Inédit

Hélène Merlin-Kajman, « La confusion éducative face aux normes »

 

Préambule

Cette conférence d’Hélène Merlin-Kajman a été donnée à l’Ecole nationale de la Magistrature, dans le cadre de journées de formation continue des magistrats, « Initiation à la philosophie politique », 21-25 juin 2004.

Au confluent du pédagogique et du politique, de l’école au « vote lepéniste », H. Merlin-Kajman débute sa réflexion en faisant état d’un discours récurrent, une presque doxa, qui interprète les difficultés actuelles de l’enseignement (la crise de l’enseignement, comme on dit) comme la crise sociale, politique, économique des banlieues françaises « en termes de retour de la barbarie », « barbarie » face à laquelle il serait nécessaire de « restaurer l’autorité ». Mais qu’est-ce que l’autorité ? N’est-ce pas au sein même de ce qui nous appelons « autorité » que le problème se pose ? C’est en tout cas ce que montrent les analyses qu’H. Merlin-Kajman propose à partir de quelques cas « d’anomie éducative » – des cas dans lesquels, justement, l’« autorité » est mise à mal parce qu’elle se confond avec l’exception. Ce n’est pas la barbarie qui déferle, mais l’universalisation de l’arbitraire.

S’il s’agit peut-être bien de « restaurer l’autorité », celle-ci doit être impérativement distinguée du « pouvoir » afin qu’elle fasse reconnaître, plutôt que la Loi, la dimension de la norme nécessaire à tout vivre-ensemble. Voilà qui n’est pas sans évoquer un concept qui surgit brièvement sous la plume d’H. Merlin-Kajman, la « civilité », définie comme « art des gestes de reconnaissance d’autrui ». Et de la « civilité », comme le titre de notre rubrique éponyme vous l’indique déjà, vous verrez bientôt que nous en faisons cas, à Transitions !

M. E.

 

 

 

 

La confusion éducative face aux normes


 

Hélène
Merlin-Kajman


07/06/2014

 

On décrit souvent les situations anomiques devenues courantes dans certaines cités ou dans certains établissements scolaires en termes de retour de la barbarie, de régression à un état de jungle. La conséquence généralement tirée de ce discours rejoue le paradigme hobbesien : il faudrait, pour que cesse cet état de fait où chacun potentiellement est en guerre contre chacun et où seule règne la loi du plus fort, restaurer l’autorité, l’autorité souveraine : celle de l’Etat et celle du Père, celle qui prend la forme, dogmatique, de la décision ultime et indiscutable. Le problème, c’est que nous ne savons pas très bien définir cette autorité dont l’exigence, pour être éclatante, n’en présente pas moins quelque équivoque. Si les diverses pensées de la modernité se sont beaucoup intéressées au « pouvoir » (pour tenter d’en déjouer les méfaits, de le subvertir ou de le renverser) et très peu à l’autorité, c’est parce qu’elles ont généralement confondu la seconde avec le premier, confusion dont il n’est pas du tout certain que nous soyons prêts à sortir. Le besoin d’autorité actuel risque dès lors de se jouer dans une confusion identique.

Des exemples d’anomie éducative

Je partirai d’une série de situations concrètes, les unes ordinaires, les autres moins.

Les premières sont constituées par des témoignages de membres de l’Observatoire de l’éducation, l’association que je préside et qui regroupe pour l’essentiel des enseignants [1].

Soit un collège dans le 93. Laetitia, élève de 4e, n’a cessé de poser des problèmes à tout le monde depuis le début de l’année, et a été classée parmi les élèves caractériels dont il n’y a plus rien à tirer : dans la cour où personne ne lui parle, dans la classe même si elle perturbe le cours, on fait comme si elle n’existait pas. Son enseignante de français ne se résout pas à cette marginalisation qui l’exclut de la règle commune. A la suite d’une succession de gestes de provocation, notamment le démarrage brutal, à plein volume, d’un poste de radio dans la classe, et l’adoption d’une attitude menaçante quand il lui est demandé de l’éteindre – des élèves ont été amenés à s’interposer entre Laetitia et son enseignante –, cette dernière exclut l’élève de son cours et demande sa convocation par la principale. Le lendemain, la principale commence l’entrevue par ces mots : « Laetitia, nous savons tous que tu as de graves problèmes familiaux en ce moment, mais ne t’imagine pas que nous te traiterons différemment des autres ». Laetitia va ressortir du bureau sans aucune sanction [2].

Une directrice de maternelle d’une école du centre de Paris, dans un quartier par conséquent favorisé, constate au mois de février qu’aucune récréation ne s’est encore déroulée normalement : elle a dû toutes les interrompre à cause de la violence des enfants entre eux. C’est la première fois, depuis quinze ans qu’elle exerce cette fonction à cet endroit, qu’elle se trouve face à une situation pareille. Parallèlement, c’est aussi la première fois qu’elle ne parvient pas à obtenir des parents qu’ils se plient à la règle qu’elle a instituée : passées huit heures quarante (la rentrée se fait pour 8h 30), ils n’ont plus le droit d’accompagner les enfants jusqu’à leur classe. Pour qu’elle ne les voie pas, ils empruntent un escalier de service qui, par la cantine, rejoint les salles de classe. Elle a beau leur expliquer que leur comportement ruine l’autorité qu’elle peut avoir sur les enfants une fois qu’eux, les parents, sont partis, ils n’en continuent pas moins [3].

Dans un stage d’IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), de jeunes enseignants qui enseignent pour la première fois et apprennent leur métier dans des conditions très difficiles, font état de leur absence totale d’autorité sur leurs élèves : ils n’arrivent pas à maintenir l’ordre minimal qui leur permettrait de faire cours. Leur formateur leur donne pour conseil de s’appuyer sur le meneur de la classe et de l’amener à « faire la police » à leur place.

Je voudrais terminer ce tour d’horizon en rappelant, dans ses grandes lignes, l’affaire du lycée Montaigne, telle qu’elle est rapportée par le rapport de la Ligue des droits de l’homme, qui m’a paru digne de foi dans sa prudence explicative.

