Saynète n° 132.1.

 

Les misères commençaient alors dans Paris à se faire sentir, et les pauvres pâtissaient déjà beaucoup. Toutes les denrées enchérissaient ; et quoique ce fût peu souffrir pour une ville assiégée, cette disette ne laissait pas d’incommoder beaucoup, et surtout les pauvres. Les eaux étaient fort débordées cette année, et Paris était devenue semblable à la ville de Venise. La Seine le baignait entièrement : on allait par bateaux dans les rues ; mais, bien loin d’en recevoir de l’embellissement, ses habitants en souffraient de grands incommodités ; et les dames, pour faire voir leur beauté, ne se servaient nullement de ces gondoles si renommées que l’on admire sur les canaux vénitiens. La nature a mis un bel ordre en toutes choses : ce qui sert d’ornement en certains lieux serait une grande laideur en d’autres. Ainsi cette belle rivière, la richesse et la beauté de Paris, n’étant plus renfermée dans ses bornes ordinaires, ruinait par cette trop grande abondance de ses eaux, la ville qu’elle baignait plus qu’à son ordinaire, et lui ôtait les avantages qu’elle lui donne quand elle se contente de couler doucement dans son lit naturel.

Madame de Motteville, Chronique de la Fronde [1669], Paris, Mercure de France, 2003

Hélène Merlin-Kajman

11/06/2022

 

Madame de Motteville n’a jamais dû connaître Venise. Sa vie de dame de compagnie d’Anne d’Autriche lui a fait mener une vie sédentaire attachée à la cour, ponctuée de quelques séjours provinciaux. Mais on le devine aussi à la façon dont, dans ce court récit de l’inondation de Paris pendant la Fronde, surgit la comparaison des « bateaux dans les rues » avec les gondoles vénitiennes, « ces gondoles si renommées ». Un déictique plein d’aura, et une mémoire culturelle pleine d’éloge : l’expérience est celle d’un discours, presque d’un murmure d’admiration, non celle d’un voyage. Venise est un nom, des récits, des descriptions, des images peut-être, peintures ou gravures, qui me rappellent une scène extraordinaire du Molière d’Ariane Mnouchkine où l’on voit des gondoles passer les Alpes dans une tempête de neige pour être offertes à Louis XIV (est-ce que mon souvenir est exact, ou l’ai-je un peu rêvé ?).

J’aime les évocations des villes quand une ville en fait surgir une autre et qu’à eux seuls leurs noms propres donnent à rêver… Celui de Venise les appelle tous. Dans les Villes invisibles d’Italo Calvino, Marco Polo décrit toujours un peu, dit-il, Venise derrière chacune des villes imaginaires qu’il décrit à Kublai Khan. Mais le Vénitien, au contraire de Madame de Motteville, est le voyageur par excellence, l’exilé qui parcourt l’Asie en emportant partout un bout de sa ville natale avec lui. Madame de Motteville séjourne dans Paris assiégé, et très vite, sa brève transfiguration sous l’effet de l’évocation magique des canaux et des gondoles emplies de « beautés » vénitiennes s’interrompt. La mémorialiste ne se laisse pas longtemps tentée par l’évasion fantasmée vers la lagune exotique. Ce qu’elle raconte est la faim et la détresse, l’effroi.

Cependant, plutôt que réaliste, le récit protège de la tristesse abyssale par sa fin morale. Madame de Motteville pense dans les catégories chrétiennes de son temps : elle qui, en tant d’endroits de ses Mémoires, montre son horreur pour la foule menaçante, la « canaille » meurtrière, s’émeut ici de la souffrance des pauvres. La description se fait même allégorique. Paris n’est pas comparable à Venise, car Venise n’est pas une ville inondée, sa beauté coïncide avec sa nature ou son être même ; l’inondation de Paris relève au contraire d’un désastre que l’écriture si classique (frôlant l’anesthésie) de Madame de Motteville atténue pour en dégager le sens spirituel : rien ne peut sortir de son ordre propre sans conduire à une catastrophe. La Seine, cette année-là, s’est faite métonymie symbolique du débordement contre-nature de l’émeute populaire.

Ce texte de Mme de Motteville agite en moi des images au statut mélangé : des souvenirs, des hantises de lieux et de temps divers, sur fond d’un plaisir paradoxal trouvé à son écriture : j’aime ce contraste, quoique déceptif, entre le bref éclat magique, exclusivement féminin, de l’évocation vénitienne, et la quasi-fadeur de celle du désastre. Un siège. La souffrance d’une population, il est vrai modérée par rapport au pire possible : Madame de Motteville écrit dans un siècle où l’on sait bien ce que signifie d’ordinaire le siège d’une ville pour les assiégés, et l’on peut supposer qu’elle a entendu raconter La Rochelle, tombée en 1627 après un an de siège qui a fait mourir de faim les trois quarts de ses habitants. Paris, ma ville natale, alors assiégée par les troupes royales parce qu’elle s’est rebellée (c’est une guerre civile) ; la ville de mes parents, qui se sont rencontrés pendant la seconde guerre mondiale, dans un abri lors d’un bombardement ; et même la ville de mes grands-parents (j’écoutais, avec étonnement et envie, le récit de mon père évoquant sa mère en barque, l’année même de sa naissance, rue Royale, face à la Madeleine où elle et mon grand-père s’étaient mariés, pendant l’inondation de 1910, dont je lis qu’elle fut presqu’aussi importante que celle de 1658 évoquée ici « avec sa montée des eaux à 8,42 m au pont de la Tournelle » contre 8,81 m en 1658 et 7,91 m en 1740 - trois records historiques...).

1910, j’y touche par ma mémoire; et de là, par les records, je touche donc au XVIIe siècle.

Lorsque la Seine monte, mon cœur bat : verrai-je dans ma vie ce que ma grand-mère avait vu ? La dernière fois qu’on a craint pour la ville, je suis allée regarder ces eaux très hautes. Souvent, ma mère commentait la hauteur du fleuve, non au pont de la Tournelle, mais au zouave du pont de l’Alma qui date de 1856. Mais je ne suis plus une enfant, et j’ai connaissance des dessous sinistres de toute magie de ce genre, et ils me hantent : un débordement météorologique, des fondations attaquées, des gens noyés, des détresses qui ne se comptent pas…