Exergue n° 59
« Je me suis juré, enfant, de ne jamais écrire ce mot :
racine. Je me suis promis de ne jamais croire
un instant qu’il y eut, un jour,
une origine autre que celle de notre bâtardise
et de tous les trous qu’a laissés en nous
l’histoire du meurtre.
Trous qui demeurent entre les mots.
Je suis de ce parti-là.
Le parti de l’entre-des-mots.
Celui qui s’empare de la langue
En ignorant,
à distance de toute maîtrise.
Celui qui sait qu’un jour,
son savoir, sa sagesse ont été colonisés
par les mots d’une langue qui l’a coupé
à jamais du reste du monde.
Et aussi de ce qui nous manque :
L’invisible, ce qui ne peut se dire,
ce qui ne pourra jamais être
approprié »
Camille de Toledo, L'Inquiétude d'être au monde,
Paris, Verdier, 2012, pp. 14-15.
Gilbert Cabasso
22/12/2012
Reprise : s’approprier le serment, lui restituer sa force et la faire sienne. Cet enfant que je n’ai pas été jure aujourd’hui. C’est un combat dont la confession nous mobilise. Je prends avec lui le relai de la promesse. Qui sommes-nous donc, bâtards, troués de « tous les trous de l’histoire du meurtre » ? « Qui ? » n’est pas la bonne question. Au cœur de chacun, se définit l’espace d’un partage possible, en deçà de tout savoir, de toute maîtrise. Le paradoxe tient en ce savoir contredit. Celui qui « sait » son savoir colonisé saura s’en tenir au refus souverain de l’appropriation. Une docte ignorance nous sauvera dans le jeu précis de notre usage immaîtrisé de la langue.
Camille de Toledo nomme les « peuples de l’entre » : les « deux âmes juive et tzigane » de l’Europe, « ses deux chants apatrides. Et en passant, sans médaille, les soldats de ses îles, ses anciennes colonies » (p.27). Un mot d’ordre ? Trouver place dans l’ « entre-mots » ? Perdre place, vaciller où s’abolissent toutes certitudes territoriales, en l’inquiétude voulue du présent.