Depuis la rentrée des classes, un enfant juif est persécuté par une quinzaine d’enfants de sa classe de 6e, persécution qui prend progressivement la forme d’insultes antisémites. Les parents viennent signaler le problème au proviseur, qui le change de classe sans avertir ses professeurs ni sanctionner les agresseurs. Les professeurs, le rectorat, ne seront mis au courant que dix jours plus tard. Comme le changement de classe n’a rien résolu et qu’aucune sanction n’a été prise contre les agresseurs, le père de la victime porte plainte, suivi par le proviseur qui parallèlement mène alors une enquête. Cette enquête isole deux enfants dans le groupe d’agresseurs, d’origine maghrébine, que le proviseur convoque à plusieurs reprises dans son bureau pour leur faire avouer leurs actes en les menaçant de les livrer à la police. La médiatisation s’enclenche, le proviseur écrit aux parents d’élèves de la classe des persécuteurs à l’exception de ceux des deux enfants incriminés, et empêchera ces mêmes parents de présenter leurs excuses aux parents de la victime, comme ils en expriment l’intention. Les deux enfants seront exclus à la suite d’un conseil de discipline sommaire. Plus tard, un élève juif de 3e accusé d’avoir proféré une insulte contre les Arabes sera exclu, non sans avoir été convoqué par le proviseur le sommant de révéler sa confession religieuse. Selon la Ligue des droits de l’homme, le proviseur a cherché à monter une deuxième affaire pour faire pendant à la première et imposer une représentation purement communautariste de ce premier conflit.

D’innombrables situations concrètes décrivent de la sorte un rapport à la norme qui me semble relativement inédit. La transgression y est en réalité impossible, et l’on ne peut pas dire que l’autorité n’y soit pas, sinon respectée – le mot n’aurait guère de sens ici – du moins exercée. Car à chaque fois, des décisions sont prises d’autorité : certes, elles ont un caractère d’exception ; mais dans la mesure où elles sont généralement prises par des personnes statutairement en droit de le faire, on ne peut pas dire que leur autorité soit bafouée, au contraire. Il faut plutôt se demander si ce n’est pas l’autorité des normes, et non pas celle des « autorités », qui ressort malmenée de ces situations, ce qui signalerait tendanciellement un divorce alarmant entre normes (ou système normatif) et institutions.

Dans le premier cas, un chef d’établissement se livre à une opération étrange. A première vue, il fait le contraire de ce qu’il énonce. Et même ce qu’il avait énoncé était déjà assez singulier : il avait averti l’élève, comme d’une chose exceptionnelle, que sa faute tomberait sous le coup de la norme. Mais en renonçant à lui donner une punition, aussi légère eût-elle été, il décide de l’en excepter encore une fois, au nom d’un critère dont il s’est fait le seul juge (la situation familiale difficile de l’enfant).

Dans le cas du lycée Montaigne, les agresseurs de la victime se divisent en deux catégories : ceux dont les actes resteront impunis, comme le cas précédent ; et ceux qui, pour l’exemple (et quel exemple !), sont désignés à la justice et voués à l’exclusion. Le proviseur prend ici une série de décisions proprement souveraines qui reposent sur des traitements d’exception. Et ce n’est que parce que, d’un côté, les parents de la victime portent plainte, de l’autre côté, les parents des deux agresseurs devenus victimes d’une autorité arbitraire, saisissent la Ligue des droits de l’homme et le tribunal administratif, que quelque chose comme de la norme est restaurée : il y aura fallu le recours, lourd, à la loi.

Enfin, il reste la situation où des parents font ce que l’autorité institutionnelle défend. On pourrait penser qu’on est devant un cas banal de conflit d’autorité, à ceci près que personne n’est là pour le trancher. Du reste, on ne voit pas comment quelqu’un trancherait, puisque les parents ne contestent pas vraiment l’autorité institutionnelle, mais se contentent, là encore, tout simplement de s’en excepter et d’en excepter leur enfant d’autorité.

Il arrive cependant qu’il y ait conflit d’autorité (et de forme d’autorité), comme en témoigne l’affaire du lycée Montaigne. Il n’est pas rare en effet que l’on observe deux sortes de processus, qui font structure.

D’un côté, l’ordinaire : des actions répréhensibles sont commises par des élèves mais demeurent sans sanction, soient qu’elles soient purement et simplement perçues comme négligeables par tel ou tel membre de la communauté enseignante, tel ou tel membre de l’administration qui en ont eu connaissance, soit que le problème soit « réglé » de manière discrète (discrétionnaire) par le chef d’établissement, sans « publicité » de la solution (ici, changement de classe de l’élève victime), ce qui empêche cette solution de valoir comme sanction rappelant au passage à l’ensemble des enfants ce qui est autorisé et ce qui est interdit, ce qui est tolérable et ce qui est intolérable.

D’un autre côté, l’extraordinaire, l’affaire : faute d’un traitement adapté en provenance de l’école, faute d’une réflexion collective sur ces situations, quelques faits isolés, jugés insupportables par un acteur quelconque de la communauté éducative (souvent, les parents de la victime, comme ici ; ailleurs, un enseignant gravement insulté, ou menacé, etc.), sont soudain portés sur le devant de la scène institutionnelle, voire médiatique et dès lors lourdement sanctionnés, soit par un conseil de discipline qui tranche sur l’attentisme habituel, soit par le dépôt d’une plainte (ici, les deux à la fois).

Cette double situation, où l’ordinaire n’est en fait pas moins extraordinaire que l’extraordinaire, témoigne de ce que l’autorité oscille entre l’exception bienveillante (quand elle n’est pas dictée par la peur) et l’exception répressive. Dans les deux cas, la particularité de l’enfant, de l’éducation qu’on lui doit, est annulée : dans le premier cas, on crédite son enfance d’une indulgence totale qui ne peut que l’empêcher de grandir ; dans le second, on le traite comme un adulte ayant commis un délit voire un crime. Une telle défaillance des adultes est à juste titre perçue par les enfants comme le signe d’un arbitraire permanent qui les indigne et qui ne peut qu’alimenter leur propre confusion à l’égard des normes.

J’ajouterai qu’à l’université, à l’école, la demande d’exception est devenue tellement normale qu’il suffit souvent de la formuler pour la voir agréée : tel étudiant qui a perdu son chat la veille du partiel, ou qui s’est fait une entorse en jouant au foot, et du coup n’a pas pu se rendre à l’examen, se croit fondé à demander qu’on lui invente une solution de rechange pour que l’accident qui s’est produit dans sa vie personnelle ne lui cause pas de préjudice. A l’inverse, si vous refusez, par exemple, d’aider un jeune étudiant à faire changer sa date de passage aux oraux de l’agrégation sous prétexte qu’il est convoqué le premier jour alors qu’il travaille et que cela constitue un handicap pour lui, si vous refusez de l’aider non seulement parce que vous ne pouvez – heureusement – rien faire, mais parce que vous trouvez sa demande, du reste agressivement formulée, illégitime, vous passez pour une brute « fasciste ».

