Saynète n° 122.3.

 


Il est phtisique : avec un visage jaune et creusé. Seul le bout de son nez, semé de quelques boutons, est violacé. Il porte des lunettes, et il semblerait que de la cendre lui tombe dans les yeux. Il marche à pas longs et rigides ; avançant un pied, il fait bouger l’épaule correspondante.

Elle a honte de se parer d’une rose ! Ses gants froissés et tout troués, une jupe qui lui reste entre les jambes, un chapeau qui avait été à la mode dix ans auparavant, des chaussures à talons tordus.

Ils firent connaissance dans une brasserie, près d’une promenade publique, un dimanche : des petites tables de pierre, rondes, des tabourets de fer peint, un petit orchestre jouant faux, dirigé par un chef chauve.

Ils se marièrent.

Ils ne sortent presque jamais ensemble ; et un sale petit clébard bâtard, pelé et ratatiné, lui emboîte le pas, qui s’arrête tous les trente mètres afin de ne pas tomber sur ses pattes arrière.

Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduit de l’italien par Philippe Di Meo, Paris, Éditions Corti, 2012, pp. 17-18.

Natacha Israël

03/07/2021

 

 

En découvrant le texte, je recule. Comme si la « saynète » devait être l’écho d’une heureuse rencontre, jamais celui d’un mauvais quart d’heure. Aussi, comme si la « saynète » n’était possible qu’à condition de connaître l’œuvre, de l’avoir lue et aimée dans son entier. Or, la réaction de Brice Tabeling figure une invitation à « jouer » de la saynète autrement que je ne l’ai fait jusqu’ici.

Je me renseigne un peu sur l’ouvrage… sommet de la stylistique italienne… à l’âge de trente-sept ans, l’auteur succombe à la grippe espagnole… Les Bêtes parce qu’un animal apparaît dans chacun des 69 fragments qui composent l’ouvrage pour lui imprimer alors sa signification singulière…

« sale petit clébard », tuberculose, elle fantôme mal fagoté, instruments désaccordés, musiciens distraits, désintéressés de la chose, tête ailleurs et chef d’orchestre qui ne rajeunit pas ce tableau sans odeur à part celle d’une rose déjà fanée – ou d’une rose dont le parfum est oblitéré par la honte de celle qui la porte – et celle, dans mon idée, de la naphtaline (mais la naphtaline n’est apparue qu’en 1920 et les fragments sont plus anciens de quelques années)… ça y est, je vois des mites… la pelade d’un chien est souvent due à des parasites… ça y est je vois des acariens, des aoûtats, c’est sûrement la gale qui est une forme de lèpre… retour au « bacille de Koch » responsable de la phtisie.

Pourquoi n’éprouvé-je aucune émotion ? Tout m’évoque la solitude, la séparation, le quotidien réglé comme du papier à musique ; et l’orchestre joue faux. Tout m’apparaît dépourvu d’émotion, tout sauf ce sentiment de honte : « elle » a honte, donc elle est en vie.

Plus le corps est absent, plus la vie s’affirme ici, fût-ce à travers une passion triste. Comme si, dans ce fragment, l’auteur voulait suggérer que la vie devenue mécanique, néanmoins guettée par la métamorphose au sens kafkaïen, est passible d’une rédemption dans la honte. Il ne faudra pas s’y attarder, encore moins s’y arrêter, mais c’est un début (et pour moi, lectrice, le début d’une émotion) quand tout le reste, à mon sens, dit la fin de la civilisation ou la fin d’un monde.

 

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