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Saynète n° 82 bis

 

 

 

Henri Michaux

 

Monsieur Robert Smadja
36, rue de Picpus
7012 Paris

Paris, 5 avril 1981

 

Monsieur,

 

Je vous remercie d’avoir songé à me donner connaissance de cette œuvre importante, monumentale même, résultat de votre vaste étude sur « l’image du corps » dans les relations de toxicomanes et dans nombre d’écrits de H.M.

Être associé à un sujet et à une théorie aussi riche et à ce type de recherches est pour moi une sorte d’événement.

Quant à la partie la plus personnelle encore, « l’image du corps dans l’œuvre de H. Michaux », je crois volontiers que l’idée directrice qui vous mène est l’une des meilleures qui se puisse trouver pour l’analyse de ses livres.

Votre proposition inattendue, me priant de porter en regard dans la marge les remarques que je serais amené à faire, est admirable, mais je n’en ferai rien. [...]

Votre regard observateur et critique voit et reçoit l’ensemble de mon œuvre en sa totalité et comme d’un seul tenant. Je ne suis pas à ce mirador. Pour moi, elle est et reste un parcours. Des années, des décennies séparent les parties, les livres.

Même les textes que vous citez pour leur sens et la place qu’ils doivent occuper dans votre montage, sont pour moi surtout des réactions qu’un accident, un choc, une période remuante a déclenchées et trouvées nécessaires, objets de parcours, où chaque fois je pensais me débarrasser de quelques fardeaux et me refaire une légèreté.

Je vois – vous le montrez assez – que le milieu intérieur n’avait pas dû tellement changer, moins sans doute que je ne le pensais.

J’y réfléchirai. Les nouvelles données que vous fournissez me commandent d’y revenir.

[...]

Agréez, je vous prie, Monsieur, les remerciements d’un lecteur impressionné.

 

Henri Michaux

 

P.S. Votre façon d’aborder les auteurs, les autres, m’apprend proportionnellement plus et excite davantage ma curiosité. Paradoxe, apparent seulement, car sur moi j’ai moi-même un savoir étendu, différent, et nombre de très diverses façons de m’aborder, souples, remaniées, critiques... tandis que sur Quincey par exemple vos remarques si éclairantes, votre conception et tout ce que vous m’apportez est immédiatement le bienvenu et mis à la place d’un manque.

 

Henri Michaux, Donc c’est non, Lettres réunies, présentées et annotées par Jean-Luc Outers, Paris, Gallimard, 2016, p. 159-161.

 
 

 

 

 Hélène Merlin-Kajman

26/05/2018

 

 

Le plus souvent, une ou deux phrases de précision suffisent. Parfois, comme ici, un court développement présente son étonnement et ajuste son refus à la demande qui lui est adressée. Le plus souvent discrète, imperceptiblement ironique à la manière d’une protection, l’expression en est aussi parfois abrupte : « Ainsi cette mode inepte de tout mettre en spectacle continue ! » (p. 141). Et sans cesse, sans cesse, Michaux réaffirme avecune constance confondante une définition de son art et de sa personne qu’on pourrait dire romantique si elle n’était pas dénuée de toute espèce de pathos, de tourment, de folie, d’excès, de pose. 

Les lettres du recueil entier constituent des variations sur ce refus invariable (si invariable qu’il s’énonce souvent littéralement : « Je refuse » ou « Refus catégorique ») : refus des prix, des expositions, des photographies et des entretiens, des rééditions en collection de poche, des traductions même, refus enfin de commenter les analyses faites de son œuvre ou d’y ajouter son commentaire (non, il ne croit pas dans le déterminisme sociologique, psychologique ; non, il ne veut pas de l’artefact que lui tendent les miroirs critiques : « Il est insupportable d’aller dans la vie avec un dossier chaque année plus gros, plus voyant. » (p. 146))

Or ce refus obstinément réitéré repose sur un ordre de certitude devenu progressivement inhabitable. Nous avons appris à le croire mensonger, illusoire, mythique, résultat d’un habitus, d’un capital symbolique, d’une stratégie. Pourtant, comment ne pas prêter l’oreille à la détresse contenue dans cette phrase : « La masse des commentaires augmente. L’importance accordée à ce qui sortit au long des années du personnage H.M. tend (avec l’esprit d’inquisition croissant lui aussi) à m’empêcher d’exister tout simplement. » (p. 139) ? Comment, alors qu’aujourd’hui, les universitaires spécialistes de la littérature des XXe et XXIe siècles expliquent avec quelle angoisse les écrivains attendent d’eux qu’ils les commentent pour commencer à exister ?

Mais, justement : car finalement, je bute aussi sur ce constat, dont je refuse la nostalgie (« refus catégorique ! ») : à cette époque dont j’ai été contemporaine, on avait encore pu devenir « Henri Michaux », et c’est pourquoi il pouvait encore dire non. Je veux dire par là qu’un grand poète pouvait être reconnu, édité, lu, soutenu, sans passer par la publicité, le spectacle, les commentaires démultipliés, la communication, la médiation culturelle, « l’esprit d’inquisition », bref, sans être le personnage des autres. Il pouvait faire de l’écriture sa vie, et défendre le principe unique de cette jonction, parce qu’une telle jonction faisait partie du possible de la société à laquelle il appartenait, à laquelle j’ai appartenu moi aussi pendant le temps très bref des premières publications de mes romans et de mes études.

Mais voilà, c’est fini. Et il nous faut maintenant inventer de nouvelles manières d’apparaître qui ne soient pas par avance condamnées à devoir paraître, de nouveaux refus qui soient aussi des affirmations pressantes, nécessaires, insubmersibles – et, pourquoi pas, joyeuses en leur gravité.

Et ceci n’est pas vrai qu’en littérature.

 

 

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