J’ai été destinataire de cette demande il y a peu : or, fait digne d’être souligné, ce jeune étudiant est aussi enseignant depuis deux ans.

Résistances au bio-pouvoir, ou modalités discrètes de guerre civile ?

C’est que personne ne semble échapper aujourd’hui à la logique du « c’est mon droit » : logique du « plaisir », ce substantif qui donnait force de loi aux ordonnances royales en signifiant la volonté absolue du souverain, et dont l’origine étymologique remonte au droit romain et aux décrets du Sénat, ce qui est loin d’être anodin [4].

De fait, on peut expliquer ces phénomènes par la montée de l’individualisme ; et les comprendre comme un point d’aboutissement extrême d’une certaine interprétation, volontariste-nominaliste, des droits de l’homme : d’autant que la demande ou l’application d’une exception à la règle se formule souvent à partir du constat que « ça ne gêne personne ». L’exception est toujours perçue comme une simple extension du droit fondamental à la liberté individuelle en tant qu’elle n’attente pas à la liberté d’autrui : il s’agit là d’une sorte de droit royal limité, collectivement distribué et directement exercé, sans représentation ni visée communes, c’est-à-dire sans qu’un plan public partage l’individu entre une face privée et une face « citoyenne ». D’où le recours massif aujourd’hui, de la part des éducateurs en détresse, à un enseignement de la citoyenneté, comme si la crise était due à une défaillance de l’éducation civique – et à l’ignorance qui en serait la conséquence – non moins qu’à celle de l’autorité.

Deux livres du philosophe italien Giorgio Agamben, Homo sacer [5], et Etat d’exception [6] peuvent contribuer à nous fournir un cadre conceptuel explicatif. Ses analyses visent surtout à alerter sur la situation internationale, comme en témoigne la quatrième de couverture de Etat d’exception :

L’état d’exception, que nous avons coutume d’envisager comme une mesure toute provisoire et extraordinaire, est en train de devenir sous nos yeux le paradigme normal de gouvernement, qui détermine toujours davantage la politique des états modernes […] Il faut bien voir en effet que, lorsque l’état d’exception devient la règle, les équilibres fragiles qui définissent les constitutions démocratiques ne peuvent plus fonctionner, la différence même entre démocratie et absolutisme tend à s’estomper.

Je ne partage pas en tout point le diagnostic politique de Giorgio Agamben, ni le jugement qu’il porte sur le droit occidental en général, ce nomos qui pour lui entretient une complicité structurelle avec l’anomie (ou l’exception). Cependant, au-delà de la politique des Etats, ce paradigme de l’exception, dont il montre au moins la difficile articulation avec le droit (sinon l’implication réciproque), nous aide considérablement à penser le « cas » historique dans lequel nous nous trouvons et que reflètent les situations que j’ai évoquées, notamment parce qu’il nous permet d’aller au-delà d’explications socio-économiques qui, lorsqu’elles sont évoquées comme raisons ultimes des comportements anomiques, produisent de la cécité sur la crise symbolique bien réelle dans laquelle nous sommes plongés.

Giorgio Agamben reprend à Michel Foucault l’idée selon laquelle nous serions entrés, depuis la fin du XVIIIe siècle environ, dans l’ère du bio-pouvoir ou de la bio-politique, selon une scansion qui en fait reformule en d’autres termes ce basculement de la politique et du droit naturel « classiques » dans un droit fondé sur l’anthropologie, sur l’évidence de la vie humaine et de sa nature (inaugurant un autre sens du syntagme « droit naturel ») :

L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. [7]

Pour Foucault, la bio-politique, qui est gestion des corps à travers la normalisation des « âmes » et des comportements, succède plus particulièrement à la politique fondée sur la souveraineté et le « système juridique de la loi » (il faudrait ajouter : classiques) : malgré les apparences d’une continuité, la norme, dont le pouvoir repose sur son intériorisation, s’est mise à remplacer, dans nos sociétés, la loi souveraine qui, elle, s’appliquait sur les corps de façon extérieure par la menace de mort :

La loi se réfère toujours au glaive. Mais un pouvoir qui a pour tâche de prendre la vie en charge aura besoin de mécanismes continus, régulateurs et correctifs. Il ne s’agit plus de faire jouer la mort dans le champ de la souveraineté, mais de distribuer le vivant dans un domaine de valeur et d’utilité. Un tel pouvoir a à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester dans son éclat meurtrier  [...]. Je ne veux pas dire que la loi s’efface ou que les institutions de justice tendent à disparaître ; mais que la loi fonctionne toujours davantage comme une norme, et que l’institution judiciaire s’intègre de plus en plus à un continuum d’appareils (médicaux, administratifs, etc.) dont les fonctions sont surtout régulatrices. [8]

« Développement rapide au cours de l'âge classique des disciplines diverses – écoles, collèges, casernes, ateliers » [9], écrit encore Foucault pour qui l’éducation est par conséquent l’un des principaux instruments du bio-pouvoir. Et c’est la forme essentiellement disciplinaire ou normative prise par le pouvoir moderne qui expliquerait les formes nouvelles prises en retour par les résistances à ce même pouvoir :

[…] ce qui est revendiqué et sert d’objectif, c’est la vie, entendue comme besoins fondamentaux, essence concrète de l’homme, accomplissement de ses virtualités, plénitude du possible […] Le « droit » à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, le « droit », par-delà toutes les oppressions ou « aliénations », à retrouver tout ce qu’on est et tout ce qu’on peut être, ce « droit » si incompréhensible pour le système juridique classique, a été la réplique politique à toutes ces procédures nouvelles de pouvoir qui, elles non plus, ne relèvent pas du droit traditionnel de la souveraineté. [10]

Ces lignes datent de 1976. Evidemment, la crise de l’école fournirait alors un exemple particulièrement probant de ce que les « forces de résistance » se sont en effet jouées dans l’élément du bio-pouvoir. Ainsi s’explique l’importance prise par les parents (et leur nouvelle définition) dans le système scolaire, à condition de préciser que, paradoxalement, elle rend désormais difficile la distinction entre « pouvoir » et « résistance » : car il est certain que Foucauld faisait plutôt des parents les supports privilégiés du bio-pouvoir. Or, devenus acteurs incontournables de l'institution scolaire, les parents s’y affirment comme géniteurs : ils sont ceux que l'école concerne au plus près car, répète-t-on volontiers, il s'agit de la vie même de leurs enfants. Et il est tout à fait frappant que, lors des réunions les rassemblant avec professeurs et administration, ils s’inquiètent moins de l’enseignement dispensé que, non sans une pointe d’agressivité constante et surprenante, de la cantine et du poids des cartables. Espèce de minotaure avalant les corps le matin et les dégorgeant le soir, puissance spatio-temporelle supposée investir tyranniquement la vie des élèves, l'école représente aux yeux des parents un pouvoir qui leur vole ce qui leur appartient de plein droit, cette vie engendrée, pour la malmener et la persécuter s'ils n'étaient pas là pour veiller au grain.

