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Saynète n° 80

 

 

 

Nous nous étions retrouvés dans notre brasserie préférée, celle que nous fréquentons depuis des années, dans le 9e arrondissement. J'aime la vie un peu lente qui s’y joue. Nous avons notre table. Les serveurs, qui sont trois, Michel, Gérard et Jean, nous connaissent et nous appellent par nos prénoms mais en nous vouvoyant […].

Eugène a pris un foie de veau et moi une andouillette. Nous nous étions auparavant partagé un poireau vinaigrette, et avons fait de même avec un millefeuille en dessert. Deux cafés. L'addition […].

C'est au moment du millefeuille que j'ai osé me lancer. Je n'avais pas abordé le sujet de tout le dîner. Il semblait si heureux. Il semblait tellement comme avant que je me demandais si je n'avais pas rêvé le message du répondeur.

« Quand j'ai dit vilain, c'était pour te faire peur. Il n'a rien de vilain. C'est un cancer ordinaire, un débutant qui plus est. Sans doute un amateur. Tout a été pris à temps. Une petite tache sur le poumon gauche. J'ai vu les meilleurs spécialistes. Ninon s'est occupée de tout. Une brève intervention suivie d'une chimio légère, et on n’en parlera plus ».

Eugène s’est tu. M’a souri. A piqué un morceau de millefeuille sur sa fourchette, l’a dégusté en fermant les yeux, puis il m’a dit, en pointant la pâtisserie :

« Dieu existe, tu sais, c'est incontestable ».

Puis il a levé son verre et nous avons trinqué à Dieu, au millefeuille, à nous, à la vie.

Eugène est mort moins d'un an plus tard, le 23 février 2013.

Philippe Claudel, L’Arbre du pays Toraja, Éditions Stock, Le Livre de Poche, 2016, p. 21-24.

 
 

 

 

 Virginie Huguenin

14/04/2018

 

 

Il y a de ces moments où les liens d’amour qui nous unissent à d’autres se trouvent comme dévoilés, dans toute leur force et leur fragilité aussi. Quand la maladie et, dans son sillage, la mort, menacent, il y a de ces évidences qui réunissent en un énoncé imprononçable l’entièreté d’un cœur qui déborde et qui saigne en même temps : « Je t’aime et je vais te perdre ».

Le narrateur raconte ainsi la mort de son ami, Eugène. Mais sans exposer la douleur qui l’habite, il oppose à cette perte brutale le souvenir d’une rencontre douce, d’un repas partagé. Cette rencontre, tout en étant l’une des dernières qui réunit les deux amis, n’a pourtant pas la forme de l’ultimité. Car c’est l’habitude qui prend le dessus et sa promesse de recommencement, nourrie de l’optimisme teinté d’humour d’Eugène. La civilité de cette rencontre heureuse, dans un cadre familier, fait transition entre le moment de l’annonce de la maladie d’Eugène, et sa mort toute proche. Son souvenir panse chez le narrateur la plaie de la séparation irrémédiable. Sa transmission par le texte, donné en partage au lecteur, en étend les effets.

Rien de spécial, apparemment, dans ce dîner. Juste un poireau vinaigrette et un millefeuille partagé.

 

 

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