Exergue n° 60
« Un jeune Eskimo fut emporté à la dérive sur un morceau de glace ; au bout de quelques jours, il parvint à retrouver la terre ferme. Au cours de cette période de dangers et de privations, il composa une chanson [...] :
“Aya, je suis plein de joie ; c’est bien !
Aya, tout n’est que glace autour de moi, ça aussi c’est bien !
Aya, je suis plein de joie ; c’est bien !
Mon pays n’est que neige fondue, ça aussi c’est bien !
Aya, je suis plein de joie ; c’est bien !
Aya, quand, mais quand cela finira-t-il ? C’est bien !
Je suis las de regarder et de veiller, c’est bien !” »
Franz Boas, L'Art primitif,
Paris, Adam Biro, 2003, p. 330.
Hélène Merlin-Kajman
29/12/2012
La chanson du jeune Eskimo rapportée par Franz Boas évoque une confiance dans la signification du monde si inaltérable qu’elle semble frôler l’idiotie.
Tout en nous proteste contre sa simplicité.
Ce n’est pas là, à coup sûr, ce que nous attendons de la littérature.
Pourtant, redites-la en vous-même tout doucement. Laissez sa voix chantonner à vos oreilles, laissez-la vous conduire, laissez les images vous envahir.
Vous dérivez sur votre morceau de glace.
Vous aimez la glace.
Vous ne l’aimez plus.
Elle est devenue l’image de votre tombe.
Peut-être allez-vous mourir. La terre ferme disparaît. Votre joie habituelle fait place à la terreur.
Alors surgissent des mots, comme une berceuse, des mots en effet très simples qui vous rappellent la maison, la chaleur à l’intérieur, les couleurs chaudes, les plaisirs vifs – je ne sais pas, je l’imagine...
Les mots décrivent seulement la glace, la neige. Avec eux, vous vous remettez en accord avec un « pays qui n’est que neige fondue » et qui, présentement, vous menace – « c’est bien ! »
Vous rappelez votre courage, la maison, l’intérieur, les couleurs, un dieu peut-être...
Le monde se rassemble autour de vous pendant que la glace dérive, et que ces mots, leur adresse, votre voix, vous tiennent compagnie...