Mais ce que les parents ne voient pas, ce sont deux conséquences symétriques et fatales. D’une part, en ne dépêchant plus vers l’école – définie comme « lieu de vie » – que des enfants eux-mêmes définis comme simples « vies », sommes de « besoins fondamentaux », autorisées à s’exprimer telles quelles et à résister à toute disciplinarisation – ce que l’anecdote de l’école maternelle exemplifie parfaitement –, ils les exposent les uns aux autres immédiatement, directement. Nombreux sont les collèges (et même, maintenant, les écoles primaires ou les amphis d’université) où les élèves mangent pendant la classe, écoutent leurs walkmans ou jouent avec leur game-boy (sans parler des montres qui sonnent, des portables qui vibrent dans les poches), vont et viennent, s'interpellent, s’insultent, se frappent : bref, affirment l'unique présence de leur vie « naturelle », immédiate. D’autre part, l’école n'investit pas moins immédiatement la vie des enseignants, exposés sans protection symbolique acquise au bon plaisir vital des élèves et réduits eux-mêmes à une simple fonction de gardiennage. Si bien que la revendication évoquée par Foucault – « droit » au corps, au bonheur, à la satisfaction des besoins – ayant pour corollaire l’imprévisibilité des comportements, produit ici peur et violence, c’est-à-dire l’effet inverse à ces mots d’ordre.

Pour éclairant que soit ce cadre conceptuel proprement foucaldien, il ne nous aide donc pas à comprendre ce que j’ai appelé « la confusion éducative face aux normes », ni comment en sortir. Car depuis trente ans, ce sont les institutions éducatives elles-mêmes qui ont cherché à s’affranchir, et à affranchir, de cette autorité normative, disciplinaire, inlassablement dénoncée par les héritiers de Foucault (et plus généralement des pensées de la modernité). En ce sens, la « réplique politique à toutes les procédures nouvelles de pouvoir » n’a pas eu pour seul effet de développer une thématique du droit au plaisir, mais de favoriser le retour au « bon plaisir » – à la souveraineté et à son « éclat meurtrier ».

Foucault n’était certes pas le seul penseur de la modernité à dénoncer, derrière ce que l’on pourrait appeler l’ordre civil, une violence d’autant plus grande qu’elle était cachée. En un certain sens, la réflexion d’Agamben poursuit cette dénonciation. Mais si ses analyses me paraissent nettement plus pertinentes pour penser notre présent dans sa quotidienneté (et pas seulement dans son ordre mondial), c’est parce qu’il montre, au contraire de Foucault, combien le pouvoir souverain, l’autorité sous ses modalités souveraines, est au cœur du bio-pouvoir. Du coup, il nous permet de ne plus décrire les revendications précédentes comme des « résistances » : mais comme des actions participant au contraire au développement du bio-pouvoir.

Agamben propose en effet du bio-pouvoir une analyse différente de celle de Foucault. Se souvenant, avec Carl Schmitt, qu’est souverain celui qui décide de l’état d’exception ou, comme l’aurait dit Bodin, que la souveraineté est la puissance absolue, c’est-à-dire celle qui, source de loi, n’est limitée par aucune loi (ce qui interdit de confondre la loi avec la norme, ou la coutume), Agamben montre que ce n’est pas exactement le pouvoir normatif qui définit le bio-pouvoir, mais la stricte superposition de la norme et de l’exception, tendance caractéristique de nos sociétés modernes.

Agamben opère une relecture du « mythologème hobbesien de l’état de nature » à la lumière de ce qui caractérisait, selon Hannah Arendt, la structure politique grecque. La vie humaine y était saisie selon deux modes : celui de la simple vie physique, « la vie nue », zoe, partagée avec les animaux; et celui de la vie qualifiée politiquement, ou « vie bonne », bios chez Aristote. Mais tous les êtres humains n’avaient pas accès à la « vie bonne » : ni les enfants, ni les femmes, ni les esclaves. Ainsi, quoique le monde politique de la démocratie fût défini comme un monde de citoyens égaux et libres, il reposait sur une structure invisible de souveraineté excluant-incluant des êtres humains pris dans un rapport « politique » particulier permettant d’isoler une « vie nue » politisée précisément par la menace de mort pesant sur elle : exclusion qui trace le cercle invisible de ce qui deviendra, à l’âge moderne, la souveraineté, telle qu’elle est notamment pensée chez Hobbes [11] :

L’état de nature hobbesien n’est pas une condition préjuridique sans rapport avec le droit de la cité mais l’exception et le seuil qui le constituent et l’habitent. Il représente moins un état de guerre de tous contre tous qu’une situation où chacun est pour l’autre vie nue [...]. [12]

Pour Agamben, l’« état de nature » de Hobbes n’a donc rien de naturel : fiction heuristique, elle occupe, par rapport au politique dont elle fonde l’exigence, le même rapport que celui de l’exception par rapport au droit normatif. Et le pouvoir d’Etat confisque cette violence souveraine, généralisée dans l’« état de nature », selon un principe économique qui ne la supprime pas, mais la restreint en un lieu (étatique) pour établir la paix civile. La bio-politique serait alors le moment où ce lieu se dilaterait à nouveau vers une guerre civile généralisée, mais cette fois-ci entièrement confondue avec la paix civile.

