Dialogues n° 1 (suite)

 

 

 

Préambule

La suite de ce dialogue entre Guido Furci et Hélène Merlin-Kajman porte sur leurs saynètes respectives commentant un texte d'Agota Kristof. Pour les lire cliquez ici et ici. Hélène Merlin-Kajman réagit ici à la réponse précédente de Guido Furci.

 

 



Enseignement, critique, littérature

 

Hélène Merlin-Kajman

07/03/2019
                                        

   

Cher Guido,

Poursuivons donc, en effet – avec joie. Et moi aussi, je vais te répondre « par points » (c’est vrai que c’est commode, dans un dialogue…).

1) Que notre débat se configure « comme une réflexion de plus en plus indissociable du débat épistémologique actuel sur les liens entre esthétisation de la violence et enjeux politiques » n’est pas pour m’étonner : car ce sont bien les enjeux que mes deux derniers livres mettent au centre de leurs préoccupations, et notamment à propos de l’affaire du Grand Cahier dans Lire dans la gueule du loup, comme tu le sais. Cependant, ce n’est pas exactement pour moi une question d’« esthétisation de la violence » - ou alors, il faudrait d’abord s’entendre sur le sens du terme « esthétique », et sur la connotation particulière de son dérivé « esthétisation ». Dans son livre L’image peut-elle tuer ? , que j’ai convoqué dans L’Animal ensorcelé, Marie-José Mondzain montre bien que poser les problèmes en termes d’« esthétique » est une mauvaise piste. L’enjeu selon elle, c’est la façon dont l’image capture ou non le regard, fascine dans le registre de l’hypnose ou non, bref, ménage de la liberté éthique ou non. Les enjeux qu’elle soulève concernant le cinéma et le théâtre me paraissent parfaitement transposables dans la littérature (ce n’est pas pour rien qu’elle s’appuie sur Aristote, qui n’est en rien pour elle « le vampire de la scène occidental » de Florence Dupont…).

La question plus généralement est donc celle des « arts », et de la révolution que leur définition a connue au cours du XXe siècle, lorsque l’esthétique est passée au second plan au profit de la réalité brute, de la présentation de la vérité, et maintenant, du témoignage, de la trace. Sans doute chaque « art » a-t-il connu sa propre version du problème, mais en passant par des schèmes communs (par exemple, la crise de la représentation). C’est la raison pour laquelle je ne crois pas qu’on puisse l’appréhender tout entier à travers le prisme de l’esthétique ou de l’esthétisation.

2) Tu écris : « Seulement, je me demande si, au sujet d’Agota Kristof, tu n’as pas plutôt tendance à t’exprimer, d’abord comme enseignante, et ensuite comme critique. » Peut-être. Mais je me demande plutôt si notre désaccord ne concerne pas justement ce que c’est que « s’exprimer comme critique ». Je crois comprendre que, pour toi, commenter un texte littéraire exige d’abord d’être fidèle à son intentionnalité, qu’elle s’exprime à travers les commentaires de l’auteur ou que ça soit la charge du critique que de la mettre en lumière. Ce n’est pas du tout mon cas. Mais reprenons à partir de la question de l’enseignement : l’enseignement m’importe en tant que tel, dans un souci citoyen qui date, ni plus ni moins, de mes années d’enseignement dans le secondaire – autant dire, dès mes débuts dans la carrière, à une époque où je n’avais qu’ébauché ma thèse. Mais j’ai aussi appris, beaucoup appris, en enseignant. Le format de la classe, la position du « maître », le dispositif de la salle de cours, les interactions entre maître et élèves, tous ces paramètres ont une histoire ; et quand on enseigne la littérature et qu’on mène sa recherche sur la notion de public en se penchant sur les querelles littéraires (fussent-elles du XVIIe siècle), quand on a été formée à la recherche autant par le structuralisme que par le marxisme, par le féminisme, la psychanalyse et la lecture de Foucault, quand on découvre la philosophie politique et qu’on commence à comprendre que les querelles au sein de la « République des lettres » ont transposé les débats politiques des guerres de religion, alors les allers-retours entre l’expérience de l’enseignement et l’expérience de la recherche sont constants, et éclairants. Ce sont du reste ces allers-retours qui m’ont autant sensibilisée à la question de la « crise de la représentation », m’ont fait mesurer à quel point elle traversait à peu près toutes les pratiques sociales et culturelles.

L’enseignement est donc aussi pour moi un révélateur, comme j’espère l’avoir tout particulièrement montré dans mon livre La langue est-elle fasciste ? , qui est à la fois un livre de spécialiste de l’histoire de la langue française aux XVI et XVIIe siècles et un essai archéologique sur l’idéologie pédagogique en matière d’enseignement de la langue. Mon ambition actuelle en découle : je cherche à changer quelque chose à la manière de faire de la critique, raison pour laquelle j’insiste sur cet espace du partage qui à mes yeux peut être, selon les cas, transitionnel ou au contraire « imagoïque » (traumatique, panique, mythique, etc. : il y a plus d’un terme pour nommer ce partage non-transitionnel de la littérature, et sans doute ne désignent-ils pas tout à fait les mêmes manières de faire, c’est un point à creuser).

