Dialogues n° 1

 

 

 

Préambule

Ce dialogue entre Guido Furci et Hélène Merlin-Kajman porte sur leurs saynètes respectives commentant un texte d'Agota Kristof. Pour les lire cliquez ici et ici.

 

 

 



Intention, signification et impression

 

Guido Furci

Hélène Merlin-Kajman

07/12/2019
                                        

   

 

Chère Hélène,

« L’idée que le mot "aimer" devrait gagner en "objectivité" » [1] est en effet épouvantable. Mais aussi glaçant qu’il puisse paraître, le projet d’écriture des jumeaux relève d’une entreprise de mise à distance de la réalité environnante susceptible de nous faire réfléchir à un danger malheureusement bien connu : celui consistant à mettre en place un système (entre autres discursif) tout aussi totalitaire que le système dont on prône le refus. En ce qui me concerne, je n’arrive pas à interpréter « la neutralité des jumeaux » comme telle, c’est-à-dire comme dépourvue d’idéologie ; mais je n’arrive pas non plus à voir une impasse « derrière son apparente (et facile) évidence » [2]. Les jumeaux tombent dans le piège d’une manipulation du même ordre que celle qu’ils subissent : leur grand cahier (le Grand Cahier ?) ne fait que réifier – et, en quelque sorte, amplifier – le sentiment de perte de repères qu’Agota Kristof s’efforce de thématiser tout au long de sa trilogie.

Que le rêve d’épuration de la langue « rencontre son enfer » [3] est d’ailleurs signifié par les dernières pages de ce premier volet : lorsque le sacrifice de l’un des frères devient nécessaire au moment de franchir la frontière qui sépare les protagonistes d’une possible liberté [4], le meurtre se configure justement comme la conséquence directe d’un refus radical de la nature irréductiblement équivoque de la langue [5]. A cet égard, si je comprends que l’on puisse résister au texte que nous avons choisi comme point de départ de cet échange, c’est en raison de sa conclusion : « les mots qui définissent les sentiments sont très vagues, il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c'est-à-dire à la description des faits » [6]. En effet, une équivalence dérangeante s’établit dans ces lignes : celle entre les objets, les êtres humains (donc « soi-même », en admettant que la coordination lie plus qu’elle n’oppose ou ne différencie) et les faits. Ce que je perçois dans l’association de ces termes est la préfiguration du dénouement narratif de l’ouvrage dans son intégralité, autrement dit l’anticipation d’un épilogue tragique, faussement fonctionnel, à la sortie du non-sens que Claus et Lucas subissent et qu’ils contribuent à alimenter – probablement en dépit de ce qu’ils croient faire.

Or, contrairement à ce qui se passe dans d’autres romans où on laisse entendre que n’importe qui, dans des circonstances similaires à celles vécues par les personnages principaux, aurait pu se comporter exactement de la même façon (je pense à l’instrumentalisation pour le moins gênante qui avait été faite de cette hypothèse par Jonathan Littell, il y a quelques années, dans Les Bienveillantes), chez Agota Kristof le « nous » qui nous parle, nous explique et nous guide dès le début de la narration est si construit – et en même temps « invraisemblable », voire « impossible » parfois – qu’il a au moins l’avantage de ne pas être automatiquement inclusif. L’effet de miroir est là ; mais, ce que le récit nous restitue n’est pas une image interprétée de nous-mêmes, c’est plutôt l’effet d’une projection.

*

Cher Guido,

Ton argumentation me convainc, et je partage totalement sa conclusion : oui, l’originalité de l’écriture du Grand Cahier nous place face à des questions et des inconforts qui peuvent conduire à une forme de distanciation (au sens vraiment brechtien du terme), distanciation tout à fait absente d’un roman comme celui de Jonathan Littell, Les Bienveillantes [7]. Oui, c’est vrai, le « nous » qui parle est « si construit », « “invraisemblable” voire “impossible” parfois » [8], que nous ne pouvons vraiment nous identifier à lui, nous inclure dans la dyade des jumeaux. J’avais donc raison d’écrire, dans la lettre qui présentait nos saynètes, que même si elles semblaient « aux antipodes », elles n’illustraient pas « des sensibilités différentes », mais « plutôt des attentes et des manières de lire différentes ».

