Dialogues n° 1 (suite n°4)

 

 

 

Préambule

La suite de ce dialogue entre Guido Furci et Hélène Merlin-Kajman porte sur leurs saynètes respectives commentant un texte d'Agota Kristof. Pour les lire cliquez ici et ici. Guido Furci répond à Hélène Merlin-Kajman, qui réagissait elle-même à la réponse précédente de Guido Furci.

 

 



Enseignement, critique, littérature

 

Hélène Merlin-Kajman

04/07/2020
                                        

   

Cher Guido,

En relisant nos échanges, je me demande parfois où se loge véritablement notre désaccord. Je me demande s’il n’est pas lié à ce que je pourrais appeler notre paysage critique : pour des raisons de génération, et pour des raisons de « spécialité » (tu es comparatiste ; tu es spécialiste de littérature du XXe siècle – je suis spécialiste de littérature française du XVIIe siècle), nous ne dialoguons pas tout à fait avec les mêmes interlocuteurs intérieurs. Cela vaudrait le coup de se demander quels effets de torsion, quelles déformations, au départ minuscules et à l’arrivée parfois confinant au malentendu, cela produit. Il faudra poursuivre, n’est-ce pas ?

Je veux dire que nous avons à faire l’effort de jeter des ponts (je devrais me contenter de dire « je » : j’ai à faire l’effort de jeter des ponts) vers l’autre en oubliant ces interlocuteurs qui risquent de parasiter le dialogue…

Bref, en relisant nos échanges, je suis frappée par notre proximité : mais aussi par le fait que, malgré elle, il me semble que nous butons sur quelque chose sur quoi – c’est une hypothèse – nous n’avons pas vraiment avancé.

Alors, je voudrais simplement dissiper un malentendu (et je me rends compte en me relisant que j’écris trop vite : je t’en demande pardon, et je te remercie de me montrer les lieux d’obscurité dans ma position).

Tu écris : « quand je disais que par rapport au Grand Cahier tu me donnais l’impression de t’exprimer “d’abord comme enseignante, et ensuite comme critique”, je le disais à cause de ton attitude vis-à-vis d’un ouvrage dont tu as semblé suggérer à plusieurs reprises qu’il faudrait se protéger – à plus forte raison lorsque l’on est susceptibles d’appartenir à une catégorie de lecteurs non avertis. Le danger serait, pour faire simple, de se laisser manipuler sans que l’on s’en rende compte. »

J’ai cherché où j’avais pu te donner ce soupçon. J’ai trouvé ce passage dans ma première réponse : « Je ne suis peut-être pas alors une bonne lectrice – une lectrice qui sait mal faire le partage entre “fiction” et “réalité”. Mais je l’assume, car je suis loin d’être la seule. Il y a du reste deux manières de se représenter le lecteur “naïf” : soit par différence avec le lecteur averti, qui figure alors le “bon” lecteur ; soit en mesurant que les « naïvetés » des lecteurs naïfs sont de nature très différentes. Les lecteurs qui font mal le partage entre “fiction” et “réalité” ne sont pas d’un bloc, d’une part ; et chaque texte littéraire a sa propre manière de fabriquer de la “naïveté”, de la capture, d’autre part. Je redoute le mode de capture du Grand Cahier. »

Je t’accorde que ce passage est d’autant plus obscur que, dans la première phrase, je me suis emmêlée dans les négations : « « Je ne suis peut-être pas alors une bonne lectrice – une lectrice qui sait mal faire le partage entre “fiction” et “réalité”. » Donc, je corrige : « « Je ne suis peut-être pas alors une bonne lectrice – je suis une lectrice qui sait mal faire le partage entre “fiction” et “réalité”. » Je voudrais maintenant que les choses soient bien claires : je me range moi-même parmi les lecteurs “naïfs”. Dans la première typologie – « lecteur averti » vs « lecteur “naïf” » – , je me range sans l’ombre d’une hésitation du côté du second terme – dont je précise ensuite (c’est ma position) que selon moi, les textes littéraires ont des manières différentes de « capturer » sa naïveté : les textes littéraires l'attrapent selon des schèmes esthétiques, psychiques, éthiques, différents.

Réagir très vivement au Grand Cahier, comme je le fais, est l’attitude d’une lectrice naïve. Et Le Grand Cahier a sûrement plusieurs lecteurs naïfs possibles (programme plusieurs naïvetés). Il me semble que tu dis autre chose : tu dis que Le Grand Cahier instruit à sortir de la sorte de naïveté propre aux jumeaux, naïveté qui leur fait croire qu’ils pourraient trouver un langage qui ne manipulerait pas.

Bon : c’est là que les malentendus, les amphibologies nous guettent. Personnellement, je ne crois pas trop à la notion de « manipulation ». Elle me met mal à l’aise. Je ne crois pas, au titre de vérité générale, que le récit, que le langage manipulent. Et justement, ce que je reproche aux jumeaux, c’est de le croire, et de le faire croire: de faire croire que le langage manipule, et qu’on pourrait lutter contre ça en neutralisant ses connotations. Du coup, je me demandais si ta position ne revient pas à demander au lecteur du Grand Cahier d’adopter, face aux jumeaux, une méfiance critique analogue à celle qu’ils adoptent face au monde. En ce cas, nous serions face à une aporie.

Parfois, je ressens bien qu’en effet, quelque chose comme une distanciation fonctionne de façon continue (et réussie) d’eux (personnages si distanciés) à moi (lectrice prête à m’embarquer dans la fiction) (et quand ça arrive, c’est dans des moments du moment où, en fait, ils sont affectés). Parfois, non : la lecture que tu proposes me paraît alors trop sophistiquée par rapport à ce que ma lecture me fait, me fait quasi physiquement. Ce n’est en tout cas pas le mécanisme de lecture que tu proposes que j’éprouve de façon spontanée. Parce qu’il faut encore que je t’avoue quelque chose. Tu écris : « Je ne soutiens pas forcément que “le narrateur-auteur nous montrerait les ficelles”. Mais n’est-ce pas notre habitude à tous de chercher les ficelles, bien que différemment, voire très différemment les uns des autres ? » Mais en bonne lectrice naïve que je suis, je ne cherche pas du tout les ficelles quand je lis. Au contraire, si je vois des ficelles, c’est mauvais signe, c’est que je n’aime pas le livre que je lis… J’ajoute enfin que quand je commente un texte littéraire (rarement sans passer par le prisme d’une lecture attestée autre que la mienne, d’où ma passion pour les querelles littéraires), je ne pense pas mon travail comme un travail sur des ficelles.

Voilà, cher Guido. J’espère avoir éclairci les obscurités de mes réponses !