Sablier n° 10.16

 

Ce qui nous arrive  n°16
 

Hélène Merlin-Kajman

08/01/2022

 

Ça ne va pas très fort, entre mon nouveau kiné et moi.

A la première séance, au lieu de lui parler de mes douleurs qui ont une cause précise, j’ai fait l’erreur fatale de lui dire que j’avais mal partout. Depuis, il m’explique à chaque séance que mon problème, c’est mon cerveau qui exagère les informations fournies sur ma douleur. Des exercices réguliers, énergiques, abaisseront mon seuil de tolérance à la souffrance physique. Alors, après m’avoir fait courir en long et en large en variant manières et allures sous son regard vigilant lors de la première séance, aux suivantes il m’a dit de recommencer toute seule, puis de pédaler sur le vélo fixe en alternant effort et facilité, etc.

Bon, rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter nos échanges par le menu. Je comprends ses raisonnements, ses schèmes interprétatifs, j’ai perçu sa jalousie quand je lui ai parlé de sa prédécesseuse, J., qui (hélas, trois fois hélas) a déménagé dans le midi. Il ne comprend pas les miens et me prend visiblement pour une angoissée obstinée qui voudrait être soulagée sans faire l’effort de devenir sa « coéquipière », de former avec lui le « tandem » qui me sortirait d’affaire. Nous nous prenons en grippe. Et à chaque séance il me fait subir le même interrogatoire (si j’ai eu mal après la précédente, si je ne remarque pas une sensible amélioration générale, etc.) tout en me répétant en boucle son affaire de cerveau, que je connaissais déjà, et sans rien écouter de ce que j’essaie de lui faire comprendre, ni rien regarder des zones douloureuses de mon corps.

Mais il est embêté de m’avoir braquée, et cherche à m’apaiser.

« Qu’est-ce que vous lisiez ? », me demande-t-il hier après que je l’ai convaincu de masser mon pouce, ma paume et mon poignet douloureux et que je suis allongée sur la table, ma main droite entre ses mains.

Je suis prise au dépourvu.

Dans la salle d’attente, j’attends mon tour en lisant. Il l’a remarqué et veut trouver un sujet de conversation qui m’accueille.

En partant de chez moi, j’ai attrapé dans ma bibliothèque presque le premier livre qui s’est présenté : Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir. Pas de chance.

J’ai une pensée émue pour cet homme merveilleux qu’était Michel Jeanneret, savant avocat du libertinage et du rire, une pensée amusée pour Brice Tabeling dont le commentaire du livre dans sa thèse est d’une pertinence grandiose. Je leur dédie intérieurement mon naufrage, et je me lance.

Nom d’auteur et titre, d’abord – que je bafouille avec le sentiment de lancer un saut dans un puits d’où rien ne sortira qu’un peu de boue informe.

« Oh, c’est le livre d’un auteur du XVIe siècle, enfin, non, plutôt XVIe-XVIIe, un auteur pas du tout connu, et très difficile à comprendre. Enfin, euh. D’ailleurs, en fait, moi je ne le comprends pas non plus, personne ne le comprend vraiment. Euh. Il écrit un peu comme, euh, Rabelais – enfin, Pantagruel et Gargantua ? »

Ça commence, je m’empêtre, c’était inévitable. Je veux ne rien dire d’absolument faux, mais rien d’humiliant. Les étudiants de licence de lettres modernes ne savent pas grand-chose : je m’accroche à ce repère pour naviguer à vue en essayant de ne pas paraître pédante.

« Euh. Sa langue est très difficile, il fait parler toutes sortes de personnages de tous les temps, réunis pour un banquet, une situation type. Je le lis parce que... euh... parce que (je veux me justifier)... Parce que je cherche des mots précis dans plein de livres de l’époque – des mots et des situations... C’est une parodie de tout, euh, enfin une satire, euh, enfin, il critique tout, il ne croit en rien, il se moque, il rit de tout... ».

Rire miroir.

Ouf.

« Ah oui, comment ça ? », dit-il, content.

C’est vrai, comment ça ?

« Il fait des calembours – euh, des jeux de mots. »

« Par exemple ? » (Pendant ce temps, ma main droite se détend...).

« Par exemple : “Monsieur”– mon scieur qui scie une planche... »

J’entends que ça ne le fait pas rire du tout – moi non plus d’ailleurs – je me dépêche d’essayer de trouver un autre exemple. « Il fait des jeux de mots grivois, eschatologiques – je ne sais pas pourquoi j’ai dit cette bévue, lapsus ou cuir comme on voudra – je me reprends en bafouillant encore, en cherchant le mot – « scatologique (est-ce qu’il le connaît ?), euh, scabreux, grossier... ».

« Ah oui, par exemple ?... »

Trou noir. J’en invente un avec « trou du cul » et une jeune femme dont les invités au festin arrachent les vêtements et qui doit servir nue pendant que tous les hommes lui touchent le c....

Grand silence. Il y a encore dix ans, il aurait ri d’un rire gras. Les hommes ont fait des progrès, me dis-je en moi-même – et je renouvelle intérieurement mon affection à Michel Jeanneret, lui qui ne cherchait pas la connivence virile quoiqu’il défende ce texte.

Est-ce que mon kiné croit que je trouve ça intéressant ?

Il repose ma main. Ça y est, c’est le moment du vélo. Je me relève en le remerciant chaleureusement. « Ça m’a fait beaucoup de bien, vraiment... » Je vois dans ses yeux ce qu’il pense, plus que jamais sans doute : mon cerveau, etc.

Encore une fois raté, avec lui. Je m’en veux en pédalant énergiquement puisqu’il le faut, mais sans entrain. La dérive des continents. Quelle malchance d’avoir attrapé Le Moyen de parvenir en sortant ! Mais avec quel titre ça aurait pu marcher, le contact ? Et s’il avait raison ? Si le problème, c’était moi ?

Je regarde imaginairement mon cerveau enfermé dans ma boîte crânienne. Envie de pleurer. De m’enfuir...