Saynète n° 46

 

 

 Martha : […] Dois-je vous servir à boire, en attendant que votre chambre soit prête ?

Jan : Non, j’attendrai ici. J’espère que je ne vous gênerai pas.

Martha : Pourquoi me gêneriez-vous ? Cette salle est faite pour recevoir des clients.

Jan : Oui, mais un client tout seul est quelquefois plus gênant qu’une grande affluence.

Martha, qui range la pièce : Pourquoi ? Je suppose que vous n’aurez pas l’idée de me faire des contes. Je ne puis rien donner à ceux qui viennent ici chercher des plaisanteries. Il y a longtemps qu’on l’a compris dans le pays. Et vous verrez bientôt que vous avez choisi une auberge tranquille. Il n’y vient presque personne.

Jan : Cela ne doit pas arranger vos affaires.

Martha : Nous y avons perdu quelques recettes, mais gagné notre tranquillité. Et la tranquillité ne se paye jamais assez cher. Au reste, un bon client vaut mieux qu’une pratique bruyante. Ce que nous recherchons, c’est justement le bon client.

Jan : Mais… (il hésite), quelquefois, la vie ne doit pas être gaie pour vous ? Ne vous sentez-vous pas très seules ?

Martha, lui faisant face brusquement : Écoutez, je vois qu’il me faut vous donner un avertissement. Le voici. En entrant ici, vous n’avez que les droits d’un client. En revanche, vous les recevez tous. Vous serez bien servi et je ne pense pas que vous aurez un jour à vous plaindre de notre accueil. Mais vous n’avez pas à vous soucier de notre solitude, comme vous ne devez pas vous inquiéter de nous gêner, d’être importun ou de ne pas l’être. Prenez toute la place d’un client, elle est à vous de droit. Mais n’en prenez pas plus.

Jan : Je vous demande pardon. Je voulais vous marquer ma sympathie, et mon intention n’était pas de vous fâcher. Il m’a semblé simplement que nous n’étions pas si étrangers que cela l’un à l’autre. […]

Martha : J’espère seulement que vous ne me garderez pas une rancune inutile de ce que je viens de vous dire. J’ai toujours trouvé de l’avantage à montrer les choses telles qu’elles sont, et je ne pouvais vous laisser continuer sur un ton qui, pour finir, aurait gâté nos rapports. Ce que je dis est raisonnable. Puisque, avant ce jour, il n’y avait rien de commun entre nous, il n’y a vraiment aucune raison pour que, tout d’un coup, nous nous trouvions une intimité.

Jan : Je vous ai déjà pardonné. Je sais, en effet, que l’intimité ne s’improvise pas. Il faut y mettre du temps. Si, maintenant, tout vous semble clair entre nous, il faut bien que je m’en réjouisse. 

Albert Camus, Le Malentendu, Acte I, scène 5, dans Œuvres complètes I, 1931-1944, Paris, Gallimard, 2006, pp. 467-469 
 
 


Natacha Israël

09/07/2016

Martha tuera Jan dans la nuit, avec la complicité de sa mère qui est aussi celle de Jan.

La fille et la mère tuent froidement chaque hôte un peu fortuné dans l’espoir de gagner un jour un pays ensoleillé et un bord de mer. Cette fois, elles ignorent qu’elles tuent le « fils prodigue » tout juste rentré à la maison et qui n’a pas osé se présenter directement à elles. Juste avant cette scène, il a confié son passeport à Martha mais le passeport est resté fermé, Martha n’a pas vu le nom de ce visiteur, lequel espère que sa sœur finira par le reconnaître. C’est aussi avant cette scène que le meurtre a été planifié, si bien que certaines paroles de Martha sont à double sens : « je ne pense pas que vous aurez un jour à vous plaindre de notre accueil ». Martha prétend toutefois, avec des accents de sincérité qui me font douter, tenir le discours de la clarté et de la vérité, quasi-juridique, en exposant sans ménagement ce qu’elle tient pour juste ou ordonné. Ce faisant, elle oppose le langage de la bienséance à celui de l’indiscrétion et de la familiarité qui, de fait, a quelque chose d’intrusif au début de la scène (« ne vous sentez-vous pas très seules ? »), et elle invitera son hôte à parler de lui (c’est son « droit de client », ce qui aurait justement pu lui donner l’occasion de révéler son identité).

