Saynète n° 120.2.

 


LETTRE CLXI

ROXANE A USBEK, A PARIS

Oui, je t’ai trompé, j’ai séduit tes eunuques, je me suis joué de ta jalousie, et j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs.

Je vais mourir : le poison va couler dans mes veines. Car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus ? Je meurs ; mais mon ombre s’envole bien accompagnée ; je viens d’envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges qui ont répandu le plus beau sang du Monde.

Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour m’imaginer que je ne fusse dans le Monde que pour adorer tes caprices ? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs ? Non ! J’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre : j’ai réformé tes lois sur celles de la Nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance.

Tu devrais me rendre grâce encore du sacrifice que je t’ai fait : de ce que je me suis abaissée jusqu’à te paraître fidèle ; de ce que j’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la Terre ; enfin, de ce que j’ai profané la vertu, en souffrant qu’on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.

Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu aurais trouvé toute la violence de la haine.

Mais tu as eu longtemps l’avantage de croire qu’un cœur comme le mien t’était soumis. Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais.

Ce langage, sans doute, te paraît nouveau. Serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleur, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? Mais c’en est fait : le poison me consume ; ma force m’abandonne ; la plume me tombe des mains ; je sens affaiblir jusqu’à ma haine ; je me meurs.

Du sérail d’Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab I, 1720.

FIN

des

Lettres persanes

Montesquieu, Lettres persanes, Classiques Garnier, 2001, p. 333-334

Hélène Merlin-Kajman

06/03/2021

 

Je ne sais pas si je pouvais mesurer, à l’âge lointain où j’ai lu ce roman, l’audace et la violence de cette lettre et de cette fin. Le frisson qu’elle me donne aujourd’hui n’est pas le moindre de mes étonnements ni de mes plaisirs.

Il y a des cas (et des moments) où la littérature ajoute à ce dont on a l’expérience. Où elle ouvre des mondes aux intensités inconnues (un jour Faulkner, par exemple, dès la première page m’a embarquée au point qu’il y a eu un avant et un après sa lecture) (et peut-être est-ce la raison pour laquelle les lectures de jeunesse ont une intensité si particulière). Il en est d’autres au contraire où elle vient à la rencontre de ce que l’on ressent, de ce que l’on aurait souhaité écrire soi-même. Autre exaltation, autre même sentiment de partager le monde, de ne pas l’habiter seul.

Cependant, la lettre de Roxane me fait aujourd’hui un effet plus ambigu : elle me rappelle un état assez familier. A l’âge de 16 ans, dans des circonstances particulières, j’ai écrit, en un accès de rage désespérée, un court texte (mauvais) qui commençait ainsi : « Toi, l’homme tu ne m’auras pas de sitôt ». Je ne savais pas encore qu’on appelait ça de l’imprécation. Je connaissais pourtant la tirade de Camille dans Horace : mais ma sœur, qui la récitait, s’ennuyait à la dire, et ma mère, qui la reprenait, s’ennuyait encore plus qu’elle. Je n’avais pas lu Médée (aucune). Je ne connaissais d’imprécations (féminines) que celles qui m’habitaient et me dévastaient.

Et je n’ai pas dû me reconnaître dans Roxane quand j’ai lu Les Lettres persanes (en tout cas, je ne m’en souviens pas). Ce n’est qu’aujourd’hui que j’entends, que j’accueille, sa voix. Deux raisons peut-être. Le roman ne dit presque rien de l’aventure amoureuse de Roxane et en ce sens, dérobant la gamme des sentiments des femmes, reste polarisé sur les hommes : je n’ai pas dû avoir le temps ni finalement la curiosité de m’identifier à Roxane. Ensuite, le sérail, les eunuques, c’était trop loin peut-être, et personne n’était là pour soulever des échos. Ma famille bourgeoise, pourtant, avait bien des allures de sérail. J’aurais aimé pouvoir me le représenter...

Mon bonheur pris aujourd’hui à cette imprécation contre la tyrannie des hommes ne cherche pas à s’actualiser dans quoi que ce soit mais me permet de dire, non pas tant « j’existe » que « j’ai réussi à exister » : « J’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre. » Oh bien sûr, c’est terriblement exagéré si je compare ma vie à la sienne, emphatique, déplacé même ! Mais la littérature ne m’accule pas à la comparaison documentée, justement parce qu’elle transmet des voix, des formes, des couleurs, qui animent, animent dans la détresse ou dans la joie, animent en grossissant, en déplaçant, en accrochant d’autres images par lesquelles s’évader, s’agrandir…

Je ne regrette qu’un détail, celui qui soudain vient arrêter net l’imprécation : « je sens affaiblir jusqu’à ma haine ». Je lui en aurais vraiment voulu de le pardonner. Il n’y a que dans la vie réelle qu’on pardonne après l’imprécation. Et je me dis, rêveusement, que dans la vie réelle, si l’on peut pardonner, c’est parce que tel ou tel personnage de fiction ne l’a pas fait…

 

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