Telle est bien à mon sens la menace qui pèse sur la vie civile dans nos sociétés. Le sentiment d’insécurité qui nourrit le vote lepéniste est le corollaire d’une discorde grandissante que ni les formes nouvelles prises par la domination socio-économique ni les différences culturelles nées de la mondialisation des flux migratoires n’expliquent entièrement. Cette discorde procède en effet d’une indistinction grandissante entre norme et anomie. Or, il est un domaine où cette indistinction a, en quelque sorte, été non seulement théorisée, mais mise en pratique, et ce domaine est celui de l’éducation. Les analyses d’Agamben permettent d’entrevoir comment une certaine production de la violence aujourd’hui, celle des jeunes surtout, résulte moins de la transgression de normes fondamentales que d’un refus de les respecter enseigné par l’autorité éducative elle-même : pour une part, la violence moderne peut apparaître comme une co-production des agresseurs et des personnes censées représenter les normes, lorsqu’elles ont renoncé elles-mêmes à se placer sous leur normativité, lorsqu’elles autorisent, continûment, l’exception à la règle, l’anomie.

Des pratiques éducatives qui « désobligent »

Paru à L’Ecole des loisirs en 1991 et signé par deux auteurs très reconnus dans la littérature de jeunesse, Alexis Lecaye pour le texte et Nadja pour les illustrations, « un livre pour les enfants qui aiment déjà lire tout seuls » nous fournira une transition éclairante.

Le titre en est déjà éloquent : La bergère qui mangeait ses moutons. Il inscrit le récit dans la tradition de l’allégorie politique, plus nettement orientée vers les enfants à cause de la féminisation du tyran (une bergère qui « avait de gros mollets, de grosses fesses, une grosse poitrine, de grosses nattes jaunes et de gros yeux bleus ») et la gourmandise des moutons qui ne peuvent s’empêcher de manger alors que la bergère choisit toujours le plus gros d’entre eux pour le dévorer. Cette ogresse figure-t-elle au passage la mauvaise mère célibataire qui ne « nourrit » [13] ses enfants que pour les phagocyter ? Laissons de côté l’incroyable misogynie dissimulée sous la fable animale. Depuis Bodin et Hobbes, la souveraineté politique s’ancre dans l’évidence « naturelle » de la puissance parentale, paternelle chez Bodin, maternelle chez Hobbes. Mais aussi absolue que soit la puissance du souverain, encore doit-il, tel le bon pasteur veillant sur son troupeau, l’exercer pour le bien – ou la survie – de la famille ou du peuple : la transgression de cette loi, naturelle ou divine, détermine le gouvernement tyrannique.

C’est bien la situation dans La bergère qui mangeait ses moutons. Or, le salut va venir sans qu’aucune loi de ce genre ne soit rappelée. Un loup survient, qui, simplement, n’aime pas les moutons : il n’aime que les bergères. Les moutons vont l’aider à se déguiser en (gros) mouton, celui que le matin suivant la bergère choisira pour le manger, mais c’est elle qui sera mangée. L’histoire se termine sur le départ du loup, invité par les moutons à aller « faire un tour » du côté d’une bergerie voisine où d’autres moutons « ont aussi un petit problème avec leur bergère » :

« C’est noté », dit le loup. « Salut ! »
Il s’éloigna en chantant :
Je suis un gentil loup
Je n’aime pas les petits bouts
Je n’aime pas les moutons
Parce que ça me donne des boutons.
Moi ce que je préfère,
C’est les grosses bergères,
Tra la la, la la lère…

Quelle leçon les « petits bouts » qui ont la chance de ne pas être aimés par le loup pourront-ils tirer de cette parodie de littérature éducative ? Le troupeau des moutons reste seul à la fin : sans bergère – et sans berger. Certes, ce loup libre, quelque peu vagabond, quelque peu hippie, porte un tee-shirt rouge où est inscrit : « Fight the power ». Mais, mise à part cette inscription dont on se demande à qui elle s’adresse, aucun discours ni moral ni « politique » n’est tenu, aucune norme n’est rappelée. L’arrivée du loup n’est pas moins accidentelle que son goût n’est arbitraire. La gourmandise est du reste le trait qui unit chacun des acteurs de cette fable cynique, emblématisant leur « vie nue » : et il se trouve heureusement que le « plaisir » du loup coïncide avec la libération des moutons. Ce que la fable raconte donc, conformément à une conviction plus ou moins partagée par toutes les pensées de la modernité, c’est que tout gouvernement – gouvernement domestique ou gouvernement politique – est un état de guerre dissimulé sous un ordre juridique : tout mouton normé, obéissant, finit à l’abattoir. Quant à faire, mieux vaut « l’état de nature » où les moutons pourront satisfaire librement à leur innocente gourmandise, plutôt que l’illusoire protection d’une mère ou d’un Etat.

Bon nombre de livres pour enfants, des plus grands aux plus petits, mettent leurs jeunes lecteurs en présence d’une satire burlesque des figures éducatives. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce message parodique est devenu un stéréotype éducatif partagé plus ou moins par tout le monde : car il faut bien mesurer qu’un livre pour enfants n’arrive entre leurs mains qu’au terme d’un trajet « adulte » : auteur(s), éditeur, acheteur, et souvent, lecteur. Les adultes que nous sommes sont en gros d’accord pour considérer comme sain et légitime d’apprendre à des enfants dès leur plus jeune âge à « combattre le pouvoir » (« fight the power ») : le slogan qu’arbore le loup dit la morale de l’histoire, clin d’œil donné aux lecteurs adultes, parents, enseignants, documentalistes, etc. En toute bonne conscience, nous donnons ces livres à lire à nos enfants pour qu’ils ne deviennent pas des « moutons ». Ceci signifie que, même si nous nous abritons derrière la légèreté parodique, nous mettons nous-mêmes notre autorité en quelque sorte au second degré – et ainsi, dénonçons son caractère dérisoire – tout en la mobilisant sous cette forme exceptionnelle (« ludique ») pour empêcher toute incorporation de normes par les enfants, au profit d’une prescription paradoxale d’irrespect (car la parodie est message d’irrespect) et de méfiance à l’égard de toute autorité normative. Et la solution que ces livres proposent passe par la puissance « libératrice » d’un loup qui, pour avoir converti sa « colère » traditionnelle en rire tyrannicide, n’en présente pas moins tous les caractères de la souveraineté – de l’anomie, de l’exception.

De ce fait, l’articulation mise en lumière par Agamben entre « exception » et « souveraineté », qui définit un certain style d’autorité, permet de dépasser, et surtout de dénoncer, le romantisme de la transgression et de la rébellion qui, dans les politiques éducatives des trente dernières années, a orienté en fait des pratiques menées souvent en toute bonne conscience, avec la conviction qu’elles étaient émancipatrices. Et ceci constitue le second volet, moins visible de l’extérieur mais plus systématique à mon sens, de la confusion éducative illustrée par mes anecdotes de départ.

