Exergue n° 31
« Je rêvais que la soirée continuait. Je rêvais que le roi des transitions prononçait son discours. Il décrivait sa ville natale, Worcester, mais l'on sentait qu'il voulait maintenant parler de Paris ; il faisait en vain mille efforts, s'aidant des premiers mots venus pour quitter Worcester, y renonçant, désolé, prêt à rendre son titre ; quand soudain, radieux, il trouvait enfin, et, passant de sa ville à ma ville par des avenues, les plus larges, il disait : Worcester, c'est la beauté ; la beauté, c'est l'amitié ; l'amitié, c'est Paris. »
Jean Giraudoux, Amica America,
Paris, Grasset, 1938, pp. 68-69.
Antoine Pignot
14/04/2012
Nos expériences sont volatiles. Dans l’émotion, nous sommes semblables à Orphée, suivis par une ombre, sur le chemin qui mène à la lumière du jour. Rien ne saurait nous rassurer. Rien ne saurait nous satisfaire. Si nous nous retournons, si nous nous arrêtons pour réfléchir, c’est l’émotion qui disparaît, le langage qui se brise, et le silence. Insaisissable saisissement : « Nous sommes de l’étoffe où se brodent les rêves », disait Shakespeare.
La littérature, le rêve, l'intelligence, nous offrent-ils le choix de ne pas renoncer ? S’il est vrai que comme la reine Mab, l’orateur ou l’écrivain, roi des transitions, a la capacité de nouer ensemble les images et les sentiments, de nous prendre dans ses nœuds magiques, il ne nous est peut-être pas permis de démêler ces expériences comme on démonte une horloge.
L’homme en éveil voit des raccourcis où le rêveur construit des ponts. « Mourir ; dormir ; dormir, rêver peut-être », comme dit Hamlet, rêver sa vie en points-virgules, comme une période oratoire où il serait permis de sauter sans scrupules de ville en ville, au gré des déchirures.
Nos expériences sont volatiles, mais dans l’espace où nous sommes, elles sont partout, éclatées peut-être, illusoires, c’est bien possible, ou comme les lampions d’une guirlande, n’ayant la possibilité de faire sens que parce qu’elles sont liées.
Amis, à qui revient la décision ?