Alors, ce sont ces différences que je vais essayer d’élucider.

Car mes réserves demeurent. Elles ne concernent pas la pertinence et même la vérité de ton propos : tu as raison, je n’en doute pas, quand tu reconnais dans le choix d’écriture tel qu’il s’explicite dans ce passage un effort d’Agota Kristof pour « thématiser » un « sentiment de perte de repères ». Mais quelle est l’autorité, au juste, de l’intention de l’auteur ? Je peux à la fois imaginer que tel était bien en effet son « effort ». Je peux même imaginer qu’il soit réussi (encore qu’on ne peut pas tout garantir quand on est écrivain : la langue échappe ; les contextes échappent – et il convient d’y penser). Ma question demeure entière : comment cette perte de repères est-elle transmise au lecteur ? Ne va-t-il pas en pâtir, en être investi affectivement, sans garantie de recul ? L’écriture l’invite-t-elle vraiment, sans l’aide de ton commentaire, à faire une véritable réflexion critique ? Quel relai énonciatif, dans le texte, garantit l’opérativité de la distanciation ? Les signes que tu en donnes ne sont-ils pas bien ténus – bien trop théoriques ou théorisés pour être immédiatement sensibles ?

Pour ce qui me concerne, mes lectures critiques ne se séparent jamais de mes premières impressions de lecture. Même quand les premières en viennent à déplacer, voire bousculer sensiblement les secondes, je demande à celles-là de rendre compte de celles-ci. Je reste concentrée sur l’effet du texte sur le lecteur, et tant pis si cet effet dont je me préoccupe n’est pas ce que l’auteur avait voulu produire. Je ne lui donne pas le dernier mot (ni même le premier pour tout dire). Je ne lui fais pas crédit. Je ne saurais pas dire si je fais pour autant crédit au lecteur : mais je me dois d’enregistrer sa lecture comme un possible qui doit m’arrêter.

J’ai lu Le Grand Cahier (je ne parlerai que du Grand Cahier, car, tout autant que la première partie d’une trilogie, c’est un roman autonome) à deux reprises. La première fois, rapidement, sans l’étudier, pour m’en faire une idée dans le contexte de l’affaire d’Abbeville [9]. Je l’ai globalement aimé : j’ai trouvé qu’il nous plaçait devant une des formes de vécu possible des effets destructeurs de la guerre – de cette guerre. Etrangement, ma première lecture a donc été convergente avec ton analyse. Mais quand je l’ai relu – et relire est toujours un ralenti, me semble-t-il – des scènes se sont enfoncées en moi comme si elles voulaient me happer de l’autre côté du miroir – du miroir de la guerre –, comme si elles m’altéraient comme la guerre altérait les jumeaux, sans bénéfice ni éthique, ni pathique (et sans doute est-ce la même chose). Et le dénouement de ce roman (qui triche, oui – mais de quel côté triche-t-il ? la chose n’est pas simple) m’a plutôt enfoncée dans un désagréable sentiment de piège complice tendu par la matité du récit. Pour toi, le roman nous montre « comment les jumeaux tombent dans le piège d’une manipulation du même ordre que celle qu’ils subissent » : peut-être – mais à une condition : il faut que le roman fasse en sorte que le lecteur ne tombe pas dans le même piège, qu’il soit sans ambiguïté sur ce qu’il « montre », qu’il le « montre » sans risquer de produire, sur le lecteur, un même leurre, voire une autre jouissance, propre à la représentation même si elle est absente du représenté.