C’est sans doute dans l’enseignement du français que cette orientation se révèle la plus nette [14]. Les exemples de cette méfiance inculquée y abondent. En 2000, le test national d'évaluation de français des élèves entrant en classe de seconde reposait sur un ensemble d’exercices très complexes, qui programmaient une sympathie de l’élève pour les animaux, présentés comme les figures allégoriques des opprimés. Un dernier exercice consistait dans l’écriture d’un texte argumentatif. Une image représentait un laboratoire où se distinguaient des cages avec des rats et un ou deux corps de rats disséqués. Au fond du laboratoire, plaqué contre le mur, pétrifié par la peur, un savant. Au premier plan, redoublé par une ombre gigantesque, un rat noir géant s’apprête à se jeter sur le savant, dont la fin tragique ne fait aucun doute.

Le sujet donné aux élèves était sans équivoque : « En trois arguments, l’animal développe une critique qu’il adresse au savant et qu’il achève par : "Tel est pris qui croyait prendre!" ».

Une révolution a donc eu lieu : jusqu’alors détenteur d’un pouvoir normatif abritant un état de guerre (puisqu’il représente une discipline), le savant va être tué à l’issue du discours du rat, discours qui en un sens n'a d’autre fonction que l’accompagnement rituel de ce tyrannicide. Souveraineté contre souveraineté, en somme : et l’élève est comme appelé à incarner, de façon anticipée, un peuple révolutionnaire que les discours autorisés n’impressionnent plus.

Un monde dérégulé, sans « adultes » et sans « enfants »

L’adulte, qui se décline en père, mère, et enseignant essentiellement, est désormais compris comme l’ennemi de l’enfant – c’est du reste la théorie explicitement défendue par Philippe Meirieu, chef de file des pédagogues, à qui l’on doit un néologisme pour désigner l’essence meurtrière de tout adulte : l’adultité. Cette représentation est constante, et l’on comprend que, pour la supporter (la défendre et l’endurer tout à la fois), il ne reste plus à chaque adulte qu’à se représenter l’adulte « voisin », l’autre adulte, comme le pire des adultes : le parent pour l’enseignant, l’enseignant pour le parent par exemple. Apparemment, les adultes que nous sommes s’imaginent qu’on ne protège bien les enfants qu’en leur apprenant qu’en tout adulte doté d’une autorité quelconque (et, en principe, quel adulte face à un enfant n’en détient une parcelle ?) gît un séducteur ou un manipulateur ; que toute consigne, toute question, toute adresse, dissimulent un pouvoir visant à les aliéner à des normes pour les rendre dociles comme des moutons. Les adultes ont donc mobilisé toute leur autorité pour la dénoncer, la détourner et la retourner, selon les motifs de la transgression et de la subversion typiques des pensées de la modernité.

Et la transgression, l’insubordination, ont été inculquées, ce qui revient à dire que ces attitudes, qui se dressent en principe contre les normes, ne peuvent en fait plus conduire, une fois inculquées – c’est-à-dire activées de façon largement inconscientes –, à des actes transgressifs, et encore moins à des positions critiques, à des engagements politiques. Elles deviennent normes paradoxalement incorporées, seuil d’indifférence entre norme et exception, pour parler comme Agamben. Elles ne peuvent guère que déboucher sur la violence et l’outrage, car en faisant ces choix éducatifs, les adultes que nous sommes offrent d’eux-mêmes en général une image tout à fait dégradée et dégradante. Devenue pratique pédagogique privilégiée, la parodie (la satire, le burlesque, l’exercice continuel d’un certain rire indifférent voire cruel [15]) abrite un outrage permanent fait au « monde » transmis. Si les adultes que nous sommes s’insultent ainsi eux-mêmes continûment, comment s’étonner de ce que l’insulte soit devenue le mode de communication le plus habituel entre les enfants ?

D’autant que, depuis trente ans, des enfants ayant déjà été élevés selon ces principes-là sont eux-mêmes devenus des adultes : on ne doit pas s’étonner de la cacophonie que mes anecdotes de départ illustraient.

Exposés à la fois à une violence et à une misère sociale sans précédent, les jeunes enseignants sont déjà également des individus à qui personne n’a transmis de confiance dans cet ordre symbolique que brutalement ils se trouvent en position de devoir soutenir dans des conditions souvent traumatisantes pour eux : eux qui, les années précédentes encore, se trouvaient disposés à dénoncer à tout propos le pouvoir de leurs enseignants ou de l’institution universitaire, n’ont aucune assise intérieure, aucune confiance dans « le système », aucune confiance en eux-mêmes en tant qu’enseignants ; parallèlement, encouragés par leurs stages en IUFM, ils continuent cependant souvent à essayer de transmettre cette rébellion principielle à l’égard de « l’ordre social » qui leur paraît la condition de toute émancipation future de leurs élèves, tout en se trouvant submergés par une indiscipline qui les vise au premier chef : du coup, n’ayant aucune culture du conflit réel (on leur a appris à ruser et à gagner s’il se peut, pas à écouter et à débattre), ne sachant rien désamorcer (rien ré-assurer, ni rassurer les enfants en perte de repères), ils sont amenés à traiter les incivilités dont ils souffrent par des décisions d’exception continuelles : parfois bienveillantes, en exerçant leur autorité par sa suspension, ou en faisant preuve de charisme, cette « grâce » personnelle qui revient à la mode ; parfois répressives, en exerçant leur autorité à sa puissance maximale, ou plus souvent, en s’en remettant à une autorité plus radicale que la leur, justice et/ou police [16]...

Cours d’instruction civique, réélaborations permanentes des règlements intérieurs et signatures de contrats divers avec les élèves, ne changeront pas l’affolement de la « machine », puisque tout ceci repose sur le présupposé permanent que les enfants doivent participer à « l’élaboration de la loi » (Meirieu), à la conception des normes auxquelles on ne saurait plus les faire obéir sans leur consentement. Mais si les normes ne dépendent plus que de la décision des enfants, nouveaux venus dans le monde, c’est bien que plus personne ne veut ni les soutenir ni les transmettre, et que le seul modèle de liberté dont nous disposons désormais est celui de la souveraineté. Et même, de la souveraineté aveugle, puisque l’éducation nouvelle prive les enfants de la docilité minimale par laquelle on apprend : ils décideront donc non en raisonnant, mais par le « plaisir ».

