Saynète n° 133.2.

 

Un jour,
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
Je le trancherai, je le renverserai, je le romprai, je le ferai dégringoler.
D’un coup dégorgeant ma misérable pudeur, mes misérables combinaisons et enchaînement « de fil en aiguille ».
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier.
A coup de ridicules, de déchéances (qu’est-ce que la déchéance ?), par éclatement, par vide, par une totale dissipation-dérision-purgation, j’expulserai de moi la forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables, si dignes, si dignes, mes semblables.
Réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait comme après une intense trouille.
Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter.
Anéanti quant à la hauteur, quant à l’estime.
Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité.
clown, abattant dans la risée, dans le grotesque, dans l’esclaffement, le sens que contre toute lumière je m’étais fait de mon importance.
Je plongerai.
Sans bourse dans l’infini-esprit sous-jacent ouvert
à tous
ouvert à moi-même à une nouvelle et incroyable rosée
à force d’être nul
et ras…
et risible…

Henri Michaux, «Clown», L'espace du dedans, 1927-1959 Paris, Gallimard, 1998, p.

Michèle Rosellini

16/07/2022

 

Ma lecture de ce texte est aimantée par son titre : « Clown ». Réapparaissant dans les dernières lignes, en apposition au « je » obstinément réitéré, ce pourrait être le nom ce sujet acharné à se dépouiller de toutes ses propriétés et qualités, dans un mouvement panique relancé par les versets irréguliers de cet étrange poème en prose. Dans ce personnage enfin révélé, je ne vois pas le clown blanc, toujours maître des situations les plus saugrenues, mais son compère défaillant, l’auguste, le paillasse, celui qui me faisait pleurer, enfant, tant les chutes, les coups et les brimades qu’il subissait à répétition me paraissaient insupportables. Je m’identifiais trop à ce corps malmené, inapte que j’étais alors à entrer dans le rituel d’exorcisme que le cirque offrait, en catimini et à bas prix, à son public. J’ai récemment compris, grâce aux explications d’un authentique clown, le statut métaphysique et l’utilité psychique de cet être hybride entre l’humain et le pantin. Par ses échecs inévitables, la maladresse de ses gestes et l’illogisme de ses déductions, il concentre les imperfections humaines en quelques traits caricaturaux qui permettent aux humains qui composent le public de les expulser comme une part étrangère d’eux-mêmes. L’empathie n’est pas de mise envers ce bouc-émissaire dépourvu de tragique. Car il se relève toujours, ce pantin au corps inaltérable et indéfiniment risible. Le maquillage bariolé et le nez rouge le privent de visage. C’est là, surtout, ce qui inhibe chez le spectateur tout sentiment d’altérité et lui donne la permission de rire sans y faire réflexion de ce quasi-semblable expulsé de la communauté humaine par son accoutrement et sa gestuelle insolites.

N’est-ce pas ce phénomène d’extrême rabaissement qu’évoque Michaux par les ultimes qualificatifs, dont la disposition typographique (points de suspension et saut de ligne) porte le poème à son exténuation rythmique : à force d’être nul / et ras…/ et risible… Mais là n’est pas la conclusion du poème, qui, tout au contraire, donne à l’être humilié la chance d’une renaissance par l’accès à l’infini-esprit qui n’est pas transcendance mais ressource disponible puisque « sous-jacent ». S’il est d’abord déclaré « ouvert / à tous », la fin de la phrase le réserve de fait au sujet poétique, seul capable d’accéder au « moi-même » pour s’être délivré de ses assujettissements : la rosée, qui intervient alors comme un lapsus sur risée, contient, par retournement du stigmate en élection, la promesse d’une aube. Ce réinvestissement de la figure humiliée du clown par les sèmes positifs de l’authenticité me conduit à relire le poème depuis son commencement.

La quête d’authenticité est en effet initiale, et se pare même des atours poétiques du bateau ivre. Il y a du Rimbaud dans le futur prophétique du largage des amarres et son lyrisme anaphorique ( Un jour, / Un jour, bientôt peut-être. / Un jour j’arracherai l’ancre… ). Mais la métaphore du navire ne tient pas longtemps contre l’attrait, strictement michaldien, pour les représentations physiques de l’arrachement, de la torsion, de la mutilation, conditions du détachement et de la forme de liberté que promet l’anéantissement de soi. Car « être rien et rien que rien » n’est pas une proposition vide : elle est l’aboutissement d’un processus de purgation intime envisagé au plus près de ses réalisations corporelles, du vomissement (dégorgeant) à la suppuration (vidé de l’abcès). Purgation de quoi ? De la contamination de l’être originel par des normes sociales incorporées. Le futur est alors garant d’un projet de libération intérieure : Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier. La modalisation (à nouveau) est trompeuse : il ne s’agit pas de se replonger, fût-ce imaginairement, dans le liquide amniotique originel, mais de recréer – sans doute « au-dedans » comme l’indique le titre du recueil – les qualités nourricières de cet espace primordial. C’est là qu’intervient le rire dans sa violence cathartique, celui-là même dont le clown est la cible et la victime expiatoire, comme l’instrument le plus efficace pour anéantir ou rendre inopérantes les formes aliénées du moi. La double énumération qui se déploie dans le plus long verset du poème en décline les fonctionnalités ( si bien attachée, composée, coordonnée, assortie à mon entourage et à mes semblables… ) en contrepoint de la panoplie des moyens de destruction : à coup de ridicules, de déchéances […], par éclatement, par vide. La dérision, associée à la dissipation et à la purgation dans un long mot-valise, s’attaque aux valeurs reconnues : comme la pudeur plus haut, la dignité ici ( si dignes, si dignes, mes semblables). L’indignité est alors désirable comme le terme extrême du mouvement de séparation : elle s’entend en tous sens, de la privation volontaire des dignités sociales ( au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter ) à la perte morale de l’estime d’autrui.

Je comprends mieux alors l’émergence, à ce moment du poème, de la figure du clown : ni métaphore ni allégorie, le clown incarne une forme de vie en cours de sécession : en proie à la dérision de ses semblables, dénué de dignité et d’identité, il est en quelque sorte acculé à trouver une source de vitalité – comme semble l’indiquer le lexique aquatique – dans une intériorité âprement conquise et jalousement préservée. Il serait abusif de vouloir y reconnaître une instance répertoriée par quelque science de l’âme : ni vie spirituelle ni intimité avec l’inconscient, cet « espace du dedans » est l’objet même de la quête poétique de Michaux, et le produit d’un langage tâtonnant et inventif, qui sollicite vivement le lecteur, entre perplexité et révélation sensible.