Pour le dire autrement, je ne crois pas que la critique soit une science, même si le structuralisme m’a formée et en un sens m’a appris à lire. Je ne m’inscris pas non plus dans la tradition herméneutique, même si, probablement, je deviens souvent herméneute sans en avoir conscience (par exemple, lorsque, lisant les Mémoires d’Henri de Campion, je me sens en contact personnel avec un homme du passé qui a confié au papier des traces qu’il m’importe de relancer à travers ce qui, peut-être, ressemble un peu ici à une « relation critique »). Je ne suis pas trop philologue même si je crois pouvoir débattre avec un historien de la littérature du XVIIe siècle sur ce terrain-là (après tout, j’ai mis en lumière un sens du mot « public » que personne n’avait aperçu de façon un peu rigoureuse). En fait, je me rallie à la formule de Jérôme David, qui en outre me fait beaucoup rire : « le phatique contre-attaque. »

Et le phatique, ce n’est pas la rhétorique, ce n’est pas la pragmatique des discours. Ma manière de braquer le projecteur sur la dimension du partage (qui prolonge ce que j’avais appelé des « formes de destination » à l’issue de la thèse, devenue un livre, Public et littérature en France au XVIIe siècle) signifie que je refuse d’envisager, par exemple, les Mémoires de Campion comme le résultat d’un désir de persuader le lecteur de sa vertu, la mise en scène rhétorique d’un ethos artificiel, technique, ethos qui, s’il n’est pas démasqué par le geste critique, risque de manipuler son lecteur (son pathos) en l’embrigadant dans une représentation morale sociopolitique conservatrice. Car certaines approches critiques détournent absolument le lecteur de l’hypothèse qu’une expérience lui est communiquée à travers certains choix d’écriture, qu’il entend une voix, un ethos au sens non-manipulateur du terme.

Je viens de lâcher le mot « manipulateur ». Depuis une quinzaine d’années où je les interroge régulièrement pour vérifier si je me trompe ou non, si les choses changent ou non, mes étudiants confirment tous, au-delà même de mes attentes, qu’on leur a enseigné avec beaucoup de constance que la langue manipulait. Donc la littérature aussi – sauf la littérature dite « subversive » . Autorisés par Bourdieu tout particulièrement (mais on pourrait aussi citer Dominique Maingueneau et le discursivisme), les enseignants le leur enseignent dans le secondaire, ils le leur enseignent dans le supérieur. Comment séparer, dès lors, l’enseignement de la critique ? Les enseignants du secondaire sortent tous de l’université...

Le langage manipule, pour le meilleur (à droite), ou pour le pire (à gauche). Or, c’est bien la conviction qu’expriment les jumeaux dans le passage du Grand Cahier que nous avons commenté. Ils proposent, dans le passage que nous avons commenté en saynète, une contre-manipulation. Tu dis, si je te comprends bien, qu’Agota Kristof pousse l’exercice à la limite, afin que le lecteur comprenne la distanciation proposée par la fiction. Je te crois. Mais je ne crois pas que ça marche. Ou plutôt, ça ne marche que si nous exerçons le même soupçon à l’égard du roman que celui qu’exercent les enfants à l’égard du langage : le narrateur-auteur nous montrerait les ficelles, selon toi. A moins que ça ne soit notre habitude à chercher des ficelles ?

Personnellement, je trouve l’écriture instable sans que quelque chose me fasse signe dans les moments de plus grand malaise, quand le roman se trouve seulement écrit dans le style des jumeaux – un style inhabité, anti-humaniste, qui abandonne le lecteur (c’est ce que j’ai suggéré dans Lire dans la gueule du loup) : en le laissant seul à supporter son propre voyeurisme, en le plongeant seul dans le choc émotionnel de la présentation nue des scènes très violentes, sous le rapport de ce qu’elles communiquent, que la narration prend en charge : présentation , puisqu’il n’y a personne pour soutenir une représentation.

Je sais bien qu’écrire ça, c’est se tenir sur une ligne de crête difficile, que je suis à deux doigts de condamner un roman que pourtant je n’ai pas du tout envie de condamner - et l’époque est brusquement devenue trop censoriale pour que j’aie envie de jouer avec ça. Je n’ai aucun goût pour la censure.