Pour une distinction, régulatrice, entre « pouvoir » (souverain) et « autorité » (normative)

Comment briser ce cercle vicieux ?

Certes, on voit bien que la question de l’autorité et celle des normes est cruciale. Et que sa crise, diagnostiquée par Hannah Arendt, est, comme elle l’affirmait aussi, étroitement articulée à celle de l’éducation. Mais encore faut-il s’entendre sur la définition de l’autorité : notamment, est-elle une forme ou un statut, ou bien s’ancre-t-elle dans une qualité personnelle mystérieuse, comme le charisme, ou comme la mission arborée par le loup de La bergère qui mangeait ses moutons, véritable marque miraculeuse le destinant, sans phrases, sans débat ni consultation, à « aimer » manger les tyrans ? Vise-t-elle à faire respecter un système de normes sans s’en excepter (et lequel) ? Ou bien à résoudre décisivement les conflits conçus comme autant de situations d’exception ?

Lorsque Hannah Arendt définit l’autorité dont elle veut décrire la crise, elle en donne une définition très différente de celle d’Agamben : pour celui-ci, autorité, souveraineté et exception appartiennent au même paradigme ; en revanche, Hannah Ardendt confie à l’autorité la responsabilité de la transmission du monde, et de ce point de vue, sa définition de l’autorité n’est pas très éloignée de celle de l’ordre symbolique. Il est donc important de s’entendre sur les mots, pour ne pas se tromper sur la chose que l’on souhaite voir restaurée.

Or, les deux philosophes relèvent une distinction, propre au droit et à la pensée politique romains, entre potestas et auctoritas. Mais ils commentent cette opposition en attribuant à chacun des deux termes une valeur quasiment inverse. Hannah Arendt rappelle que si le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au sénat, qui en retour n’a pas de pouvoir : son autorité se fonde sur un rapport vivant au passé. La puissance d’agir trouve son cadre (ses limites) du fait d’être déterminée par des normes antérieures, sur lesquelles certains représentants ont plus particulièrement la charge de veiller : et sur le plan de l’éducation, ces représentants sont les adultes par rapport aux enfants.

Agamben cite au contraire un spécialiste du droit romain (Heinze), qui écrit :

Toute magistrature est une forme préétablie dans laquelle entre l’individu et qui constitue la source de son pouvoir ; au contraire, l’auctoritas provient de la personne comme quelque chose qui se constitue à travers elle, subsiste seulement en elle et disparaît avec elle. [17]

Cette fois-ci, le pouvoir est associé au passé, puisqu’il est « forme préétablie », donc normée ; tandis que l’autorité apparaît instantanée, puissance d’agir immédiate, fulgurante, rendant indistincte l’opposition public/privé, bios/zoé.

Pouvoir et autorité ont convergé dans le concept de souveraineté, explique encore Agamben, et c’est alors que commence la figure moderne de la bio-politique (et non pas seulement du bio-pouvoir, déjà à l’œuvre chez les Grecs dans l’espace domestique), marquée par la superposition entre norme et exception. Agamben de ce fait prône une politique sans pouvoir ni autorité, sans nomos ni exception, dans laquelle le droit serait à réinventer.

Mais on peut plutôt souhaiter que ces deux pôles de l’autorité et du pouvoir redeviennent nettement distincts, séparés : car une telle différence impliquerait nécessairement qu’il faille toujours être au moins deux pour que l’un et l’autre soient exercés ; une telle différence figurerait l’instance collective en ses différences internes, garantie d’une représentation réglée (selon l’adage : le peuple ne meurt jamais, ce qui signifie la continuité du symbolique et du politique malgré les multiples ruptures et conflits qui les traversent). Il faut faire valoir toutes les différentes formes possibles de pouvoir ou d’autorité, et que soient parallèlement restaurées les différences entre privé et public, zoé et bios : qu’on arrête de louer la spontanéité, le naturel et la « vie » comme si être un sujet ne signifiait pas toujours être à la fois vie individuée (privée, zoe) et être de langage, c’est-à-dire vie symboliquement héritée, reliant chacun à tous.

L’autorité n’est peut-être alors que la forme statutaire prise par certaines personnes en certains espaces sociaux, en certaines institutions, pour indiquer (emblématiser, soutenir) quelles actions il est nécessaire aux individus d’accomplir, et selon quelle scénographie, selon quel apparaître communs, pour qu’un plan public, ou à tout le moins, sociétal, oriente leur énergie.

Seul le respect de ces distinctions permettrait à la « discipline » dénoncée par Foucault de constituer, à côté de la « civilité » – art des gestes de reconnaissance d’autrui –, un moyen éducatif propre à établir une scène où se figure, non pas de la hiérarchie essentialisée ou naturalisée, mais du vivre-ensemble en droit fondé sur l’égalité de tous [18].

« Le maire et Montaigne ont toujours été deux, d’une séparation bien claire », écrivait Montaigne, contre le zèle qui, sous les guerres civiles de religion, autorisait tout un chacun à décider de la vie du voisin pour le bien public (et le zélé est bien sûr celui qu’anime un amour immodéré pour combattre la tyrannie, « fight the power »). Il s’agit de ne pas jouer son autorité sur sa seule personne, de ne pas être dans un face à face, de ne pas s’affronter avec un autre individu, de ne chercher ni à le séduire, ni à le sauver, ni à l’écraser ; mais, dans le respect de son intimité, lui faire adopter le point de vue du vivre-ensemble : car l’affrontement est duel, bloque chacun sur une identité instantanée, rigidifiée par la situation, empêche qu’un tiers – une forme, un processus temporel – s’interpose dans les têtes, s’intercale entre soi et soi-même.

L’autorité est alors un rôle, ce qui ne signifie en rien qu’elle soit une comédie, une parodie. Précisément pour le prendre au sérieux, il ne faut pas « le prendre au poumon ou au foie », comme dit Montaigne. N’adhérant pas à lui passionnellement, ne le jouant pas sur la force, on peut éprouver qu’il vient d’ailleurs, on peut installer une scène dont on n’est pas le maître, mais responsable, que l’on respecte soi-même, car son bien-fondé ne procède pas de notre propre décision. Et ce détachement aide l’autre à se détacher aussi de l’immédiateté de la situation : entre lui et moi, s’interpose une image qui fait référence et désabsolutise mon autorité. Punir un enfant devient fructueux : parce qu’il est bon qu’il devienne tel, c’est-à-dire autre que ce qu’une action répréhensible laissée sans sanction l’habituerait à être, non parce qu’il m’aurait personnellement offensée, non parce qu’il aurait attenté à mon autorité.