Or, je ne suis pas certaine que les signes que tu relèves, qui te permettent de lire dans le passage (cette fois par induction signifiante si je puis dire, non par déduction à partir des intentions de l’auteur), « la préfiguration du dénouement narratif de l’ouvrage dans son intégralité, autrement dit l’anticipation d’un épilogue tragique », soient suffisamment clairs pour qu’aucun lecteur ne s’égare dans la jouissance d’une apathie qui, en motivant, au niveau de la « fable », tant de scènes si cruelles et cruellement inhabitées, leur en ménage aussi, au niveau de l’écriture ou de la représentation esthétique, l’appréhension sensible, le plaisir – au risque que s’impose alors pour le lecteur, dans le déni de sa jouissance, l’évidence idéologique (que tu penses au contraire dénoncée par le texte) de l’excellence d’une neutralisation du langage.

Je ne suis peut-être pas alors une bonne lectrice – une lectrice qui sait mal faire le partage entre « fiction » et « réalité ». Mais je l’assume, car je suis loin d’être la seule. Il y a du reste deux manières de se représenter le lecteur « naïf » : soit par différence avec le lecteur averti, qui figure alors le « bon » lecteur ; soit en mesurant que les « naïvetés » des lecteurs naïfs sont de nature très différentes. Les lecteurs qui font mal le partage entre « fiction » et « réalité » ne sont pas d’un bloc, d’une part ; et chaque texte littéraire a sa propre manière de fabriquer de la « naïveté », de la capture, d’autre part.

Je redoute le mode de capture du Grand Cahier.

Je me souviens de m’être débattue d’une manière au fond assez similaire avec un roman de Marguerite Duras, Abahn Sabana David [10], et d’en avoir discuté avec Martin Crowley, chercheur éminent qui a lui-même commenté ce roman [11]. Je lui concède sans l’ombre d’un doute que l’intention de Duras était de combattre tous les totalitarismes, et particulièrement le nazisme et l’antisémitisme. Mais ce combat passe, dans l’écriture, par la démultiplication et la diffusion panique (un peu à la manière dont on sent la rougeur envahir le visage sous l’effet de la honte ou de la peur) de l’insulte antisémite – et je dis « panique » dans l’hypothèse où le lecteur ne soit pas antisémite. Le ton de l’invective, le lexique de l’insulte, envahissent. Cette invasion a-t-elle une fonction critique, ou envahit-elle le lecteur ? Ne se met-elle pas à posséder sa conscience, ses affects ?

Personnellement, même si dans ce livre, la haine est supposée rejoindre l’amour, ce que j’y entends (est-ce parce que j’ai le triste privilège de sortir d’une famille antisémite ?), c’est le puissant attrait, le charme, de l’invective. Je ne crois pas qu’une écriture soit jamais assez forte pour assurer sa victoire contre la jouissance de la haine en tablant sur des effets de crissements logiques, de saturation, de superpositions, de messages implicites. Quand la langue est un poison, on n’a que deux choix, selon moi. Il faut la déconstruire patiemment dans des textes savants, ou des textes politiques qui soient justes dans leur adresse. Ou bien, si l’on choisit l’écriture littéraire, il ne faut pas en faire ressentir l’effet : il faut la mettre en déroute par une économie stylistique, imaginaire, plus puissante. Pour la mettre en déroute, il ne faut pas céder un pouce au plaisir qu’elle peut procurer. Et pour ne pas céder un pouce, il faut identifier ce plaisir en le faisant entrer en soi (le plaisir de l’invective, dont l’antisémitisme est ici un exemple, mais il en est d’autres) sans ciller, le reconnaître, ce qui signifie l’éprouver fût-ce dans l’horreur – et dire « non », s’en séparer avec d’autant plus de force qu’on en aura connu le charme, et trouver l’écriture qui dira « non », sans équivoque pathique.

C’est cela, au fond : il y a pour moi, dans Le Grand Cahier, dans son apparente apathie, voire, comme tu le penses, dans sa dénonciation de cette « manipulation » par l’illusion de l’apathie, trop d’équivoque pathique (car ce que l’auteur dispose pour nous dans certaines scènes, c’est bien pour nous qu’il le dispose – et ce que cela touche en nous est vraiment trop trouble).

