Exergue n° 11
« Refuser. Faire face à l’effacement même. […] Finalement, on appelle roman un livre parce qu’on a marché un matin dans ce hall où tout, charpente, sol et lignes, était devenu géométrie pure, [...] et le territoire arpenté, les visages et les voix, les produire est ce roman. Ils appellent le récit parce que le réel de lui-même n’en produit pas les liens, qu’il faut passer par cette irritation ou cette retenue dans une voix, partir en quête d’un prénom parfois juste évoqué, et qu’on a griffonné dans le carnet noir. Les noms de ceux qui ne sont plus, comme autant d’appels d’ombre. La masse que cela supposait de figurer, de reconstruire : il n’y a de littérature que par le secret tenu. »
François Bon, Daewoo, Paris, Fayard, 2003, p. 9-14.
Marie-Hélène Boblet
26/11/2011
Le roman, n’est-ce pas justement ce qui se distingue du reportage d’abord entrepris par François Bon auprès de l’usine Daewoo à Fameck ? Les entretiens au magnétophone captent les paroles, les larmes éventuellement. Les images filmées enregistrent la solidité paradoxale des murs d’une usine désaffectée, celle des grilles qui l’isolent dans une zone délimitée comme socialement sinistrée, aussi. Il incombe au romancier de dire, au-delà des mots encagés sur les bandes, ce qui ne se laisse pas consigner : le silence, l’abandon, la déréliction. Il revient à l’écrivain de faire le lien entre les lieux désaffectés et les lecteurs affectés par un sort qu’ils reconnaissent comme possible, pour leurs proches, leurs amis, leurs enfants. Il lui appartient surtout de raconter pour que de l’absence naisse une présence, de la mutité un échange, de la délocalisation un lieu de communication. En substituant l’arpentage à la géométrie, le paysage à la géographie, l’expérience à la science, il transmet une aventure « où la vieille tâche d’homme signifie ». Peut-être le récit est-il en effet, parce qu’il sauve de l’effacement ce qui y est promis, parce qu’il dessine une communauté de vivants et de morts, parce qu’il fait transition, une forme prépolitique de survie, comme le pensait Hannah Arendt.