Exergue n° 129

 

« M. Lefèvre nous enseignait l’Histoire. C’était un peu comme les contes, à cette différence près que les contes n’étaient pas vrais, mais que l’Histoire l’était toujours. Ce n’était pas vrai que le loup eût dévoré le Petit Chaperon rouge, mais c’était vrai que les Anglais avaient brûlé Jeanne d’Arc à Rouen. L’effroi que nous éprouvions tous devant ce bûcher pouvait-il disparaître quand le bon M. Lefèvre achevait sa leçon en nous disant que cela s’était passé en des temps très anciens où les hommes étaient encore bien barbares, mais que, depuis, de grands progrès s’étaient accomplis et que les hommes aujourd’hui étaient devenus raisonnables ? / [...] Il n’y aurait plus de guerre [...] Nous ne devions jamais oublier, nous autres enfants d’aujourd’hui, que nous avions une grande chance, car nous grandirions dans le progrès...

- La leçon d’Histoire est terminée. Prenez vos cahiers : Dictée !

[...] Un jour, les premiers mots de la dictée nous surprirent tous et nous eûmes tous le même mouvement d’hésitation. C’était une question, comme s’il nous avait demandé à nous-mêmes si nous connaissions l’automne ? Il vit notre surprise, sourit, et reprit :

- Ecrivez. C’est le commencement de la dictée.

« Connaissez-vous l’automne... l’automne en pleins champs, avec ses bourrasques [...] »

Je ne sais ce qui se passa en moi, quelque chose comme une sorte de bonheur inconnu. »

Louis Guilloux, L’herbe d’oubli, Paris, Gallimard, 1984, p. 81.

 
 


Hélène Merlin-Kajman

08/11/2014

  

Tout se joue-t-il dans ce « je ne sais ce qui se passa en moi », que je ressens à mon tour en lisant ce passage ? Ou bien dans le décalage poignant entre l’utopie de l’instituteur, dont nous pouvons, encore mieux que le narrateur, si douloureusement mesurer l’erreur (et, pour nous, la perte), et sa capacité inverse à laisser passer, par la grâce d’une dictée devenue une adresse, une sorte de respiration qui suspend l’Histoire et nous relie les uns aux autres sans nous contraindre ?

J’entends qu’il y a là un éloge irréfutable de la littérature – irréfutable à cause de sa simplicité, presque de son ancillarité. A mon tour, si modestes que soient ces deux textes (deux extraits, chaque fois bien courts, au lyrisme même un peu maladroit), « quelque chose comme une sorte de bonheur inconnu » me touche aussi. La littérature, ce serait toujours de l’émotion en transit, doublée d’une force d’aimantation, « mystérieux héliotropisme », dirait Benjamin, qui, sans exagération messiannique, nous donne le pouvoir « d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance ».