Saynète n° 118.2.

 


Dame révérée, dans le droit fil de ce que j’ai dit, je me représente et m’imagine sans peine les raisons qui peuvent pousser une jeune femme à s’abandonner à un amour de ce genre. Jeunesse, Plaisir et Oisiveté lui mettent en tête : « tu es jeune, tu ne dois vivre que pour le plaisir, tu peux t’adonner à l’amour sans honte, il n’y a pas de mal à cela tant qu’il n’y a pas de péché. Tu permettras à un homme de gagner en valeur. Personne n’en saura rien. Ta vie n’en sera que plus joyeuse et tu te seras acquis un serviteur parfait et un ami fidèle ». Et ainsi de suite. Ha ! Madame, au nom de Dieu, n’allez pas vous laisser abuser par ses opinions déraisonnables ! Pour ce qui est du plaisir, apprenez qu’en amour il y a cent mille fois plus de douleurs – et des plus cuisantes- et de dangers extrêmes qu’il n’y a de plaisir, tout particulièrement pour les dames. Car, outre qu’Amour entraine avec lui une foule de maux amers, la peur de perdre leur honneur et que cela se sache les hante continuellement et leur fait payer bien cher ce plaisir. Quant à dire qu’il n’y aurait pas de mal à cela puisqu’on ne commettra pas de péché, hélas, Madame, aucune personne – homme ou femme- ne saurait être assez sûre d’elle pour demeurer certaine, quelles que soient ses bonnes résolutions, de garder toujours la mesure dans de tels amours et qu’elles ne seront sus de personne, comme je l’ai dit plus haut. C’est chose impossible, car il n’y a pas de feu sans fumée, bien qu’il y ait souvent fumée sans feu. Pour ce qui est de dire : « J’augmenterai la valeur d’un homme », je réponds que c’est une bien grande folie que de se détruire pour rehausser autrui, quand bien même il devrait s’élever en valeur ! Car elle se détruit bel et bien, celle qui ternit son honneur au profit d’un homme. Pour ce qui est de dire : « j’aurai acquis un parfait ami et serviteur », Dieu ! A quoi pareil ami ou serviteur pourrait-il être utile à la dame ? Car si elle se trouvait mêlée à une quelconque affaire, il n’oserait en aucun cas intervenir en sa faveur, de crainte de nuire à son propre honneur. A quoi pareil serviteur pourrait-il lui être utile, s’il n’ose s’employer à la défendre ? Même s’ils s’en trouvent pour dire qu’ils servent leur dame quand ils s’illustrent – par des faits d’armes ou autres – je soutiens, moi, que c’est eux-mêmes qu’ils servent puisque c’est à eux, et non à la dame, qu’en reviennent l’honneur et le profit.

Christine de Pizan, Le livre du Duc des vrais Amants, Honoré Champion, 2013, traduction par Dominique Demartini et Didier Lechat, pp. 341-342

 

Hélène Merlin-Kajman

06/03/2021

 

Deux choses me frappent à la lecture de ce texte, me frappent et me font plaisir, deux choses qui s’impriment en moi profondément, comme à mon corps défendant : car elles ont pris à contre pied ma première réaction de lecture, une réaction d’ennui quasi pavlovien causée par la forme « leçon morale » sous laquelle ce discours se présente d’abord évidemment.

La première, c’est la précision logique, patiente, des arguments qui démontent pas à pas le discours séducteur tenu d’une seule voix par Jeunesse, Plaisir et Oisiveté. Celle qui s’adresse à la « Dame révérée » ne se précipite pas : elle raisonne avec un étonnant mélange d’exhaustivité, de rigueur proprement magistrales, et de sympathie. Fondant en effet la majeure partie de sa démonstration sur une méfiance inflexible à l’égard des hommes, elle parle exclusivement comme femme, et pour les femmes. Dans un contexte moral et social très concret qu’elle rappelle impitoyablement parce qu’il interdit le rêve ou le rend trop couteux pour les femmes, elle s’attache à mettre en avant les déterminations réelles de leurs vies, la dissymétrie si radicale qui les affecte que tout ne peut que tourner en leur défaveur dès qu’elles s’écartent de l’ordre assignée à leur existence. Un ordre des hommes, de quelque côté qu’on se tourne : celui de l’honneur greffé sur celui des maris ; ou celui de l’amour et du désir, qui devrait pourtant se trouver mieux partagé, mais dont le partage repose sur la parole d’hommes qui la trahiraient irrémédiablement dès que, de l’amour, on retomberait dans la sphère des intérêts…

La leçon, du coup, n’est pas si morale finalement. Bien sûr, l'argument du « péché » est opposé à l’interlocutrice amoureuse. Mais il ressemble plus à une métonymie pour dire le passage à l’acte de l’adultère, c’est-à-dire le plus grand danger couru par une femme, celle de la grossesse révélatrice, qu’à une faute religieuse : si « ne pas garder la mesure » est un péché, c’est en raison de la menace de révélation sociale que cette démesure entraîne plutôt que comme crime devant Dieu (qui de toute façon voit tout). Tel est l’objectif principal de l’énonciatrice : présenter à son interlocutrice le malheur, les malheurs, qui la menacent en tant que femme. C’est cette profonde solidarité de femme, ce profond pessimisme de femme, que j’entends avec émotion dans ce discours.

La seconde chose qui me frappe est un détail, une simple phrase. Elle prolonge la mise en garde face au péché : le cacher sera « impossible, car il n’y a pas de feu sans fumée, bien qu’il y ait souvent fumée sans feu. » Le double retournement si singulier de l’adage, la fulgurance du jeu sur le mot « feu », fait soudain passer pour moi un violent parfum d’angoisse. On n’échappe pas à la fumée dès qu’il y a feu, et tous les yeux la verront. Mais il y a pire : les yeux qui voient ne savent pas lire. Ils épient, ils sont avides. Ils prennent tous les signes pour une fumée révélatrice d’un feu…

Alors, finalement, ce qui me touche dans ce texte, c’est comment il témoigne. Comment la voix interdictrice, la voix qui remontre, est aussi une voix qui montre, une voix qui transporte jusqu’à nous et dépose dans la mémoire humaine la façon dont des vies de femmes ont pu constituer de sinistres prisons – à ceci près que ces prisons ont pu être rendues vivables par cette profonde solidarité de femmes, qui jetaient des ponts de langage et de lucidité dans la culture...

 

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