; cf. Contre Sainte Beuve, Paris, 1954, p.159-60).
[11] « Il y a des gens qui m’ont voulu faire croire que l’excès de mon amitié vous incommodait ; que cette grande attention à vouloir découvrir vos volontés, qui tout naturellement devenait les miennes, vous faisait assurément une grande fadeur et un dégoût. Je ne sais, ma chère, si cela est vrai : ce que je puis vous dire, c’est qu’assurément je n’ai pas eu dessein de vous donner cette sorte de peine. J’ai un peu suivi mon inclination, je l’avoue ; et je vous ai vue autant que je l’ai pu, parce que je n’ai pas eu assez de pouvoir sur moi pour me retrancher ce plaisir ; mais je ne crois pas vous avoir été pesante » (7/06/75, GF, p.164).
[12] «…mais je veux point que vous disiez que j’étais un rideau qui vous cachait, vous êtes encore plus aimable quand on a tiré le rideau ; il faut que vous soyez à découvert pour être dans votre perfection ; nous l’avons dit mille fois » (11/02/71, id., p.74).
[13] « Je me tiens à mon avantage quand je vous écris ; vous ne me répondez point, et je pousse mes discours tant que je veux. Ce que dit Montgobert de cette aiguillette nouée est une des plaisantes choses du monde. Dénouez-la, ma chère enfant ; ne soyez point si vive sur des riens » (14/0677, P II, p.464).
[14] « Vous faites des merveilles, vous êtes aimée de tout le monde. Il me semble que vous vois valoir mieux ; écu, vous ne valiez maille derrière moi, comme dit M. de la Rochefoucauld » (7/06/71, P, I, p.267).
[15] « Et quand on me vient dire présentement : « Vous voyez comme elle se porte, et vous-même, vous êtes en repos ; vous voilà fort bien toutes les deux ». Oui, fort bien, voilà un régime admirable ! Tellement que, pour nous bien porter, il faut être à deux cent mille lieues l’une de l’autre ! Et l’on me dit cela avec un air tranquille ! Voilà justement ce qui m’échauffe le sang et qui me fait sauter aux nues. Ma chère bonne, au nom de Dieu, rétablissons notre réputation par un autre voyage où nous soyons plus raisonnables, c’est-à-dire vous, et où l’on ne nous dise plus : « Vous vous tuez l’une l’autre ». Je suis si rebattue de ces discours que je n’en puis plus ; il y a d’autres manières de me tuer qui seraient bien meilleures » (16/06/77, P II, p.466-67) ; « Je saute aux nues quand on vient me dire : « Vous vous faites mourir toutes deux, il faut vous séparer ». Vraiment voilà un beau remède, et bien propre en effet à finir mes maux, mais ce n’est pas comme ils l’entendent. […] Est-il donc possible que vous puissiez tirer un dragon de tant de douceurs, de caresses, de soins, de tendresse, de complaisances. Ne me parlez donc plus sur ce ton. Je suis comblée, et je ne suis que trop contente de vous » (15/06/77, id. p.464) ; « Eh, mon Dieu ! ne nous reverrons-nous jamais en nous faisant sentir toutes les douceurs de l’amitié que nous avons ? N’ôterons-nous point les épines et n’empêcherons-nous point qu’on nous dise tous les jours, avec une barbarie où je ne me puis accoutumer : « Ah ! que vous voilà bien, à cinq cent lieues l’une de l’autre ! Voyez comme Mme de Grignan se porte. Elle serait morte ici. Vous vous tuez l’une l’autre ! ». […] Je finis tout court : ma bonne, corrigeons-nous, revoyons-nous, ne donnons plus à notre tendresse la ressemblance de la haine et de la division » (30/06/77, id., p.476-77) ; cf. encore l’ « abominable lettre » d’août 78 ou 79, GF, p.234, 236-37 ou P II, p.664-679 et 9/02/71, GF, p.71 : « …et vous aimez mieux m’écrire vos sentiments que vous n’aimez à me les dire » qui trouve sa réponse dans l’ abominable lettre » : « Il faut, ma chère bonne, que je me donne le plaisir de vous écrire, une fois pour toutes, comme je suis pour vous. Je n’ai pas l’esprit de vous le dire ; je ne vous dis rien qu’avec timidité et de mauvaise grâce ; tenez-vous donc à ceci ».
[16] La potière jalouse , Paris, 1985, p.259-68.
[17] A l’enseigne d’« un certain philosophe qui n’est heureux que quand il a découvert entre deux œuvres, entre deux sensations, une partie commune » (III, p.12) et qui se convainc que « tout peut se transposer » (III, p.84).