Saynète n° 117.2.

 


LA MORT D’UN BŒUF

Les cornes en feu, deux cierges de cire incurvés sous une auréole de rayons jaunes, un bœuf se rue hors de l’étable en flammes avec un beuglement éraillé, comme s’il lui était restée plantée dans la gorge une lame d’or. Le fumier séché collé sur son arrière-train fume en volutes violâtres et ses pattes avant, jusque sur le poitrail et le mufle, flambent à même la chair comme un feu de broussaille.

Les premiers flocons de neige, immense nuée de jeunes colombes immaculées que l’on aurait chassées du colombier céleste au beau milieu de leur douillet sommeil et bannies sur cette terre pécheresse – cette première neige ne peut étouffer le feu. Quand les étincelles, volantes aiguilles incandescentes, éveillent de leur fine piqûre les colombes dans leur chute – à peine le temps d’un soupir, et les colombes sont englouties par les flammes voraces. Nourris de ces colombes de neige, le feu redouble de force, s’acharne avec plus de rage et de plaisir encore sur sa victime, lui forge une cage de côtes cuivrées, lui bondit sur le dos, assis à cru tel un satyre nu, et fouaille le bœuf de ses lanières flambantes.

À ses oreilles parvient un long meuh, un terrifiant, un languissant mugissement, tonnerre aux ailes coupées…

Il ne peut répondre. Sa gueule est béante, mais pas un son – il a perdu sa langue.

Son élan le pousse de l’avant, le feu monte de la terre, des marais obscurs au soleil couchant qui s’étendent jusqu’à un étang.

Quand enfin, au bout de sa course effrénée, il se jette jusqu’aux genoux dans l’étang et de ses yeux en ellipse, redoublés, comme de verre fondu aux couleurs mêlées, il aperçoit dans l’eau un autre bœuf, renversé, ses cornes en feu pointées vers l’abîme du ciel – sur sa face se plisse un sourire humain.

Sa cage de côtes cuivrées éclate.

La neige tombe et tombe.

Le bœuf tourne la tête vers la gauche, vers son hameau natal dont il ne reste qu’une cheminée noire, main morte dressée vers le ciel, et il ne bouge plus.

Un instant encore ses cornes brasillent, telles des bougies à la tête d’un mort, et s’éteignent avec le jour.

Avrom Sutzkever, Aquarium Vert, traduit du yiddish par Batia Baum, édition bilingue, Paris, Maison de la Culture Yiddish – Bibliothèque Medem, 2013, pp. 64-67.

 

Boris Verberk

06/02/2021

 

A la première lecture, je peine à comprendre. Mon attention est trop superficielle. Plus exactement, elle refuse de faire l'effort nécessaire pour donner une cohérence à la multitude des métaphores. Mais une proposition m'arrête avec le sentiment coupable de n'avoir rien vu jusque-là : « il a perdu sa langue ». Alors je recommence avec la volonté de comprendre, de voir ce que j'ai manqué, ce qui ne s'est pas agencé devant mes yeux. Et je vais cette fois jusqu'au bout du poème, l'estomac noué.

Cette saynète pourrait se résumer aux reproches successifs que ce texte éveille en moi.

Le plus injuste est le premier : ne pouvait-il pas me prévenir, l'auteur, avant de m'infliger cette vision d'horreur ? Toutes les couleurs du style ne me rendent pas la peinture soutenable, et ces quelques secondes d'une séquence terrible me glacent. J'en veux particulièrement aux « volutes violacées » dont le raffinement m’écœure plus encore que le fumier incandescent dont elles émanent. Sublime ou grotesque, le décalage est trop grand entre la souffrance nue et le vocabulaire le plus sophistiqué.

Pris en mauvaise part, c'est finalement tout le symbolisme du texte qui devient la proie de mon agacement. Et pour peu, tout le symbolisme avec lui. Le reflet de l'or et des flammes renvoie à une scène mythologique hors du temps. Sur ce bœuf se croisent différents temps, différentes traditions qui ne se démêlent pas. A la chute originelle des colombes répond le réveil apocalyptique des flammes de la terre pour former un moment hybride, à la fois début et fin, judéo-chrétien et païen. L'agonie de l'animal me heurte, et au confluent des traditions le nom de son sacrifice me revient : holocauste.

Je m'enferre toujours plus, jusqu'à un doute qui me répugne. Est-ce parce que ce texte est traduit du yiddish que ce poème est hanté par la Shoah ? La campagne me semble spontanément polonaise, et la fumée qui s'élève de cette grange en feu n'évoque que trop bien les cheminées des camps d'extermination. Ne pas parvenir à savoir ce qui du texte ou de la langue d'origine appuie mon interprétation m'empêtre dans des considérations glissantes. Je préfère m'arrêter là.

Tout bien réfléchi, je n'ai pas besoin du fin mot sur cette lecture allégorique. Elle ne me plaît pas, et sans doute ne le cherche-t-elle pas. Je garde de ces lignes en revanche le sentiment de ma première lecture. C'est d'elle que partent mes sentiments frustrés en m'y penchant plus soigneusement. Un mouvement de pensée se dessine : indifférence, brutale prise de conscience, injuste colère. Puis, même simplement ébauché, le temps du commentaire, d'un discours adressé qui me rend spectateur de moi-même. Et m'apaise. C'est un peu penaud que j'interromps cette saynète non pas sur un avis, mais sur l'apaisement de mes réactions contradictoires.

 

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