Donnée dans cette forme-là – avec ce style-là – respectueuse de la double inscription de l’enfant dans sa zoe et sa bios – individu privé et sujet symbolique –, l’éducation est, plutôt qu’une inégalité hiérarchique, comme un miroir : l’enfant peut anticiper dans l’image de l’adulte la forme de sa propre liberté et de sa propre réserve critique.

Concrètement, cette solution, qui exige bien sûr de réviser certains enseignements (où la littérature, corpus classique comme littérature de jeunesse, devrait jouer une fonction entièrement à repenser), sera difficile à mettre en pratique. Notre culture politique nous porte à confondre pouvoir et autorité : si bien que le mot d’ordre de la restauration de l’autorité (ou de la Loi du Père) risque de favoriser la forme répressive de l’autorité-exception, après sa pratique « grâcieuse ». Une chose me paraît certaine : la discorde et la méfiance étant devenues notre lot, nous ne pourrons pas y parvenir sans l’institution d’assemblées régulières (réunissant parents et enseignants par exemple) où seront débattus les contenus des normes, sur fond d’un refus commun de l’exception, et de la violence et de l’arbitraire auxquels elle conduit lorsqu’elle devient la norme.


[1] Nous nous sommes créés après le second tour des présidentielles de 2002 pour deux raisons conjointes : insatisfaction face à la querelle de l’école, trop centrée sur les problèmes des contenus et des méthodes d’enseignement (opposition des « pédagogues » et des « républicains ») ; conviction que le vote lepéniste avait été en partie provoqué par le désarroi éducatif caractéristique des sociétés libérales avancées, et par ses conséquences en termes d’insécurité réelle et imaginaire. Nous pensons, comme Didier Peyrat (Eloge de la sécurité), qu’on pourrait l’endiguer non par le recours massif à la police et à la justice, mais par un volontarisme collectif organisé autour d’un certain souci de civilité – ce qui implique de replacer la crise de l’école dans le cadre de ce qu’Hannah Arendt avait appelé « la crise de l’éducation ». (http://observatoireducation.free.fr).

[2] Un exemple analogue : Un autre collège, dans Paris cette fois. Une enseignante remarque qu’un élève persécute, par des vexations continuelles, agressions minuscules et harcèlement à bas bruit, son voisin, qui n’ose se plaindre mais dont le travail commence à s’en ressentir. Elle en réfère au principal, qui lui explique que l’agresseur a des circonstances atténuantes car ses parents sont en plein dans un divorce difficile et que lui-même est pris en otage dans le conflit de ses parents. Le principal lui conseille alors de changer un des deux élèves de place : non pas l’agresseur, pour ne pas ajouter à ses difficultés ni en créer dans la classe au cas où il refuserait ; mais l’enfant victime.

[3] Un exemple analogue : dans un établissement scolaire, un élève est pris en train de rouler une cigarette de cannabis et passe en conseil de discipline. Son père, présent, le défend. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat, explique-t-il, du reste lui-même fume souvent un joint avec son fils.

[4] Au XVIIe siècle, nous renseigne le dictionnaire de Furetière, « Pour se mocquer de celuy qui dit absolument, Je le veux, on répond, Et le Roy dit, Nous voulons. ». Cette réponse ironique, qui, en soulignant le passage du singulier au pluriel, signale la fonction ultimement collective du « plaisir » royal, servait encore couramment à l’éducation des enfants il y a moins d’un demi-siècle, lors d’épisodes de « caprices ». Il me paraît douteux que ce soit encore le cas aujourd’hui.

[5] Agamben (Giorgio), Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

[6] Agamben (Giorgio), Etat d’exception. Homo sacer II, 1, Paris, Seuil, 2003.

[7] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 188.

[8] Ibid., p. 189-190.

[9] Ibid., p. 184.

[10] Ibid., p. 191

[11]  J’ai en fait ici superposé les analyses d’Agamben à celles d’Hannah Arendt, « Domaine public et domaine privé », Condition de l’homme moderne.

[12]  Agamben (Giorgio), Homo sacer, op. cit., p. 116-117.

[13]  Au XVIIe siècle, le verbe « nourrir » signifie encore « élever ».

[14] Sur cette question, cf. mon livre, La langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003.

[15]  On peut relever à ce propos que le rire est devenu une attitude courante chez le public de théâtre ou de cinéma : il est par exemple étonnant de constater que les spectateurs assistent au dernier film de Depardon, 10e chambre. Fragments d'audience, comme s’il s’agissait d’une franche comédie.

[16] Le film L’esquive met ainsi en scène deux « autorités » non moins discrétionnaires l’une que l’autre, même si l’une semble plutôt valorisée et l’autre dévalorisée : au charisme autoritaire, persuasif, capable de faire des miracles, de l’enseignante de français, qui peut intimer cet ordre paradoxal à un élève incapable de jouer du théâtre : « aie du plaisir ! », répond l’intervention de la police, dont la brutalité silencieuse apparaît absurde. Ces deux scènes ont plusieurs traits communs : toutes les deux, elles sont comme plaquées sur la vie des jeunes, sans rapport avec la trame narrative : les policiers ne semblent intervenir pour rien (on ne sait même pas s’ils s’aperçoivent que la voiture est volée) ; la prof ne perçoit même pas la détresse de Krimo, sur lequel elle s’acharne sans raison, comme si enseigner n’avait pour but que de réaliser le miracle d’une représentation de Marivaux dans laquelle communieront magiquement tous les habitants de la cité. A la séduction littéraire s’oppose son négatif en miroir : la violence policière. Ce qui manque gravement, c’est la simple régularité des normes, la patience du travail et de l’effort – bref : la discipline sans éclat.

[17] Op. cit., p. 138.

[18] Historiquement, la description de Foucault me paraît en effet partiellement erronée : le pouvoir normatif qui s’inaugure selon lui au début du XIXe siècle s’est en fait exercé dans les formes anciennes de la souveraineté, dans son style d’autorité ; car les institutions chargées de faire incorporer les normes (familles, collèges, casernes, ateliers...) conféraient au « chef » (père de famille, instituteur, maître, etc.), des pouvoirs discrétionnaires pour parvenir à ses fins : les normes s’inculquaient à coup de châtiments corporels et de punitions vexatoires, qui n’étaient souvent que la transposition adoucie de l’ancien droit de glaive de la souveraineté.