Exergue n° 17

 

« Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est, poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l'œuvre d’Elstir.  »

Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II, GF Flammarion, 1987, p. 224.

« Those infrequent moments when we perceive nature as it is, poetically, were what Elstir’s work was made of . »

Marcel Proust, In the Shadow of Young Girls in Flower, trans. James Grieve, vol 11 of In Search of Lost Time, general editor Christopher Prendergast, Penguin, London 2002, p. 415.

 
 


 Christopher Prendergast

06/01/2012

Petite histoire de virgule, insérée dès les premières ébauches et jamais rayée... Il s’agit de sa présence dans cette phrase bien connue de la Recherche, résumant l’épisode-clef d’initiation esthétique dans l’atelier d’Elstir où le narrateur regarde longuement le tableau, Port de Carquethuit, dans lequel Elstir peint la mer comme si elle était la terre, et inversement, donc un art où les « transitions » normales sont abolies. Dans son livre Proust et la peinture, Juliette Monnin-Hornung cite la phrase de la façon suivante : « Mais les rares moments où l’on voit la nature telle qu’elle est poétiquement, c’était de ceux-là qu’était faite l'œuvre d’Elstir ». Effet sans doute d’inattention (compréhensible), la suppression de la virgule entre « est » et « poétiquement » déplace la structure syntaxique reliant verbe et adverbe, et engendre un sens tout à fait différent, qui en dit long sur les orientations fondamentales de l’esthétique proustienne dans ses rapports avec cette catégorie encore plus fondamentale – la conception proustienne de la « vérité ». Sans la virgule, la phrase signifie que les tableaux d’Elstir saisissent l’essence de la dimension poétique de la nature. Avec la virgule, ses tableaux saisissent l’essence de la nature elle-même ; à force de regarder la nature poétiquement, on la voit telle qu’elle est. Du point de vue épistémologique, cette deuxième proposition – celle énoncée par le texte même de Proust – est évidemment beaucoup plus radicale. Mais n’oublions pas que selon Proust, cette façon de voir produit un « mirage » ou une « illusion optique ». De là, franchement, une impossibilité : non pas l’aporie plus ou moins confortable où se « suspend » la question de la Vérité, mais une représentation incarnant le vrai de la nature tout en étant illusoire, trompeuse. Ni l’approche « impressionniste », ni l’approche « phénoménologique » (deux modèles qui ont dominé l’histoire du commentaire sur Proust) ne suffira ici ; la virgule brouille définitivement les cartes.

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