Mais voilà, le roman est là, on le donne même à lire en classe. Alors, comme enseignante, comme critique, je dirais ce que je viens de dire, mais je dirais aussi, avec autant de force, ce que tu en dis.

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[1] Je cite ici la saynète d’Hélène Merlin-Kajman : « L’idée que le mot « aimer » devrait gagner en « objectivité » m’épouvante » (http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/exergues/saynetes/saynete-n-102-2-a-kristof-h-merlin-kajman)

[2] « Derrière son apparente (et facile) évidence, la neutralité des jumeaux m’apparaît comme une impasse : littéraire, politique, morale. On ne doit pas désirer se débarrasser de l’équivoque de la langue. On ne peut pas épurer la langue. Tout rêve d’épuration rencontre son enfer. » (id., loc. cit. )

[3] Cf. note précédente.

[4] Pour ne pas marcher sur une bombe, « il faut faire passer quelqu’un devant soi » : c’est ainsi que l’un des jumeaux permet à l’autre de traverser le terrain miné situé entre le périmètre de la ville de K. et les campements des alliés en l’encourageant à utiliser la seule autre personne présente, en l’occurrence leur père, en tant que véritable bouclier humain…(cf. Agota Kristof, Le Grand Cahier, Paris, Points-Seuil, p. 184)

[5] Au fond, ici plus qu’ailleurs c’est un excès de logique qui pousse Claus et Lucas à faire abstraction de tout, pourvu qu’ils résolvent le problème, qu’ils aillent jusqu’au bout du raisonnement, qu’ils exécutent au mieux l’exercice

[6] Agota Kristof, Le Grand Cahier, op. cit. (Cf. texte de la saynète)

[7] Je n’en ai lu que quelques pages, je n’ai pas voulu le lire ; mais j’ai bien suivi le débat, aux enjeux très clairs selon moi.

[8] Je cite ici la saynète de Guido Furci : http://www.mouvement-transitions.fr/index.php/exergues/saynetes/saynete-n-102-1-agota-kristof-g-furci

[9] Le 24 novembre 2000, à Abbeville, des parents d’élèves de troisième ont porté plainte contre le professeur de français au motif qu’il diffusait des textes pornographiques. Cet enseignant a été arrêté par les gendarmes dans sa classe et mis en garde à vue, tandis que son domicile était perquisitionné. Les raisons initiales de cette plainte étaient qu’il voulait faire étudier à sa classe Le Grand Cahier. L’affaire a suscité un débat passionné.

[10] Marguerite Duras, Abahn Sabana David, Gallimard, 1970, p. 52.Cf. Hélène Merlin-Kajman, « La communauté judaïsée de Marguerite Duras », dans L’Herne, Duras, dir. B. Alazet et C. Blot-Labarrère, 2005 ; « “Des juifs allemands” », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 2012 ; et L’Animal ensorcelé. Traumatismes, littérature, transitionnalité, Paris, Ithaque, 2016.

[11] « L’effondrement de l’identité personnelle que proposent les Abahn/les juifs affirme une altérité – un corps étranger – inassimilable à la présence à soi homogène du totalitaire. [...]Abahn Sabana David se donne ainsi comme la somme des expériences politiques de Duras des vingt années précédentes : affirmation de la judaïté, de la destruction par laquelle l’insoumission hétérodoxe et hétérogène refuse tout ordre établi, de l’opposition violente de cette insoumission au communisme programmé, orthodoxe, du Parti. Position sur laquelle reviendra son auteur au cours des années suivantes, toujours en insistant sur le refus du communisme orthodoxe qu’elle comporte. » (Martin Crowley, « “Pas de ça ici” », dans L’Herne, op. cit. , p. 31. Cf. aussi Martin Crowley, Duras, Writing and the Ethical. Making the broken hole, Oxford, Clarendon Press, 2000).

 

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