Le Grand Cahier est un livre que j’estime, qu’il me plaît d’avoir lu. Mais je refuse qu’il soit célébré comme s’il ne posait aucun problème ; ou, pire, célébré pour vouloir détruire la représentation, cette représentation dont à peu près tous les grands penseurs de la modernité, de Barthes à Foucault, de Louis Marin à Michel de Certeau en passant par Jean-François Lyotard (j’en oublie sûrement), ont dénoncé la complicité avec le pouvoir (et je ne dis pas qu’ils avaient totalement tort) ; pour préférer la brutalité nue de la présentation (qui, elle, dirait courageusement le vrai occulté par la représentation, par exemple la vérité sur les pulsions sexuelles ; ou sur l’absence d’innocence ou de pureté des enfants ; ou sur la cruauté de l’homme, etc. : auquel cas, les lecteurs choqués, ça serait un bon signe, le signe qu’on leur lance au visage ce que leur hypocrisie morale ne veut pas savoir ni voir).

Ce n’est pas ce que tu dis, d’accord. Mais les objections que je t’ai opposées ne procèdent pas seulement du fait que je pense en enseignante plus qu’en critique. Elles procèdent du fait que je suis en désaccord avec des approches critiques qui soutiendraient Le Grand Cahier en soutenant que la lucidité des jumeaux est ce sur quoi nous devons prendre modèle (littéraire, moral) – celle des jumeaux, ou celle d’Agota Kristof – mais je continue de peiner à comprendre comment on s’y prend pour bien lire, je veux dire, pour lire que l’auteur veut que son lecteur se détache des enfants...

3) … « Ce n’est que de la littérature » ? Pour tout dire, je ne comprends pas cette phrase. Ma première réaction serait de demander : « qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? ». Mais cette question étonnée appelle aussitôt ma réflexion : « qu’est-ce que signifie donc la locution restrictive, ici ? Veut-elle dire : “rassurez-vous, ce n’est rien, c’est pour rire” ? » Je prends la littérature plus au sérieux, pour ma part, je lui demande des comptes, je ne l’aborde pas avec un « ne…que » : je lui demande de me transporter ou de me bouleverser, de parler profondément à ma tête, à mon imagination, à mon corps, même quand elle me donne un plaisir un peu superficiel : je lui demande, en clair, de ne pas tricher avec l’écriture. D’ailleurs, dans ta saynète, tu terminais en parlant d’« acte de résistance ». Alors, « ne… que » ?

D’où ma seconde interrogation : quelle définition Agota Kristof donne-t-elle de la littérature (et toi avec elle), en posant cette question ? Si j’aime Le Grand Cahier (enfin, jusqu’à un certain point donc ; mais je reconnais que ma réserve ou ma réticence naît d’un « truc » fort, dans le roman… ; je me demande seulement si l’attrait que les scènes les plus critiques exercent sur moi, attrait qui à tout moment peut se renverser en horreur, est… souhaitable), si j’aime Le Grand Cahier , c’est parce que je ne doute pas que le roman ne soit ce que j’appelle de la littérature (mot dans lequel je place une certaine valeur – ou une valeur certaine…).

Et c’est là que je retrouve la question précédente, celle de la position critique. Ce que les spécialistes et, plus généralement, les professionnels de la littérature disent d’elle, la façon dont ils la définissent et la commentent, a des conséquences sur la façon dont les lecteurs (pas seulement les élèves, les étudiants) lisent les œuvres et les partagent – et d’abord, la façon dont ils jugent que des œuvres sont « littéraires ». Il y a là des désaccords entre nous, des désaccords plus ou moins tus depuis qu’on a renoncé à parler de « valeur » : mais dont les enjeux sont énormes. Ces désaccords motivent aussi le choix des œuvres que nous privilégions quand nous nous livrons à la « critique », celles que nous citerons plus souvent que d’autres dans les exemples que nous donnerons si nous voulons mettre en avant telle ou telle qualité de la littérature. « Acte de résistance », par exemple, écrivais-tu. Personnellement, je ne demande pas à la littérature d’être un acte de résistance, sans doute parce que j’ai trop entendu ce jugement qui fait si facilement de nous, dans l’après-coup, (ou veut continuer à faire de nous, dans la fidélité à eux ?), des résistants ; et peut-être plus encore, parce que, au nom de ce jugement, j’ai trop entendu condamner toutes les œuvres classiques : comment faire de La Princesse de Clèves un acte de résistance, sauf grâce au miracle d’une phrase de Nicolas Sarkozy que bien des universitaires et pédagogues de gauche auraient pu prononcer ? Le roman La Princesse de Clèves est-il un roman inférieur en valeur au Grand Cahier ? Certainement pas. Qu’est-ce qui les réunit ?

Selon moi, pas grand chose si on prend la question au passé, et une fois le mythe de l’histoire nationale de la littérature derrière nous. Mais leur potentialité transitionnelle, si on la prend au présent, au futur… Non sans ajouter que la potentialité transitionnelle de La Princesse de Clèves me paraît mieux assurée que celle du Grand Cahier – quoique tout dépende des commentaires, des partages…

Bon, ma réponse a assez duré, et je m’arrêterai là, sans conclure. C’est la magie du dialogue que d’être dispensé de la péroraison…