Saynète n° 121

 


Le jour vient, quand la nuit va !

Mon Oiseleau, mon Chardon, ma Minute, l'élan d'une aube est une force vive qui est à la fois un début et une fin. Un instant bref et fort comme un coup de tonnerre qui s'effrange en lumière, une étincelle qui nous fait renaître à nous-même.

Le jour vient, quand la nuit va...

Les aubes de mon enfance me manquent infiniment et celle-là plus que toute autre. Je ne parviens plus à vivre un moment neuf, désormais. Seuls, ces souvenirs que tu ravives me sont une fête.

Le jour vient, quand la nuit va...

Oui, mais si tu savais, petite, comme les aubes finissent par devenir lassantes ! Les aubes, les hommes, leurs peines, leurs joies, leur grande histoire, tout est tellement prévisible. Si tu savais comme on s'ennuie parfois ! La cruauté elle-même est si peu surprenante.

Les crépuscules m'exaspèrent davantage encore ! Je n'en puis plus de ces agonies outrancières. Crachats de couleurs, spasmes sanglants. La grande scène de la fin du jour m'indispose. Il ne manquerait plus qu'il gueule en crevant !

Que le soleil cesse de radoter et ne se lève plus, voilà qui serait réjouissant ! Que tout s'éteigne d'un coup pour toujours ! Je ne suis même pas si exigeante, ma fin à moi me suffirait.

L'ennui et l'amertume sont les grandes plaies du genre humain, mort ou vif.

Heureux ceux qui désirent jusqu'au bout, et même au-delà, ceux qui meurent curieux, heureux les oublieux qui redécouvrent chaque jour le monde, heureux les empathiques, les simples et les croyants ! Heureux les imbéciles !

Mais comment mourir tout à fait, quand je te sais si fragile à mes côtés ? Comment t'abandonner ?

Pourquoi ai-je tant changé ?

Notre père, sans doute, en était déjà là. Rien ne pouvait plus le faire vibrer que le sang des batailles.

Pourtant, il avait frémi en regardant la vallée.

Il m'a fallu du temps pour comprendre ce qu'il respectait en ce lieu, ce qui en faisait un sanctuaire et lui a imposé le silence ce matin où le paysage déployé à nos pieds nous a accueillis dans une pagaille ailée. Il m'a fallu longtemps pour démêler tout à fait son histoire.

Je n'aime rien tant que cette histoire, la sienne, la nôtre, celle qui commence ici, le reste peut se précipiter dans le vide. Je ne tiens pas au monde, il ne m'a rien offert qui mérite d'être retenu. Mais ce carré de terre qui penche autour de sa rivière m'intéresse, car il porte tous mes souvenirs. Il est le décor de la fable que tu ne cesses de broder. Et peu m'importe que les fils de tes descriptions soient trop épais, leurs couleurs trop vives, les motifs presque vulgaires et les ciels surchargés. J'aime cette scène baroque avec ses monstres de carton et ses prés dévorés par les fleurs sauvages. J'aime jusqu'aux débordements que je déteste ailleurs. Et tu peux verser toutes les couleurs dans un seul crépuscule, ta rêverie me troublera encore. Les aubes que tu racontes sont les seules qui me touchent, toutes les autres grisaillent ou m’écœurent. Ton récit parvient à traverser la corne qui m'étouffe l'âme.

Tu arrives sur le seuil, mon Eau vive.

Il n'y aura bientôt plus de là-bas, plus d'au-delà, plus d'ailleurs, ni d'hier, il n'y aura plus pour toi qu'ici et maintenant. Et, outre chemin, bien après que ton regard s'est éteint, c'est toujours ici que tu reposes, ô mon enfance, que tu murmures tes souvenirs au présent. Oui, maintenant et ici, depuis ce jour de mai où ton père t'a conduite aux Murmures.

Carole Martinez La Terre qui penche, Paris, Gallimard, 2015, p.63-64

 

03/04/2021

 

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