Camus, qui sera très attaqué après les premières représentations de la pièce en 1944 et sommé d’expliquer ses intentions profondes, répètera que le fils a eu tort de ne pas dire son nom, de ne pas dire la vérité en paraissant devant sa mère et sa sœur après une longue absence, qu’il a couru à sa perte en mentant. L’omission est ici envisagée comme un mensonge tragique. Du reste, Camus affirme que si les personnages de la pièce portaient des habits de péplum, l’intrigue ne heurterait pas. Martha n’a rien qui puisse heurter autant qu’elle a heurté le public car le fait que sa dureté ne soit pas contrefaite prouve non seulement son honnêteté intellectuelle mais encore que la dureté est la vérité (du monde).

Mais laissons travailler notre imagination : le fils ne se sentait-il pas coupable d’avoir abandonné sa mère et sa sœur, de n’être pas revenu plus tôt afin qu’elles puissent le reconnaître – autrement dit, de n’être pas revenu à temps ? cette faute a-t-elle quoi que ce soit de commun avec les crimes de la mère et de la sœur ? enfin, Martha parle-t-elle réellement plus « vrai » que Jan ? et n’y a-t-il vraiment pas de « mot juste », de « communication » possible, comme se plaît Camus à l’écrire et à le clamer ? sommes-nous aussi radicalement voués au malentendu ?

À ces questions que me pose le texte, je réponds que « parler vrai » n’est pas « dire la vérité ». Tout langage et toute expression sont impurs, sans nous vouer, sur ce motif, à l’absurde ou au mysticisme – au sentiment du néant ou à l’élan vers Dieu – tous deux idéalement résolus dans le silence selon Camus. Le langage et l’expression révèlent, au contraire, des vérités profondes s’agissant des émotions, des sentiments, des représentations de celui qui parle (au moyen de mots, gestes, signes non verbaux). Chacun doit se rendre sensible. Et Martha, elle, est insensible. Hors la frustration et le désir d’une terre ensoleillée et baignée par la Méditerranée, elle ne sent rien. Tout se passe, alors, comme si Camus luttait en lui-même pour anesthésier la sensibilité de Jan. C’est seulement ainsi, en tout cas, que je comprends son absence d’égard pour la sensibilité ou pour les affects du frère, comparable à l’absence d’égard de Martha. Et c’est ma propre sensibilité qui me montre une telle possibilité.

Pourtant, la sensibilité aussi déçoit. Elle reconnaît l’hésitation, le doute, l’ambiguïté, la perfidie, la rancœur, le mal être et le malaise plus sûrement que l’amour ou l’amitié sincère. Impure, l’expression du plus bel amour gâche la fête en semant le trouble ou en variant d’un jour à l’autre, parfois d’une heure à l’autre, tandis que, même impure, l’expression de la méchanceté, du ressentiment, sera reçue « cinq sur cinq »... À bon droit, on cherchera donc à se préserver ou à s’immuniser contre tout ou partie de ce que découvre la sensibilité. Pourtant, il faudra bien continuer à écouter et à parler soi-même, en se gardant de confondre le caractère décevant du langage avec son caractère mensonger, et de confondre le « parler vrai » avec la vérité et l’ultime civilité (le timide parler, la crainte de gêner et la tendance à s’excuser du frère étant, bien sûr, ici renvoyés à la fausse civilité sinon à l’inconvenance pure et simple, dont la sanction tragique, néanmoins méritée, sera même la mort).

On pourra m’opposer qu’il n’y a pas de pire perspective que celle d’entendre la suite d’un propos qui commencerait par « Je vous le dis comme je le sens »… Mais c’est parce que notre expérience, notamment notre expérience de la vie commune, de la conversation, nous a enseigné que le locuteur s’imagine alors, à tort, être directement branché sur ses propres émotions et sentiments – alors que ces derniers restent bel et bien impurs. C’est beau et c’est bien, oui… Et si la sensibilité de l’auditeur peut être aussi malade que celle du locuteur, le langage lui-même ne devra pas être accusé ni renié. Il reste bien ce qui, un jour, pourra nous sauver.

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